Histoires désobligeantes

Chapitre 8Deux fantômes

À Laurent Tailhade[9].

 

Peu de choses furent aussi affligeantes que la rupture de cetteamitié.

Mlle Cléopâtre du Tesson des Mirabelles deSaint-Pothin-sur-le-Gland et miss Pénélope Elfrida Magpie sechérissaient depuis trente hivers. Elles avaient même fini par seressembler.

La première appartenait à la race chevaline de ces bas-bleusinvendables et sans pardon qu’aucun holocauste n’apaise.

Elle avait écrit une vingtaine de volumes de sociologie oud’histoire et crevé sous elle un égal nombre d’éditeurs. Il n’yavait pas assez de boîtes sur les quais pour recueillir ses tomesque des journaux agonisants offraient en prime à leurs abonnés etqu’un cartonnage peu précieux faisait aptes à récompenserl’application des jeunes élèves aux distributions de prix.

Fille d’un coriace traducteur d’Homère, dont elle seuledéplorait la mort, et d’une effroyable dame boucanée par lessolstices qu’on croyait une vieille espionne, cette Corinne dessarcophages ne se consolait pas de n’avoir pu naguère épouser unhomme célèbre dont elle se crut adorée.

Ayant été belle en des temps anciens, au dire de quelquespaléographes, elle s’était, en frémissant, résignée à planterl’arbre de la liberté philosophique au milieu de ses propresruines.

Toujours habillée de noir, jusqu’au boutdes ongles, et les cheveux en nid de cigogne, lesrares tranches d’elle-même qu’une bienséance toute britannique luipermettait d’exhiber, étaient poisseuses d’une couche épaisse decrasse dont les premières alluvions remontaient sans doute à laRévolution de Juillet.

Par le visage, elle ressemblait à une pomme de terre friteroulée dans de la raclure de fromage. Ses mains donnaient à penserqu’elle avait «déterré sa bisaïeule», comme dit un proverbescandinave.

Enfin toute sa personne exhalait l’odeur d’un palier d’hôtelgarni de vingtième ordre, au sixième étage.

Elle était néanmoins fort admirée de tout un groupe de jeunesAnglaises dont l’indépendance était assurée par l’élevage desbestiaux ou le trafic international de ces précieux nègres quiblanchissent en vieillissant.

On venait de divers points du Royaume-Uni chez Mlle du Tesson,pour apprendre la littérature et les hautes façons du grand siècledont elle était la dernière et la plus illustre professoresse.

Mais elle entendait que ces disciples gracieuses fussent encoreplus ses amies que ses écolières. Persuadée, peut-être par sonexpérience personnelle, que le cœur d’une jeune fille est ungouffre de turpitudes et de crimes, elle les incitait à laconfiance, les tisonnait de questions bizarres, de suggestives etcorruptrices demandes, se faisait l’ouvreuse de leurs âmes.

En échange des aveux dont elle avait soif, elle offrait saprotection. Comme elle avait le renom d’une femme très supérieure,les petites volailles se laissaient ordinairement soutirer, en mêmetemps que leur propre histoire, les histoires plus ou moinscarabinées de leurs parents ou de leurs proches.

Mlle du Tesson se disait catholique, mais n’approuvait pas lamesse et parlait avec un vif enthousiasme des beautés duprotestantisme.

* * *

Miss Pénélope vivait exclusivement pour assurer le bonheurd’autrui. Cette Écossaise, informée de l’inexistence de Dieu,adorait avec une égale ferveur tous les habitants de laplanète.

On la rencontrait sans cesse par les rues, allant porter desconsolations aux uns et aux autres. Elle ne pouvait entendre parlerd’une catastrophe, d’une maladie ou d’une affliction sansqu’aussitôt elle s’élançât afin de répandre, sur les dolents ou lesabîmés, le dictame de ses conseils et l’électuaire de sacompassion.

Elle aurait voulu être partout à la fois et parvint souvent, àforce de diligence, à donner l’illusion de l’ubiquité.

On la trouvait, à la même heure, au chevet d’un agonisant, à laréception d’un immortel, dans l’escalier d’un éditeur ou d’unjournaliste, dans le salon de quelque juive, à l’ouverture d’untestament ou derrière le cercueil d’un mort.

Elle se faufilait ainsi, pénétrait dans la vie d’une multitudequi finissait par la supposer indispensable à quelque équilibremystérieux.

Certains même la crurent un ange, mais d’une classe d’anges, ilest vrai, non catalogués par saint Denys l’Aéropagite, cantonnés àune distance infinie du Trône de Dieu, dans un steppe désolé duciel, où les rivières, les sources vives et le savon de Marseillesont inconnus.

C’était, hélas! un ange malpropre, et je pense que telle futl’origine peu connue de l’attraction qui avait orbité cette planètefolle autour de la fixe Cléopâtre considérée comme un astresage.

Il eût été difficile de prononcer laquelle des deux l’emportaiten immondices. C’était une émulation de saleté, un assaut decrotte, un antagonisme de taches et de sédiments impurs, unecompétition de pulvérulences, un conflit de déchirures et dependeloques, un tournoi d’exhalaisons renardières, de remugles, derelents et d’empyreumes.

Ces deux créatures s’aimaient, d’ailleurs, sans aveuglement etse jugeaient, en toute occasion, avec une extrême indépendance.

– Cette Pénélope est vraiment par trop cochonne, claironnait ladu Tesson. Il faudrait une drague pour la nettoyer.

– Je ne conçois pas, flûtait à son tour miss Magpie, que notrechère Cléopâtre se néglige à ce point. C’est à croire qu’elle arésolu d’inspirer le dégoût. L’administration de la voirie devraitbien lui envoyer une équipe.

À cela près, elles se trouvaient infiniment bien et leur amitiémarchait à ravir.

* * *

Une chose grave, pourtant, les divisait, Cléopâtre voulait qu’onse mariât, n’importe à quel autel.

– Tant qu’on ne vit pas de la «double vie» disait-elle, on nevit pas en réalité. Physiquement, une femme sans mari nerespire que par enhaut…

Avec une grande patience et une hauteur de vues difficilementégalable, elle développait à ses insulaires ce considérableaxiome.

Pénélope déclarait, au contraire, que le mariage est un étatd’ignominie et que la prétendue nécessité de coucher avec un hommeest une insoutenable abomination.

Ces deux vierges indécrottables se querellèrent donc fréquemmentà ce sujet. Mais la victoire demeurait toujours à la dévoranteCléopâtre qui broyait, en se jouant, les objections de sonadversaire.

Elle ne lui concédait qu’un seul point: l’évidente inférioritédes hommes, et cela faisait tant de plaisir à Miss Magpie que ladiscussion finissait.

Tant bien que mal il demeurait acquis à jamais que l’union dessexes est une loi physiologique et que la trop légitime horreur desfemmes distinguées pour ce hideux accouplement n’est insurmontablequ’en apparence.

– La littérature manque de femmes, concluait avec énergie ladoctoresse et le mariage est l’unique moyen d’en faire. Au petitbonheur! Et tant pis s’il pousse des hommes à côté.

Un jour, à l’insu de son amie, Cléopâtre fonda une agencematrimoniale, une toute petite agence très discrète qui n’agitaitle brandon de ses offres et de ses demandes que dans des journauxd’une irréprochable correction.

Un prospectus anonyme sur papier rose informait les amateurs queL’Ange gardien du foyern’entreprenait que des «mariages d’amour». Il refusait de tremperdans des manigances d’argent, n’offrait pas des virginitésdouteuses, ne faisait pas scintiller aux yeux des aventuriers desgrappes et des girandoles de millions.

Non. L’Ange gardien s’était donné pour missionexclusive de rapprocher les «cœurs d’élite» qui, sans lui, ne sefussent jamais connus, de faciliter des rencontres et despourparlers d’une innocence garantie. Il battait le rappel descandeurs ignorées, des lys dans l’ombre, des âmes pures etmeurtries que le monde ne comprend pas, ne se prêtait, endéfinitive, qu’à des alliances complètement et absolumentirréprochables.

Cette noble entreprise eut quelque succès. De vieilles puretéstremblantes d’espoir jaillirent de leurs antres, et coururent viderleurs économies dans les mains de Cléopâtre.

Une institutrice genevoise très austère et un vieillard décorétout à fait affable recevaient les visiteurs ou les visiteuses etrédigeaient la correspondance.

La fondatrice ne payait de sa personne que dans certains casdifficiles où l’éloquence était nécessaire. Elle se faisait appeleralors Mme Aristide.

Un beau jour, «environ le temps que tout aime et que toutpullule», Pénélope, oui, Pénélope elle-même se présenta, réclamantaussi l’époux idéal!…

Je n’y étais pas, malheureusement, mais il paraît que sesexigences furent excessives et qu’il fallut l’intervention de MmeAristide.

Quelle rencontre et quelle scène! Cléopâtre enragée de sonanonyme dévoilé et Pénélope furieuse d’être prise en flagrant délitde concupiscence, tout à coup sortirent leurs âmes, leursvéritables âmes de mégères, mille fois plus puantes et plusodieuses que leurs carcasses, et réciproquement se les retournèrentsur la tête comme des pots de chambre.

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