Histoires désobligeantes

Chapitre 14La fin de Don Juan

À Henry Cayssac.

 

Ça fait du bien de causer avec unhomme qui n’a qu’une tête.

JULES VALLÈS

– Et le misérable est mort comblé de biens, tel qu’il a vécu. Iln’eut pas même l’excuse d’être un dissipateur, un prodigue. Ilétait, dit-on, le premier du monde pour placer avantageusement sescapitaux. Enfin, il est mort sans aucune infirmité, en pleinepossession de lui-même, quoique très vieux, comme un patriarched’avant le déluge. Cela me paraît un peu fort. Sans exigerassidûment «le doigt de Dieu», à la façon d’un potache allaité parles bons pères, on voudrait tout de même, pour l’honneur de laJustice, que l’agonie de ce malfaiteur eût été moins douce.

Ainsi parlait un homme sans malice qu’offusquait l’insolentegloire du marquis de la Tour de Pise.

Ce personnage trop connu venait à peine d’expirer. Longtemps onl’avait cru éternel. Né dans la joyeuse Angleterre, dès lecommencement de l’émigration, quand Louis XVI avait encore sa têtesur ses épaules, un bruit public le disait vert galant encore auxenvirons de la nonantaine. Prodige peu vérifié, sans doute, maisaccrédité par l’enthousiasme de quelque disciples frileux quiavaient eux-mêmes dépassé soixante ans.

Le fait est que le marquis Hector de la Tour de Pise lançait desrayons, comme un ostensoir. Il passait pour indiscutable que desreines avaient autrefois crevé d’amour «en entrant dans sa chambre»et que tout un peuple d’Arianes sanglotait à cause de lui.

Bien longtemps avant le célèbre Beauvivier qui nous console, ilavait su mettre sa personne en adjudication et même enactions. De là son opulence. Jusque dans les derniersjours, on vit les familles les plus hautaines payer très cher descoupons de son alcôve…

Telle était du moins la légende universellement acceptée sur cemange-cœur, dont les boutons de culotte, montés en pendantd’oreilles, sont regardés, à l’heure présente, comme d’inestimablesjoyaux. – Mon cher monsieur, répondit la Sage-Femme, vous n’y êtespas du tout. Je n’ai point assisté à la mort de cette crapule, maisje peux vous assurer qu’il n’y eut jamais d’Ixion plus cruellementchâtié. Imaginez tout ce qu’il vous plaira, vous n’arriverez jamaisà cette horreur. Asseyez-vous donc sur ce fœtus qui vous tend lesbras et prêtez-moi votre attention. J’ai, ce matin, l’humeurnarrative.

* * *

Le marquis Hector était un bel homme, c’est certain, et il avaittoute la mine d’un grand seigneur. Ses envieux n’ont jamais trouvémoyen de le nier. Il était si différent de la multitude qu’aussitôtqu’il apparaissait, tout le mondeavait l’air de seressembler.

Il aurait pu se faire voir en public pour de l’argent, comme unvrai monstre. Il se contenta de se faire voir en particulier pourdes sommes considérables que, d’ailleurs, il plaçait avec unextrême soin dans les entreprises les plus sérieuses. On sait leflair de spéculateur qu’il manifesta au milieu des pirescomplications.

Mais cela est d’un intérêt médiocre. À une époque où tous leshommes sont sur le trottoir, à peu près sans exception, le putanatde ce gentilhomme et ses concomitantes aptitudes financières n’ontrien d’inouï. Les deux choses vont si bien ensemble.

J’ai beaucoup mieux à vous offrir, et c’est une horreurdifficilement imaginable que je vous ai promise, n’est-ce pas? Sivotre soif d’une expiation ne s’apaise pas après mon récit, c’estque rien ne serait capable de l’apaiser.

Et d’abord, savez-vous seulement ce qu’il y avait à expier? Non.Vous pensez, comme le premier venu, à l’existence plus ou moinsodieuse d’un vampire exclusivement occupé de ses turpitudes,perdant près d’un siècle au travers duquel il coula tel qu’unruisseau de putréfaction, et n’ayant jamais regardé le visage deceux qui peinent et qui souffrent. Point de vue banal comme unprône, mon digne monsieur. Il s’agit de quelque chose de bienautrement superfin.

Vous me faites, sans doute, l’honneur de croire que je me fousdu secret professionnel, comme doit faire toute sage-femme, depremière classe, bien entendu. Nous laissons cela aux médecins quin’ont pas d’autre moyen d’éviter le bagne, la plupart du temps.

Eh! bien, j’ai eu pour client le bel Hector qui fut marié deuxfois et qui tua au moins l’une de ses deux femmes, sans avoirbesoin que je l’aidasse dans cette besogne. Il fonctionnait toutseul à ravir et il n’avait recours à personne.

J’ai tout bêtement accouché sa première, puis sa seconde, dixans après, vers la fin du règne de Louis-Philippe, comme j’eusseaccouché des portières ou des filles publiques. Le marquis avaittenu à être seul avec moi dans l’une et l’autre circonstance.

La première fois nous amenâmes une espèce de chèvre-pieds sansyeux ni bouche, qui avait, en guise de nez, une espèce de membraneflasque et pendante que je ne vous décrirai pas, hommeimpressionnable… La Tour de Pise, doué du sang-froid des morts,s’empara de l’avorton avant que j’eusse pu m’y opposer et l’offritaux baisers de la mère qui en mourut deux heures après.

Le second enfant du marquis eut deux têtes sur un fuseau decorps, à peu près sans jambes ni bras, et c’était une autre éditionde la même image.

Cette fois, l’accouchée ne put rien voir. Je roulai dans montablier la petite abomination et m’élançai hors de la chambre. Jeperdis ainsi la clientèle du noble seigneur, mais j’avais devinébeaucoup de choses, et plus tard, j’en appris d’autres encore…

* * *

– Vous êtes persuadé maintenant, continua la terrible matrone enbaissant la voix de manière étrange, que je viens de vous raconterle Crime et le Châtiment. Voici que déjà se détend la fibred’airain de votre implacable justice, comme se détendraient lesboyaux d’une guitare dans laquelle trente chiens auraient pissé.Or, vous y êtes moins que jamais, entendez-vous?

Dans notre métier, on est précisément à la bouche de l’égout, eton en voit sortir de telles choses qu’il devient, à la longue,difficile de s’étonner. Pourtant, monsieur, l’homme dont nousparlons m’a étonnée et m’étonne encore, jusqu’à l’épouvante.

S’il n’y avait eu que ce que vous venez d’entendre, cet homme neserait, en définitive, qu’une horrible canaille de plus dans lafoule de nos canailles et mériterait à peine qu’on le mentionnât.Mais, je vous le répète, c’est autre chose, et la punition vousfera trembler si vous êtes capable de la comprendre.

Avez-vous remarqué la bizarrerie de l’identité du phénomènemonstrueux, se reproduisant, à dix ans d’intervalle, avec deuxfemmes légitimes, épousées pour leur argent, cela va sans dire? Jesuis persuadée que l’expérience aurait indéfiniment donné le mêmerésultat.

Pour parler net, le marquis était un IDOLATRE, un fervent etrigoureux idolâtre, intérieurement configuré à la ressemblance deson Dieu et qui ne pouvait que la reproduireextérieurement dans ses tentatives de progéniture.

Il adorait chez lui, dans un oratoire mystérieusement éclairé,cette partie de son propre corps que les prêtres de Cybèle tenaientautrefois en si grand honneur. Il l’avaitfait mouler surlui-même par un ouvrier fort habile et l’objet,exposé dans une sorte de tabernacle, recevait, chaque jour, lesobsécrations de ce Corybante que les mondains croyaient un viveur,- absolument comme les petits cabillauds de l’internat ont avaléque le bouddhiste Charcot était médecin. On ne saura jamais lenombre des gens qui sont autre chose que ce qu’ils paraissent auxyeux des contemporains.

Cela, monsieur, c’était son vrai crime, l’attentat suprême pourceux qui savent et pour ceux qui voient dans la profondeur. Tout lereste en découlait.

Voici, maintenant, l’expiation qui dura dix ans, jusqu’à laveille de sa mort.

Chaque nuit, un très grand et très beau vieillard que les plusfières avaient aimé et que connaissaient maintenant toutes lesrôdeuses, était invariablement raccroché dans l’ombre, à ladernière heure des retapes.

On savait son goût et le dialogue s’engageait, aussi crapuleuxque possible du côté de la femme, tout à fait humble du sien, caril tenait à jouer le rôle d’un sale client consumé d’inavouablesdésirs.

Au bout de quelques minutes mesurées par un infailliblechronomètre, on s’entendait naturellement.

La femme, alors, s’appuyant au mur, lui tendait alternativementl’un et l’autre pied, et l’octogénaire vautré sur le sol, – quelquetemps qu’il fît, – léchait, en grognant d’extase, ledessous de ses bottines.

Telle fut la dernière exigence du petit Dieu de ce vainqueur quetrois générations d’imbéciles égalèrent à Don Juan.

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