Histoires désobligeantes

Chapitre 16Le soupçon

À Édouard d’Arbourg.

 

Le nombre des imbéciles a beau être infini, selon l’expressioncanonique de l’Ecclésiaste, il serait difficile pourtant derencontrer ou de concevoir un aussi parfait idiot que ce marchandd’huile de sphinx dont tous les journaux ont relaté ou auraient purelater, ces jours derniers, le bruyant suicide.

L’histoire des crétins célèbres est au pied du mur aussitôtqu’on a parlé d’Aristobule. Je demande la permission de masquer dece transparent anagramme le patronymique de mon héros.

Aristobule donc naquit, pour l’étonnement d’un grand nombre, àl’âge de cinquante-cinq ans, c’est-à-dire que, dès le biberon, semanifesta en lui une de ces prudences qui supposent environ troisfois la majorité des citoyens ordinaires.

Dans ses langes, l’aimable enfant se défiait déjà du mondeentier. Taciturne par circonspection ou ne gueulant qu’avec astuce,il bava soupçonneusement jusqu’à l’échéance de sa dentition.

Ses parents s’estimèrent comblés du ciel pour avoir engendré untel garçon, qui, ne parlant pas encore, surveillait déjà lesdomestiques, se faisait hisser sur des chaises pour vérifier lecontenu des armoires et ne consentait à dormir qu’après avoirregardé sous tous les lits.

Écolier sournois et délateur, il se fit abhorrer de sescondisciples par ses allures de mouchard et par le silencehermétique où se claquemurait le néant de son vilain cœur.

L’unique pensée qu’il parut alors, comme depuis et jusqu’à lafin de ses misérables jours, capable d’excogiter, fut que tout lemonde, aussi bien que lui-même, se dissimulait avec une attentioncontinuelle, prodigieuse, et que les plus expansifs ou les plusbavards étaient précisément ceux dont il fallait le plus segarder.

Quand les sales pommiers de concupiscence commencèrent à fleuriren lui, aux alentours de son dix-septième printemps, il ne s’opposapas vertueusement au bouc tentateur, mais s’appliqua de son mieux àle décevoir, chaque fois qu’il pointait sa corne, pour ne pas êtrevictime de l’atroce perfidie des femmes.

Enfin, ce savoureux imbécile eut, dès l’origine, quelque chosequi donnait l’illusion de la profondeur. Il fut un bâtard del’ombre, comme eût dit Hugo, un fœtus de l’opacité, et il euttoujours l’air de flotter dans un bocal de ténèbres,

* * *

Un jour, cependant, il se maria. Les affaires sontindiscutablement les affaires et la prospérité de la raisoncommerciale «Aristobule et fils» exigeait impérieusement qu’unehéritière confortable entrât dans son lit, jusqu’alors ignorant despromiscuités.

On ne saura probablement jamais ce qui fut accompli dans cettecouche mystérieuse. Mais un grand nombre de particularités,relevées avec une exactitude scrupuleuse, donnent à penser que lesmolécules des époux durent se combiner un peu moins souvent quen’arrive la précession des équinoxes.

Mode conjugal qui n’empêcha pas Aristobule d’être dévoré d’unejalousie de marcassin, dont l’effet admirable fut de déniaiser sabourrique de femme, infiniment mieux et plus vite que n’aurait pufaire la tendresse la plus savante, la plus suggestive.

Quelle que soit mon ambition de désobliger, je n’oserais passoutenir que ses amants furent aussi nombreux que les étoiles, maisj’imagine qu’en les groupant au milieu d’une vaste plaine, onobtiendrait un contingent très idoine à la solennelle manifestationd’un patriotisme exalté.

Le malheureux industriel devina sans doute ou crut deviner biendes histoires, mais il était dans l’axe d’un si furieux tourbillonqu’il ne put jamais fixer sa rage sur un point déterminé, – lesconsolateurs de sa femme pouvant être comparés aux invisiblesrayons de la roue d’un char qui passerait avec une inconcevablerapidité.

Il en vint à douter de l’Arithmétique! L’incertitude et lesoupçon poignaient tellement ce pauvre cocu dont l’intelligence,chaque jour, s’enténébrait un peu plus, qu’il dévala jusqu’à cetétage inférieur où croupissent les athées du Nombre. Tout à coup ilcessa de croire à la probité des chiffres…

* * *

Ce fut en ce jour d’excessive tribulation, à cette heure dedétresse noire et de déréliction infinie, qu’un ami désintéressé,le seul peut-être qui eût dégoûté sa femme, vint l’avertir qu’unebaisse probable sur le cours des sphinx allait entraîner sa ruine,s’il ne prenait aussitôt les plus énergiques mesures.

Aristobule, je crois lavoir assez dit. se défiait de tout ce quiest au-dessous du ciel. A cet égard, son intransigeance étaitabsolue. Le soupçon était son principe de vie, les douze tables desa loi, son credo suprême. Il en eût été le martyr.

Que dis-je? Ne l’était-il pas depuis quarante ans? Dans soncommerce, l’un des plus considérables, à coup sûr, de notrecivilisation et celui de tous, peut-être, où la bonne foiréciproque est le plus rigoureusement inviolée, la crainteperpétuelle des carottes ou des traquenards l’avait, à la lettre,angoissé, flagellé, tenaillé, tanné, trépané, boucané, tordu,écartelé et décarcassé tous les soirs et tous les matins.

Il s’était brouillé avec une multitude de correspondantsaffables dont la patience égalait celle du patriarche. Il avaitraté de royales affaires qui l’eussent enrichi démesurément.

Dans sa maison, pleine de trouble et de bousculades, les commisse succédaient à la file indienne, sans qu’aucun d’eux pûtdécouvrir la platitude géniale qui lui eût permis d’immobiliservingt-quatre heures son appareil de locomotion. C’était un miracle,enfin, que la faillite l’eût épargné.

On peut alors présumer de quel front dut être accueilli l’amitéméraire qui s’était, contre toute vraisemblance, ému de pitiépour cet animal dont il prévoyait la déconfiture.

Sur-le-champ la résolution d’Aristobule fut décrétée. Ilprononça que son ami était une horrible canaille, un fangeuxtraître qui lui tendait un piège infernal. En conséquence, il fitexactement le contraire de ce qu’on lui conseillait et, quelquessemaines plus tard, fut obligé de déposer son bilan.

Cette ruine fut un coup de lumière dans sa nuit. Il vit ou crutvoir clairement qu’on ne l’avait pas trompé. Pour la première fois,il trouva bon que sa femme le qualifiât de jobard, de propre-à-rienet même de souteneur par une flagrante contradiction dansles termes, car tel fut le premier élan de cette compagne.

Cependant, il craignait encore de se leurrer.

– Pourquoi, demanda-t-il au prophète, ayant l’air de lui parlerdu fond de sa cave, pourquoi donc m’avoir prévenu?

L’autre expliqua simplement qu’il avait redouté la misère pourlui et même pour sa femme, bien que madame Aristobule n’eût jamaisdaigné l’avantager de sa considération.

Ces paroles véridiques – si toutefois il est permis, en un telsujet, d’emprunter le style respectable des Livres saints, -renouvelèrent en l’âme saccagée de ce négociant la jeunesse duméléagride, animal décrit par Aristote et qu’on croit être ledindon.

– Le gredin parle de ma femme, hurla-t-il, il doit y avoirquelque chose.

Et tout de suite il apostropha celle-ci, l’accusant brutalementd’avoir couché avec le perfide.

Mais madame Aristobule qui avait une diabolique pénétration ducaractère soupçonneux de son mari, lui lança cette réponse quil’atteignit aussi sûrement que le disque du discobole:

– Oui, mon cher, vous êtes cocu.

C’était là, sans contredit, une affirmation, et par conséquent,une imposture, d’après son système. Le mensonge, alors, lui parutcertain de tous les côtés. Il réintégra l’habitacle noir de soncrétinisme dément et, du désespoir de n’être pas mêmeindubitablement un cocu, il s’extermina.

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