Histoires désobligeantes

Chapitre 2Le vieux de la maison

À Charles Cain[2].

 

Ah! elle pouvait se vanter d’en avoir de la vertu, MmeAlexandre! Songez donc! Depuis trois ans qu’elle le supportait, cevieux fricoteur, cette vieille ficelle à pot-au-feu qui déshonoraitsa maison, vous pensez bien que si ce n’était pas son père, il yavait longtemps qu’elle lui aurait collé son billet de retour pourle poussier des invalos de la Publique!

Mais quoi! on est bien forcé de garder les convenances, desubvenir à ses auteurs quand on n’est pas des enfants de chiens etsurtout quand on est dans le commerce.

Oh! la famille! Malheur de malheur! Et il y en a qui disentqu’il y a un bon Dieu! Il ne crèvera donc pas un de ces quatrematins, le chameau?

La fréquence extrême de ce monologue filial en avaitmalheureusement altéré la fraîcheur. Il ne se passait pas de jourque Mme Alexandre ne se plaignît en ces termes de la coriacité deson destin.

Quelquefois, pourtant, elle s’attendrissait lorsqu’il luifallait divulguer son âme à des clients jeunes qui n’eussentqu’imparfaitement saisi la noblesse de ses jérémiades.

– Bon et cher papa, roucoulait-elle, si vous saviez comme nousl’aimons! Nous n’avons toutes qu’un cœur pour le chérir. Le métiern’y fait rien, voyez-vous! On a beau être des déclassées,des malheureuses, si vous voulez, le cœur parle toujours. On sesouvient de son enfance, des joies pures de la famille, et je mesens bien relevée à mes propres yeux, je vous le jure, quand jevois aller et venir, dans ma maison, ce vénérable vieillardcouronné de cheveux blancs qui nous fait penser à la célestepatrie. Etc., etc.

L’inconscience professionnelle permettait sans doute à ladrôlesse de fonctionner, avec une égale bonne foi, dans l’une oul’autre posture, et l’hôte septuagénaire du grand 12,alternativement habillé de gloire et d’ignominie, croupissait aubord de sa fille, – dans l’inaltérable sérénité du soir de sa vie,- comme une guenille d’hôpital sur la rive du grand collecteur.

* * *

L’histoire de ces deux individus n’avait, pour tout dire, aucunedes qualités essentielles qu’on doit exiger du poème épique.

Le bonhomme Ferdinand Bouton, familièrement dénommé papaFerdinand ou le Vieux, était une ancienne canaille de larue de Flandre où il exerça naguère trente métiers dont le moinsinavouable mit plusieurs fois en danger sa liberté.

Mlle Léontine Bouton, qui devait être un jour Mme Alexandre etdont la mère disparut peu de temps après sa naissance, avait étéélevée par le digne homme dans les principes de la plus rigoureuseimprobité.

Préparée, dès son âge tendre, aux militantes pratiques, elledécrochait, à treize ans, une brillante situation de vierge oblatechez un millionnaire genevois renommé pour sa vertu, qui l’appelaitson «ange de lumière» et qui acheva de la putréfier. Deux anssuffirent à la débutante pour crever ce calviniste.

Après celui-là, combien d’autres! Recommandée surtout auxmessieurs discrets, elle devint quelque chose comme un placement depère de famille et marcha, jusqu’à dix-huit ans, dans une auréolede turpitudes.

À ce moment, devenue sérieuse elle-même, à force de se frotter àdes gens sérieux, elle lâcha son père dont la pochardefrivolité de crapule, désormais oisive, révoltait son cœur.

Et quinze années ensuite s’écoulèrent pendant lesquelles cetabandonné se rassasia d’infortunes.

Désaccoutumé des affaires, ne retrouvant plus son ancienneastuce, il ressemblait à une vieille mouche qui n’aurait pas laforce de voler sur les excréments et dont les araignées elles-mêmesne voudraient plus.

Léontine, plus heureuse, prospéra. Sans s’élever aux premièrescharges de la Galanterie publique dont ses manières de goujateincorrigible ne lui permettaient pas d’ambitionner la dictature,elle sut manœuvrer dans les emplois subalternes avec tant d’art etde si ambidextres complaisances, elle se faufila, s’installa, setassa si fermement aux bonnes ripailles et, n’oubliant jamaisd’emplir son verre avant que la bouteille eût achevé de circuler,fut tellement rosse devant Dieu et devant les hommes,qu’elle en vint à pouvoir défier le malheur.

* * *

Le malheur, alors, se présenta sous l’espèce falote etfantomatique de son père.

Le vieux drôle, au moment de sombrer à tout jamais dans le plusinsondable gouffre, avait appris que sa fille, sa Titine, quasicélèbre, maintenant, sous le nom de Mme Alexandre, gouvernait demain magistrale une hôtellerie fameuse où les princes de l’extrêmeOrient venaient apporter leur or.

Vermineux et couvert de loques impures, n’ayant «plus un radisdans la profonde et rien dans le battant», il tomba donc chez elleun beau jour et la fortune lui fut à ce point favorable quel’altière pachate, quoique enragée de sa survenue, fut obligée del’accueillir avec les démonstrations du plus ostensible amour.

La malechance de celle-ci voulut, en effet, qu’à l’instant mêmeoù, forçant toutes les consignes, il se précipitait dans ses bras,elle se trouvât en conférence avec de rigides sénateurs peucapables de badiner sur le quatrième commandement de la loi divine.L’un d’eux même, remué jusqu’au fond de ses entrailles par cetincident pathétique, ne crut pouvoir se dispenser de la bénir enlui prédisant une interminable vie.

Après un tel coup, papa Ferdinand devenait indélogeable etinextirpable à jamais. Sous peine d’encourir l’indignation deshonnêtes gens et de perdre l’estime fructueuse des mandarins, ilfallut le décrasser, l’habiller, le loger et le remplir tous lesjours.

L’existence, jusqu’alors douce comme le miel, de Mme Alexandre,fut empoisonnée. Ce père fut le pli de rose de sa couche, le pétrinde son âme, la tablature de ses digestions et, tout au contraire deCalypso, elle ne parvenait pas à se consoler du retourd’Ulysse.

Il n’était pourtant pas gênant. Dès le premier jour, on l’avaitinstallé dans la mansarde la plus lointaine, la plus incommode etprobablement la plus malsaine. C’était à peine si on le voyait. Ilobservait fidèlement la consigne de ne pas rôder dans la maison àl’heure des clients et surtout de ne jamais mettre les pieds auSalon.

Il ne fallait rien moins pour déroger à cette loi sévère, que lafantaisie d’un amateur étranger qui demandait quelquefois à voir leVieux, dont toutes ces dames parlaient avec des susurrements devénération craintive, comme elles auraient parlé du Masque deFer.

Pour ces circonstances, il avait un justaucorps écarlate àbrandebourgs et une espèce de casquette macédonienne qui luidonnait l’air d’un Hongrois ou d’un Polonais dans le malheur. Onl’ornait alors du titre de comte, – le comte Boutonski! – et ilpassait pour un débris couvert de gloire, de la plus récenteinsurrection.

Cumulativement, il nettoyait les latrines, balayait lesescaliers, essuyait les cuvettes et la vaisselle, quelquefois avecle même torchon, disait avec rage Mme Alexandre. Enfin, il faisaitles courses des pensionnaires dont il avait la confiance et qui luidonnaient de jolis pourboires.

Aux heures de loisir, l’heureux vieillard se retirait dans sachambre et relisait assidûment les œuvres de Paul de Kock ou lesélucubrations humanitaires d’Eugène Transpire, ainsi qu’ilnommait l’auteur des Mystères de Pariset du Juif Errant, les deux plus beaux livres dumonde.

* * *

Pendant la guerre, naturellement, la maison périclita. Lesclients étaient en province ou sur les remparts et l’état de siègerendait les trottoirs impraticables.

L’exaspération de Mme Alexandre fut à son comble. Du matin ausoir, elle ne cessait d’exhaler sa fureur contre le Vieux qui seracornissait de plus en plus et qu’elle vomissait à pleine gueule,sans interruption.

Elle alla, dans son délire, jusqu’à l’accuser d’avoir allumé leconflit international par ses manigances. Quand fut décidée larançon des cinq milliards, elle se prétendit frustrée, vociférantque c’était autant de fichu pour son commerce et qu’on devrait bienfusiller tous les vieux salauds qui portaient malheur…

Elle tournait positivement à l’hydrophobie et l’existencedevenait impossible.

Il va sans dire que la Commune fut inapte à revigorer sonbranlant négoce. La clientèle pourtant ne chômait pas.L’établissement ne désemplissait pas une minute. C’était à secroire dans une église!

Mais quelle clientèle, Dieu des cieux! Des ivrognes rouges, desassassins, des voyous infâmes galonnés de la tête aux pieds, qui sefaisaient servir le revolver au poing et qui cassaient tout, et quiauraient tout brûlé si on avait eu l’audace de leur résister.

Cette fois, par exemple, elle ne gueulait plus, la patronne.Elle crevait silencieusement de peur, en attendant le secours d’EnHaut.

Il ne se fit pas longtemps attendre. On apprit tout à coup queles Versaillais venaient d’entrer dans Paris! Délivrance! Mais uneguigne vraiment noire s’acharnait sur la pauvre créature.

Il arriva qu’une barricade fut dressée au bout de la rue.C’était le moment ou jamais de fermer la porte à triple tour et defaire comme si on était des mortes. Papa Ferdinand fut complètementoublié.

La barricade était prise à deux heures de l’après-midi et lesfédérés en fuite abandonnaient le quartier. Bientôt, il ne restaplus qu’un seul être, un mince vieillard dont les pas sonnaientdans le grand silence.

Impossible de ne pas le reconnaître. C’était le gâteux sorti lematin par curiosité et qui, bêtement, fuyait comme un crimineldevant les pantalons rouges.

Ceux-ci, pleins de défiance, ne le suivaient pas encore,hésitant à tirer sur un homme d’un si grand âge. Ils accoururent enle voyant s’arrêter à la porte du grand 12.

– Avance à l’ordre et fais voir tes pattes!

Le vieillard, pantelant d’effroi, se précipita sur la sonnetteet se mit à carillonner.

– Titine, ma Titine, c’est moi! Ouvre à ton vieux père.

La fenêtre close du mauvais lieu s’ouvrit alors spontanément etMme Alexandre, ivre de joie, désignant son père auxsoldats, leur cria:

– Mais fusillez-le donc, tonnerre de Dieu! Il était tout àl’heure avec les autres. C’est un sale communard, c’est unpétroleur qui a essayé de foutre le feu au quartier.

On n’en demandait pas davantage en ces gracieux jours et papaFerdinand, criblé de balles, tomba sur le seuil…

Aujourd’hui, Mme Alexandre est retirée des affaires et n’habiteplus le quartier de la Bourse dont elle fut, si longtemps, lagloire. Elle a trente mille francs de rentes, pèse quatre centskilos et lit avec émotion les romans de Paul Bourget.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer