Histoires désobligeantes

Chapitre 23La fève

À Alphonse Soirat[19]

Un beau jeune homme et une
belle jeune fille se sont épousés
avec enthousiasme.
Après la cérémonie, seuls
enfin! assis en
face l’un de l’autre sur
des chaises confortables,
ils se regardent
longtemps sans rien dire
et crèvent d’horreur.

 

(Précis d’histoire contemporaine.)

 

Monsieur Tertullien venait d’attraper lacinquantaine, ses cheveux étaient encore d’un beau noir, sesaffaires marchaient admirablement et sa considération grandissaitde jour en jour, lorsqu’il eut le malheur de perdre sa femme.

Le coup fut terrible. Il aurait fallu de la perversité pourimaginer une compagne plus satisfaisante.

Elle avait vingt ans de moins que son mari, le visage le plusragoûtant qui se pût voir et un caractère si délicieux qu’elle nelaissait jamais échapper une occasion de ravir.

Le magnanime Tertullien l’avait épousée sans le sou, comme fontla plupart des négociants que le célibat incommode et qui n’ont pasle temps de vaquer à la séduction des vierges difficiles.

Il l’avait épousée «entre deux fromages», disait-il avecenjouement. Car il était marchand de fromages en gros et il avaitaccompli cet acte sérieux dans l’intervalle d’une livraisonmémorable de Chester et d’un arrivage exceptionnel de Parmesan.

Cette union, j’ai ]e regret de le dire, n’avait pas été féconde,et c’était une ombre au gracieux tableau.

A qui la faute? Question grave qui pendait toujours chez lesfruitiers et les épiciers du Gros-Caillou. Une bouchère hispide quele beau Tertullien avait dédaignée l’accusait ouvertementd’impuissance, au mépris des objections d’une granuleusematelassière qui se prétendait documentée.

Le pharmacien, toutefois, déclarait qu’il fallait attendre pourse former une opinion, et la bienveillante masse des conciergesdésintéressés du litige approuvait la circonspection de cepenseur.

Ceux-là disaient avec une grande autorité que Paris n’a pas étébâti en -un jour, que tout est bien qui finit bien, que qui veutvoyager loin ménage sa monture, etc., et que, par conséquent, il yavait lieu de présupposer l’événement favorable qui mettrait, unjour ou l’autre, la dernière touche à l’éblouissante prospérité dufromager.

On aurait pu croire qu’il s’agissait d’un Dauphin de France.

* * *

L’émotion fut grande quand on apprit la mort soudaine quifauchait de si légitimes espoirs.

À moins que Tertullien ne se remariât promptement, hypothèse quesa douleur ne permettait pas d’accepter une seule minute, l’avenirde son établissement était fricassé, et ce fils de ses propresœuvres, déjà si riche quoique parti du néant, verrait à la fin saclientèle passer à un successeur étranger!

Perspective noire qui devait amertumer singulièrement lesregrets de l’époux en deuil.

Celui-ci parut, en effet, sur le point de culbuter dans ungouffre de désespoir.

J’ignore jusqu’à quel point le rêve d’une descendance fromagèrele travaillait, mais je fus l’auriculaire témoin de ses beuglementsdouloureux et des sommations extra-judiciaires qu’il se fit àlui-même d’avoir à suivre sa Clémentine au tombeau dans des délaisfort prochains que, d’ailleurs, il ne fixa pas.

Ayant eu le loisir d’étudier à fond cet homme sympathique avecqui j’entretins, dix ans, les plus étroites relations commerciales,il me fut donné d’observer un trait admirable, quoique peu connu,de son caractère.

Il avait une peur atroce d’être cocu. Tous ses ancêtresl’avaient été, depuis deux ou trois cents ans, et sa tendresse poursa femme tenait surtout à la certitude inébranlable d’êtreexceptionnellement assuré par elle de l’intégrité de son front.

Sa reconnaissance avait même quelque chose deprofondément cocasse et touchant. A la réflexion, cela finissaitpar devenir à peu près tragique, et je me suis demandé parfois,avec stupeur, si la stérilité scandaleuse de Clémentine étaitexplicable autrement que par certains doutes bien étranges quepouvait avoir Tertullien sur sa propre identité,et par une crainte sublime de se cocufier lui-même, – en lafécondant.

* * *

Mais tout cela était trop beau, trop au-dessus des Marolles, desBondons ou des Livarots, et la chose banale arriva qui devaitinfailliblement arriver.

Clémentine ayant restitué son âme au Seigneur, l’infortuné veufexhala d’abord, avec impétuosité, les gémissements et les sanglotsque recommande la nature.

Quand il eut payé ce premier tribut – pour me servir d’uneexpression qu’il affectionnait – il voulut, préalablement à lacérémonie des obsèques dont la bousculade certaine le crispaitd’avance, mettre en ordre lui-même les reliques de l’adorée.

C’était là que sa destinée marâtre l’attendait. Le labarumdérisoire des Tertulliens lui apparut.

Dans un tiroir mystérieux d’un meuble intime que le plusombrageux mari ne se fût jamais avisé de soupçonner, il découvritune correspondance volumineuse autant que variée qui ne lui permitpas de se cramponner une seconde.

Tous ses amis et connaissances y avaient passé. A l’exception demoi seul, tous avaient été chéris de sa femme.

Ses employés même – il trouva des lettres d’employés sur papierrose – avaient été simultanément gratifiés.

Il acquit la certitude que la défunte l’avait trompé nuit etjour, quelque temps qu’il fit, à peu près partout. Dans son lit,dans sa cave, dans son grenier, dans sa boutique, jusque sous l’œildu gruyère et dans les effluves du roquefort ou du camembert.

Inutile d’ajouter que cette correspondance malpropre leménageait peu. On se fichait de lui sans relâche delà premièreligne à la dernière.

Un employé du télégraphe, renommé pour la finesse de son esprit,le blaguait d’une manière aussi désobligeante que possible sur soncommerce, au point de se permettre des allusions ou desconseils qu’il est impossible de publier.

Mais il y avait une chose inouïe, exorbitante, fabuleuse, àdétraquer la constellation du Capricorne.

À ce dossier mortifiant s’annexait une interminable série depetits bâtons qui l’étonnèrent et dont la présence lui parutd’abord inexplicable. Mais appelant à lui la sagacité d’un Apachesubtil penché sur une piste de guerre, une clarté vive l’inondaquand il s’aperçut que le nombre de ces objets était précisément lenombre des adorateurs encouragés de son infidèle, et que chacund’eux était entaillé au canif d’une multitude de cochessemblables à celles qui se pratiquent sur les souches desboulangers.

Évidemment, cette Clémentine avait été une femme d’un grandordre et qui tenait à se rendre compte.

Le mari, écrasé d’humiliation, exprima le désir bien naturelqu’on le laissât seul avec la morte et s’enferma deux ou troisheures, comme un homme qui veut se livrer sans contrainte à sonaffliction.

* * *

Quelques semaines plus tard, Tertullien offrait un dînersomptueux pour le jour des Rois.

Vingt convives mâles, triés avec soin, se pressaient autour desa table. Une magnificence non pareille était déployée. Chèreexquise, abondante et inattendue. Cela ressemblait au festind’adieu d’un opulent prince qui est sur le point d’abdiquer.

Plusieurs cependant éprouvèrent un moment de gêne à l’aspect dudécor funèbre que l’imagination, désormais lugubre, du fromageravait emprunté sans doute à quelque souvenir de mélodrame.

Les murs, le plafond même étaient tendus de noir, la nappe étaitnoire, on était éclairé par des candélabres noirs où brûlaient desbougies noires. Tout était noir.

L’employé du télégraphe, complètement démonté, voulait s’enaller. Un jovial éleveur de porcs le retint, déclarant qu’ilfallait «se mettre à la hauteur» et qu’il trouvait ça «trèsrigolo».

Les autres, un moment indécis, se déterminèrent à narguer lamort. Bientôt, les bouteilles ne s’arrêtant pas de circuler, lerepas devint tout à fait hilare. Au Champagne, le triomphe ducalembour était assuré et les cochonneries commentaient à poindre,lorsqu’un gâteau gigantesque fut apporté.

– Messieurs, dit Tertullien, qui se leva, nous allons vider nosverres, si vous voulez, à la mémoire de notre chère morte. Chacunde vous a pu connaître, apprécier son cœur. Vous ne pouvez avoiroublié, n’est-ce pas? son aimable et tendre cœur. Je vous prie doncde vous pénétrer – d’une façon très particulière,- de son souvenir, avant que soit découpé ce gâteau des Roisqu’elle eût tant aimé à partager avec vous.

N’ayant jamais été l’amant de la fromagère, probablement parceque je ne l’avais jamais rencontrée, je n’avais pas été invité à cedîner et ne pus savoir à qui échut la fève royale.

Mais je sais que le diabolique Tertullien fut inquiété par lajustice pour avoir inséré, dans les flancs énormes de cette galettefrangipanée, le cœur de sa femme, le petit cœur enputréfaction de la délicieuse Clémentine.

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