Histoires désobligeantes

Chapitre 6Les captifs de Longjumeau

À Mme HenrietteL’Huillier.[7]

 

Le Postillon de Longjumeau annonçaithier la fin déplorable des deux Fourmi. Cette feuille, recommandéeà juste titre pour l’abondance et la qualité de ses informations,se perdait en conjectures sur les causes mystérieuses du désespoirqui vient de précipiter au suicide ces époux qu’on croyaitheureux.

Mariés très jeunes et toujours au lendemain de leurs nocesdepuis vingt ans, ils n’avaient pas quitté la ville unseul jour.

Allégés par la prévoyance de leurs auteurs de tous les soucisd’argent qui peuvent empoisonner la vie conjugale, amplementpourvus, au contraire, de ce qui est nécessaire pour agrémenter ungenre d’union légitime sans doute, mais si peu conforme à ce besoinde vicissitudes amoureuses qui travaille ordinairement lesversatiles humains, ils réalisaient, aux yeux du monde, le miraclede la tendresse à perpétuité.

Un beau soir de mai, le lendemain de la chute de M. Thiers, letrain de grande ceinture les avait amenés avec leurs parents venuspour les installer dans la délicieuse propriété qui devait abriterleur joie.

Les Longjumelliens au cœur pur avaient vu passer avecattendrissement ce joli couple que le vétérinaire compara sanshésiter à Paul et à Virginie.

Ils étaient, en effet, ce jour-là, véritablement très bien etressemblaient à des enfants pâles de grand seigneur.

Maître Piécu, le notaire le plus important du canton, leur avaitacquis, à l’entrée de la ville, un nid de verdure que leur eussentenvié les morts. Car il faut en convenir, le jardin faisait penserà un cimetière abandonné. Cet aspect ne leur déplut pas, sansdoute, puisqu’ils ne firent, par la suite, aucun changement etlaissèrent croître les végétaux en liberté.

Pour me servir d’une expression profondément originale de maîtrePiécu, ils vécurent dans les nuages, nevoyant à peu près personne, non par malice ou dédain, mais toutsimplement parce qu’ils n’y pensèrent jamais.

Puis, il aurait fallu se désenlacer quelques heures ou quelquesminutes, interrompre les extases, et, ma foi! considérant labrièveté de la vie, ces époux extraordinaires n’en avaient pas lecourage.

Un des plus grands hommes du Moyen Age, maître Jean Tauler,raconte l’histoire d’un solitaire à qui un visiteur importun vintdemander un objet qui se trouvait dans sa cellule. Le solitaire semit en devoir d’entrer chez lui pour y prendre l’objet. Mais, enentrant, il oublia de quoi il s’agissait, car l’image des chosesextérieures ne pouvait demeurer dans son esprit. Il sortit donc etpria le visiteur de lui dire ce qu’il voulait. Celui-ci renouvelasa demande. Le solitaire rentra, mais avant de saisir ledit objet,il en avait perdu la mémoire. Après plusieurs expériences, il futobligé de dire à l’importun: – Entrez et cherchez vous-même cequ’il vous faut, car je ne puisgarder votre image enmoi assez longtemps pour faire ce que vous medemandez.

M. et Mme Fourmi m’ont souvent rappelé ce solitaire. Ils eussentdonné volontiers tout ce qu’on leur aurait demandé, s’ils avaientpu s’en souvenir un seul instant.

Leurs distractions étaient fameuses, on en parlait jusqu’àCorbeil. Cependant, ils n’avaient pas l’air d’en souffrir et la«funeste» résolution qui a terminé leur existence généralementenviée doit paraître inexplicable.

* * *

Une lettre ancienne déjà de ce malheureux Fourmi, que je connusavant son mariage, m’a permis de reconstituer, par voied’induction, toute sa lamentable histoire.

Voici donc cette lettre. On verra, peut-être, que mon amin’était ni un fou, ni un imbécile.

«… Pour la dixième ou vingtième fois, cher ami, nous te manquonsde parole, outrageusement. Quelle que soit ta patience, je supposeque tu dois être las de nous inviter. La vérité, c’est que cettedernière fois, aussi bien que les précédentes, nous avons été sansexcuses, ma femme et moi. Nous t’avions écrit de compter sur nouset nous n’avions absolument rien à faire. Cependant nous avonsmanqué le train, comme toujours.

«Voilà quinze ans que nous manquons tous lestrains et toutes les voitures publiques, quoi quenous fassions. C’est infiniment idiot, c’est d’unridicule atroce, mais je commence à croire que le mal est sansremède. C’est une espèce de fatalité cocasse dont nous sommes lesvictimes. Rien n’y fait. Il nous est arrivé de nous lever à troisheures du matin ou même de passer la nuit sans sommeil pour ne pasmanquer le train de huit heures, par exemple. Eh! bien, mon cher,le feu prenait dans la cheminée au dernier moment, j’attrapais uneentorse à moitié chemin, la robe de Juliette était accrochée parquelque broussaille, nous nous endormions sur le canapé de la salled’attente, sans que ni l’arrivée du train ni les clameurs del’employé nous réveillassent à temps, etc., etc. La dernière fois,j’avais oublié mon porte-monnaie.

«Enfin, je le répète, voilà quinze années que cela dure et jesens que c’est là notre principe de mort. À cause de cela, tu nel’ignores pas, j’ai tout raté, je me suis brouillé avec tout lemonde, je passe pour un monstre d’égoïsme, et ma pauvre Julietteest naturellement enveloppée dans la même réprobation. Depuis notrearrivée dans ce lieu maudit, j’ai manqué soixante-quatorzeenterrements, douze mariages, trente baptêmes, un millier devisites ou démarches indispensables. J’ai laissé crever mabelle-mère sans la revoir une seule fois, bien qu’elle ait étémalade près d’un an, ce qui nous a valu d’être privés des troisquarts de sa succession qu’elle nous a rageusement dérobés laveille de sa mort, par un codicille.

«Je ne finirais pas si j’entreprenais l’énumération des gaffeset mésaventures occasionnées par cette incroyable circonstance quenous n’avons jamais pu nous éloigner de Longjumeau. Pour tout direen un mot, nous sommes descaptifs, désormais privés d’espérance et nous voyons venirle moment où cette condition de galériens cessera pour nous d’êtresupportable… »

Je supprime le reste où mon triste ami me confiait des chosestrop intimes pour je puisse les publier. Mais je donne ma paroled’honneur que ce n’était pas un homme vulgaire, qu’il fut digne del’adoration de sa femme et que ces deux êtres méritaient mieux quede finir bêtement et malproprement comme ils ont fini.

Certaines particularités que je demande la permission de garderpour moi, me donnent à penser que l’infortuné couple étaitréellement victime d’une machination ténébreuse de l’Ennemi deshommes qui les conduisit, par la main d’un notaire évidemmentinfernal, dans ce coin maléfique de Longjumeau d’où rien n’eût lapuissance de les arracher.

Je crois vraiment qu’ils ne pouvaient pas s’enfuir,qu’il y avait, autour de leur demeure, un cordon detroupes invisibles triées avec soin pour les investir etcontre lesquelles aucune énergie n’eût été capable deprévaloir.

* * *

Le signe pour moi d’une influence diabolique, c’est que lesFourmi étaient dévorés de la passion des voyages. Ces captifsétaient, par nature, essentiellement migrateurs.

Avant de s’unir, ils avaient eu soif de courir le monde.Lorsqu’ils n’étaient encore que fiancés, on les avait vus àEnghien, à Choisy-le-Roi, à Meudon, à Clamart, à Montretout. Unjour même ils avaient poussé jusqu’à Saint-Germain.

À Longjumeau qui leur paraissait une île de l’Océanie, cetterage d’explorations audacieuses, d’aventures sur terre et sur mern’avait fait que s’exaspérer.

Leur maison était encombrée de globes et de planisphères, ilsavaient des atlas anglais et des atlas germaniques. Ils possédaientmême une carte de la lune publiée à Gotha sous la direction d’uncuistre nommé Justus Perthes.

Quand ils ne faisaient pas l’amour, ils lisaient ensemble leshistoires des navigateurs fameux dont leur bibliothèque étaitexclusivement remplie et il n’y avait pas un journal de voyages, unTour du Monde ou un Bulletin de sociétégéographique auquel ils ne fussent abonnés. Indicateurs de cheminsde fer et prospectus d’agences maritimes pleuvaient chez eux sansintermittence.

Chose qu’on ne croira pas, leurs malles étaient toujours prêtes.Ils furent toujours sur le point de partir, d’entreprendre uninterminable voyage au pays les plus lointains, les plus dangereuxou les plus inexplorés.

J’ai bien reçu quarante dépêches m’annonçant leur départimminent pour Bornéo, la Terre de Feu, la Nouvelle-Zélande ou leGroënland.

Plusieurs fois même il s’en est à peine fallu d’un cheveu qu’ilsne partissent, en effet. Mais enfin ils ne partaient pas, ils nepartirent jamais, parce qu’ils ne pouvaient pas et ne devaient paspartir. Les atomes et les molécules se coalisaient pour les tireren arrière.

Un jour, cependant, il y a une dizaine d’années, ils crurentdécidément s’évader. Ils avaient réussi, contre toute espérance, às’élancer dans un wagon de première classe qui devait les emporterà Versailles. Délivrance! Là, sans doute, le cercle magique seraitrompu.

Le train se mit en marche, mais ils ne bougèrent pas. Ilss’étaient fourrés naturellement dans une voiture désignée pourrester en gare. Tout était à recommencer.

L’unique voyage qu’ils ne dussent pas manquer était évidemmentcelui qu’ils viennent d’entreprendre, hélas! et leur caractère bienconnu me porte à croire qu’ils ne s’y préparèrent qu’entremblant.

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