Histoires désobligeantes

Chapitre 25L’appel du gouffre

(Extrait de «!a Femme Pauvre»)

À André Roullet.

Ne prostituas filiam tuam, ne
contaminetur terra, et impleatur
piaculo[20].

 

Levitic. xix, 29.

L’habitacle était sinistre.

C’était la noire misère parisienne attifée de son mensonge,l’odieux bric-à-brac d’une ancienne aisance d’ouvriers bourgeoislentement démeublés par la noce et les fringales.

D’abord, un grand lit napoléonien qui avait pu être beau en1810, mais dont les cuivres dédorés depuis les Cent-Jours, levernis absent, les roulettes percluses, les pieds eux-mêmeslamentablement rapiécés et les éraflures sans nombre attestaient ladécrépitude.

Cette couche sans délices, à peine garnie d’un matelas équivoqueet d’une paire de draps]sales inhabilement dissimulés sous unecourte-pointe gélatineuse, avait dû crever sous elle troisgénérations de déménageurs.

Dans l’ombre de ce monument, qui remplissait le tiers de lamansarde, s’apercevait un autre matelas moucheté par les punaiseset noir de crasse, étalé simplement sur le carreau.

De l’autre côté, un vieux voltaire, qu’on pouvait croire échappéau sac d’une ville, laissait émigrer ses entrailles de varech et defil de fer, malgré l’hypocrisie presque aimable d’une loque detapisserie d’enfant.

Auprès de ce meuble, que tous les fripiers avaient refuséd’acquérir, apparaissait, surmontée de son pot à eau et de sacuvette, une de ses tables minuscules de crapuleux garnos qui fontpenser au Jugement dernier.

Enfin, au-devant de l’unique fenêtre, une autre table ronde ennoyer, sans luxe ni équilibre, que le frottement le plus assidun’aurait pas fait resplendir, et trois chaises de paille, dont deuxpresque entièrement défoncées.

Le linge, s’il en restait, devait se fourrer dans une vieillemalle poilue et cadenassée sur laquelle s’asseyaient parfois lesvisiteurs.

Tel était le mobilier, assez semblable à beaucoup d’autres, danscette joyeuse capitale de la bamboche et du désarroi.

Mais ce qu’il y avait de particulier et d’atroce, c’était laprétention de dignité fière et de distinction quel’habitante du lieu, madame Demandon, avait répandue, comme unepommade, sur la moisissure de cet effroyable taudis.

La cheminée sans feu ni cendres eût pu être mélancolique, malgrésa hideur, sans le grotesque encombrement de souvenirs etde bibelots infâmes qui la surchargeaient.

On y remarquait de petits globes cylindriques protégeant depetits bouquets de fleurs desséchées; un autre petit globesphérique monté sur une rocaille en béton conchylifère, où lespectateur voyait flotter un paysage de la Suisse allemande; unassortiment de ces coquillages univalves dans lesquels une oreillepoétique peut aisément percevoir le murmure lointain des flots; etdeux de ces tendres bergers de Florian, mâle et femelle, enporcelaine coloriée, cuits pour la multitude, on ne sait dansquelles manufactures d’ignominie.

A côté de ces œuvres d’art se nichaient des images de dévotion,des colombes qui buvaient dans des calices d’or, des anges portantà brassées le «froment des élus», des premiers communiants trèsfrisés tenant des cierges dans du papier à dentelle, puis deux outrois questions du jour: «où est le chat?» «ouest legarde-champêtre?» inexplicablement encadrées.

Enfin des photographies d’ouvriers, de militaires ou denégociants. Le nombre était incroyable de ces effigies quimontaient en pyramide jusqu’au plafond.

Çà et là, le long des murs, dans les intervalles des guenilles,quelques effrayantes chromolithographies, achetées aux foires oudélivrées par les magasins de confection, étaient appendues. Lasentimentale Demandon raffolait de ces horreurs.

Cette gueuse minaudière était une des plus décourageantesincarnations de l’idiote vanité des femmes, et la carie de cet «ossurnuméraire», suivant l’expression de Bossuet, aurait fait reculerla peste.

* * *

Le matelas gisant par terre était la couche de sa fille,affublée par elle du nom ridicule de Cymodocée.

La pauvre enfant dormait là depuis deux ans que sévissait lanoire misère. Elle y dormait en punition de sa résistance à lavolonté de la vieille, qui lui avait manigancé vainement desaffaires d’or avec des messieurs très bien.

Cymodocée Demandon appartenait à la catégorie de ces êtrestouchants et tristes dont la vue ranime la constance dessuppliciés.

Elle était plutôt jolie que belle, mais sa haute taille,légèrement voûtée aux épaules par le poids des mauvais jours, luidonnait un assez grand air. C’était la seule chose qu’elle tint desa mère, dont elle était le repoussoir angélique et qui contrastaitavec elle en disparates infinies.

Ses magnifiques cheveux, du noir le plus éclatant; ses vastesyeux de gitane captive, «d’où semblaient couler des ténèbres», maisoù flottait l’escadre vaincue des Résignations; la pâleurdouloureuse de son visage enfantin dont les lignes, modifiées parde très savantes angoisses étaient devenues presque sévères; enfinla souplesse voluptueuse de ses attitudes et de sa démarche luiavaient valu la réputation de posséder ce que les bourgeois deParis appellent entre eux une tournureespagnole.

Pauvre Espagnole, singulièrement timide! A cause de son sourire,on ne pouvait la regarder sans avoir envie de pleurer. Toutes lesnostalgies de la tendresse – comme des oiselles désolées que lebûcheron décourage – voltigeaient autour de ses lèvres sans malicequ’on aurait pu croire vermillonnées au pinceau, tellement le sangde son cœur s’y précipitait pour le baiser.

Ce navrant et divin sourire qui demandait grâce et qui bonnementvoulait plaire, ne pouvait être oublié, quand on l’avait obtenu parla plus banale prévenance.

Elle avait à peine vingt ans. Vingt ans déjà de misère, depiétinement, de désespoir! Les roses meurtries de son adolescencede galère avaient été cruellement effeuillées par les ouragans,dans la vasque noire du mélancolique jardin de ses rêves. Mais,quand même, tout un orient de jeunesse était encore déployé surclic, comme la transsudation lumineuse de son âme, que rien n’avaitpu vieillir.

On sentait si bien qu’un peu de bonheur l’aurait rendueravissante et qu’à défaut de joie terrestre, l’humble créatureaurait pu s’embraser peut-être, ainsi que la torche amoureuse del’Évangile, en voyant passer le Christ aux pieds nus!

Mais le Sauveur, cloué depuis tant de siècles, ne descend guèrede sa croix tout exprès pour les pauvres filles, et l’expériencepersonnelle de la triste Cymodocée était peu capable de lafortifier dans l’espoir des consolations.

* * *

Elle ne dormit guère, cette nuit-là. Ses pensées la faisaienttrop souffrir. Elle avait froid, aussi, et grelottait sous laficelle de ses haillons, car l’hiver commençait déjà.

Elle songeait, en regardant les ténèbres, que c’était pourtantbien cruel de n’avoir même pas le droit de pleurer dans unmisérable coin. En supposant que l’horreur de salir ses larmes nel’eût pas empêchée de les répandre quelquefois sur le fumier decette étable à cochons, une effusion si mélancolique eut été blâméeà l’instant par madame Demandon, comme une preuve d’égoïsme et delâcheté criminelle.

Cette vieille chenille du Purgatoire avait toujours interditrigoureusement les plaintes, disant qu’une enfant doit être larécompense et la «couronne» d’une mère. Elle avait même là-dessusd’humides phrases empruntées à la rhétorique jaculatoire des imagesde dévotion, qu’elle idolâtrait.

Le cœur de la malheureuse fillette, comprimé dans un étauimplacable, avait donc résorbé silencieusement ses peines, sansjamais avoir pu se barricader ni s’endurcir.

Quoi qu’on put lui faire, elle agonisait de la soif d’amour, et,n’ayant personne à chérir, elle entrait, parfois, au milieu dujour, dans les églises, pour y sangloter à son aise au fond dequelque chapelle tout à fait obscure.

Ces heures d’attendrissement avaient été les meilleures de savie, et le simulacre de passion qui lui était venu plus tard ne lesavait certes pas values.

Au moins, elles ne lui avaient pas laissé d’amertume, ces heuresbénies où les sources de son cœur invoquaient silencieusement lessources du ciel.

Elle se souvenait d’avoir senti la Douceur même, et quand ellefondait en pleurs, c’était comme une impression très lointaine,infiniment mystérieuse. un pressentiment anonyme d’avoirétanché des soifs inconnues…

Un certain jour, ah! ce souvenir ne s’effacerait jamais, unPersonnage lui avait parlé, un prêtre à longue barbe blanche depatriarche, portant la croix pectorale et l’améthyste, et quiparaissait venir de ces solitudes situées aux confins du monde oùse promènent, sous des cieux terribles, les lions évangéliques del’Episcopat.

Voyant pleurer une si jeune fille, il s’était approché, laconsidérant avec bonté. Il l’avait bénie d’une très lentebénédiction, en remuant doucement les lèvres. et lui posant ensuitela main sur la tête, à la façon d’un dominateur des âmes:

– Mon enfant, avait-il dit, pourquoi pleurez-vous?

Elle l’entendait encore, cette voix calme et pénétrante, qui luiavait paru la voix d’un être surhumain Mais qu’aurait-elle purépondre en un tel moment, sinon qu’elle se mourait du désir devivre?

Elle le regarda seulement de ses grands yeux de chevretteperdue, où se lisait si bien sa peine.

C’est alors que l’étranger ajouta ces paroles étonnantes,qu’elle ne devait jamais oublier:

– On a dû quelquefois vous parler d’Eve, qui est la Mère dugenre humain. C’est une grande sainte aux yeux de l’Église,quoiqu’on ne l’honore guère, dans cet Occident où son nom estsouvent mêlé à des réflexions profanes. Mais on l’invoque toujoursdans nos chrétientés du vieil Orient, où les traditions antiques sesont conservées. Son nom signifie: la Mère desVivants… Dieu, qui fait toutes nos pensées, a voulu, sansdoute, que je me souvinsse d’elle en vous voyant. Adressez-vousdonc à cette mère qui vous est plus proche que celle qui vousengendra. Elle seule, croyez-moi, peut vous secourir, puisque vousne ressemblez à personne, pauvre enfant, qui avez soif de la Vie…Adieu, ma douce fille, je repars dans quelques instants pour descontrées éloignées d’où je ne reviendrai probablement jamais, àcause de mon très grand âge… Quand vous serez dans la peine,souvenez-vous du vieux missionnaire qui priera pour vous au fonddes déserts.

Et il était parti, en effet, après avoir laissé une pièce devingt francs sur l’accoudoir du prie-Dieu, où elle demeura clouéepar l’étonnement et le respect le plus indicibles.

Incapable de se renseigner sur le champ, elle ne sut rien de cevieillard, qu’elle crut envoyé tout exprès par le Père des enfantsqui souffrent. Il fut pour elle simplement «le Missionnaire»…

Tout le passé remontait ainsi dans sa mémoire pendant cetteinsomnie douloureuse! Elle avait à peine seize ans, à cette époque,et depuis, qu’était-elle devenue, grand Dieu?

Elle n’arrivait pas à comprendre cette chute affreuse. Car lesfaits sont inexorables. Ils ne connaissent point la pitié, etl’oubli même, si on pouvait l’obtenir. est sans pouvoir pouranéantir leur témoignage accablant…

– Toute la puissance des cieux ne pourrait faire que je n’aiepas appartenu volontairement à cet homme et que je ne sois passouillée de lui jusque dans la mort. O mon Dieu! mon Dieu!

* * *

Gémissante, elle s’était dressée dans les ténèbres. Elledevenait folle d’angoisse quand cette idée reparaissait avecprécision.

Son aventure avait été d’une banalité désespérante. Elle avaitsuccombé, comme cent mille autres, à l’inamovible trébuchet de laséduction la plus vulgaire. Elle s’était perdue simplement,bêtement, avec un Faublas de ministère qui ne lui avait rien promisni rien donné, pas même le plaisir d’une heure, et dont ellen’avait elle-même rien espéré ni rien attendu.

La vérité crucifiante, c’est qu’elle s’était livrée à unbellâtre quelconque, parce qu’il s’était trouvé sur son chemin,parce qu’il pleuvait, parce qu’elle avait le cœur et les nerfsmalades, parce qu’elle était lasse à mourir de l’uniformité de sestourments, et probablement aussi par curiosité. Elle ne savaitplus. C’était devenu pour elle tout à fait incompréhensible.

Et quelle odieuse platitude en cette intrigue de stationsd’omnibus et de restaurants à prix fixe! Sa meilleure excuse,peut-être, avait été – comme toujours, hélas! – l’illusionfacilement procurée à une fille si malheureuse par un homme bienvêtu et dont la politesse paraissait exquise.

La liaison avait duré quelque temps, et par noblesse de cœur,par fierté, pour ne pas être une prostituée, bienqu’il la secourût à peine, elle s’était efforcée consciencieusementd’aimer ce garçon dont elle sentait si bien l’égoïsme et laprétentieuse médiocrité.

Mais maintenant, c’était bien fini. Il ne lui restait plus qu’unintolérable dégoût pour le misérable amant dont elle aurait acceptél’âme étroite, mais dont l’étonnante lâcheté l’avait saturée detous les crapauds du mépris et de l’aversion.

Trahie, abandonnée, outragée et goujatement lapidée d’ordurespar celui-Là même à qui elle avait sacrifié son unique fleur, quelchâtiment rigoureux pour la folie d’un seul jour!

Maintenant donc, que devenir? Est-ce que vraiment elle nepourrait pas échapper â la chose odieuse dont avait parlé samère?

La loi des malheureux est par trop dure, en vérité. C’est donctout à fait impossible qu’une fille pauvre échappe, de manière oud’autre, à la prostitution?

Que dirait le missionnaire? Que dirait-il, ce beau vieillard quiavait si bien vu qu’elle agonisait de la soif de vivre?… Lesouvenir de cet inconnu, vivant ou mort, la fit pleurersilencieusement dans l’ombre.

Elle ne se jugeait pas meilleure que les plus perdues. Sa fauteayant été sans ivresse, rien n’était capable d’en atténuerl’amertume et l’humiliation. Cette récurrence perpétuellel’hypnotisait, l’immobilisait, la faisait paraître stupidequelquefois, avec ses paniques yeux de Cassandre du repentir,fixement ouverts…

Elle avait donné irrévocablement, pour toute la durée deséternités, son seul bien, le plus précieux trésor qu’une femmepuisse posséder, – cette femme s’appelât-elle l’Impératrice de laVoie lactée. Elle avait donné cela à qui, et pourquoi?…

A présent, les Trois Personnes pourraient faire ce qu’ellesvoudraient, raturer la création, congédier le temps et l’espace,repétrir le néant, amalgamer tous les infinis, tout cela nechangerait absolument rien à ceci: qu aune certaine minute elleétait vierge et qu’à la minute suivante elle ne l’était plus.Impossible de décommander la métamorphose.

– Que puis-je donc offrir? murmurait-elle. En quoi suis-jepréférable à la première venue que les hommes roulent du pied dansleurs ordures? Quand j’étais sage, il me semblait que je gardaisdes agneaux très blancs sur une montagne pleine de parfums et derossignols. J’avais beau être malheureuse, je sentais qu’il y avaiten moi une fontaine de courage pour défendre cette chose précieusedont j’étais la dépositaire et que le Seigneur ne trouvera plus…Aujourd’hui, ma source est tarie, ma belle eau limpide est devenuede la boue, et les plus affreuses bêtes y pullulent… Moi qui auraispu devenir une sainte aussi claire que le jour, et prier avec lesanges sur le bord du tapis des cieux, je n’ai même plus le droitd’être aimée d’un honnête homme qui serait assez charitable pourvouloir de moi!…

* * *

A cet instant, les pensées de la jeune fille se figèrent commele sang des morts. Sa mère, complètement saoule, rentrait à tâtons,bousculant tout, rotant le blasphème et l’ordure, et finalement sevautrait en grognant comme une truie dangereuse.

– Allons! se dit la jeune fille, j’iraijusque-là, puisqu’il est impossible de faireautrement. Une honte de plus ou de moins, qu’importe? Je ne pourraijamais me mépriser plus que maintenant. Ne pense donc plus à rienet tâche de dormir, pauvre petite chienne perdue que ne réclamerapersonne.

Ta destinée, vois-tu, c’est de souffrir. C’est à peu près celaqu’il m’a dit, le missionnaire, – mon bon vieux missionnaire quiaurait bien dû m’emporter avec lui dans ses déserts et qui pleure,peut-être, en me regardant du fond de sa tombe!

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer