Histoires désobligeantes

Chapitre 31L’ami des bêtes

(Extrait de «La Femme Pauvre»)

À l’Ami qui viendra sansêtre attendu.

Eratque cum bestiis, et
angeli ministrabant illi.

SAINT MARC, chapitre I.

– Je ne sais, nous dit le Consolateur, si le nom d’histoireconvient exactement à ce que vous allez entendre. C’est plutôt unsouvenir de voyage, une impression ancienne, demeurée très vive ettrès profonde, que je voudrais vous faire partager.

Cela s’est passé sur la montagne de la Salette, où lescatholiques savent que la Vierge est apparue, en 1846, à deuxenfants pauvres.

Naturellement, on a tout fait pour déshonorer, par le ridiculeou la calomnie, cet événement prodigieux. Mais qu’importe?

Je me trouvais donc en ce lieu de pèlerinage, et, dès le premiersoir, j’avais pris avec énergie la défense d’un inconnu, l’un demes compagnons de table d’hôte, que tous les convivesplastronnaient lâchement de leurs sarcasmes dévots.

J’avais même forcé l’une de ces brutes, parmi lesquelles setrouvaient deux ou trois ecclésiastiques, à lui demanderpardon.

Vous savez si c’est dans ma nature de supporter que les faiblessoient opprimés devant moi. Mon client était un personnage à figuretriste, vêtu comme un campagnard et dont la simplicité m’avaitattendri.

On se moquait de lui parce qu’il était une espèce de végétarien,n’admettant pas qu’on tuât les bêtes et s’interdisant de mangerleur chair, sous quelque prétexte que ce fut. Il le disait à quivoulait l’entendre, sans que nul persiflage eût le pouvoir de leretenir, et on sentait qu’il aurait donné sa vie pour cetteidée.

* * *

Le lendemain, la première personne que j’aperçus près de lafontaine miraculeuse fut mon protégé. Il priait en grandrecueillement, et je pus l’observer.

C’était un homme d’aspect vulgaire, habillé de façon presquemisérable. Il devait avoir dépassé cinquante ans et portait déjàles marques d’une caducité prochaine.

On devinait que toutes les giboulées du malheur s’étaientacharnées sur lui. Sa figure timide et souffreteuse eût été, jecrois, insignifiante, sans une expression de joie singulière quiparaissait être l’effet d’un colloque intérieur. Je voyais seslèvres s’agiter faiblement et, parfois, sourire de ce doux et pâlesourire de quelques idiots ou de certains êtres pensants dont l’âmeserait immergée dans un gouffre de dilection.

Ses yeux, surtout, m’étonnèrent. Fixés sur l’image en bronze dela Vierge Lamentatrice, ils lui parlaient comme cent bouchesauraient parlé, comme tout un peuple de bouches suppliantes oulaudicènes! J’imaginai – sur le registre divin où les vibrationsdes cœurs seront, un jour, transposées en ondulations sonores -tout un carillon de louanges, de divagations amoureuses, deremerciements et de désirs.

Il me sembla même – et, depuis des ans, je garde cetteimpression – que, du milieu des montagnes environnantes, ceinturéesalors d’éclatants brouillards, mille fils de lumière, d’une ténuitéet d’une douceur infinies, venaient aboutir au visage calamiteux decet adorant, autour de qui je crus voir flotter un très vagueeffluve…

* * *

Quand il eut fini, il vint à moi et, se découvrant:

– Monsieur, dit-il, je serais heureux de vous entretenir unmoment. Voulez-vous me faire l’honneur de m’accompagner quelquespas?

Nous allâmes nous asseoir derrière l’église, au bord du plateau,en face de l’Obiou, dont le soleil, encore invisible sous lesvapeurs, éclaboussait, en ce moment, la cime neigeuse.

– Vous m’avez fait beaucoup de peine hier soir, commença-t-il.Je n’ai pu vous arrêter, malheureusement, et j’en suis trèsaffligé. Vous ne me connaissez pas. Je ne suis pas un individu àdéfendre. Autrefois, quand je ne me connaissais pas encoremoi-même, je me défendais tout seul. J’étais un héros. J’ai tué unami en duel pour une plaisanterie.

Oui, monsieur, j’ai tué un être formé à la ressemblance de Dieu,qui ne m’avait pas même offensé. On appelle ça une affaired’honneur! Je l’ai frappé en pleine poitrine, et il est mort en meregardant, sans dire un mot… Ce regard ne m’a pas quitté depuisvingt-cinq ans, et, au moment où je vous parle, il est là-haut,juste devant moi, sur cette vieille colonne du firmament…

Quand je me représente cette minute, je suis capable de toutendurer. Ma seule consolation et mon seul espoir, c’est qu’on semoque de moi, qu’on m’insulte, qu’on me traîne le visage dans lesordures. Ceux qui font ainsi, je les aime, je les bénis «de toutesles bénédictions d’en bas», parce que cela, voyez-vous, c’est lajustice, la vraie Justice.

Vous vous êtes mis en colère et vous avez abusé de votre forcecontre un homme dont je ne mérite pas, certainement, de décrotterla chaussure. Vous m’avez forcé à prier pour lui toute la nuit,étendu au seuil de sa porte, ainsi qu’un cadavre, et, ce matin, jel’ai supplié, par les Cinq Plaies de notre Sauveur, de me marchersur la figure…

Oh! monsieur, n’essayez pas de me justifier, je vous en conjure.Ne me dites riend’humain. Je vous le demande pour l’Amour de Dieu, quis’est promené sur cette montagne. Tout ce qui peut colorer uneinfamie, croyez-vous que je ne me le sois pas dit à moi-même et qued’autres encore ne me l’aient pas dit, jusqu’au jour où il me futdonné de comprendre que j’étais le plus ignoble des assassins?

Cet homme que j’ai tué avait une femme et deux enfants. La femmeest morte de chagrin, entendez-vous? Moi, j’ai donné un millionpour les orphelins. Si je n’ai pas tout donné, c’est que desraisons de famille, plus fortes que moi, s’y opposaient. Mais j’aipromis de vivre, jusqu’à ma dernière heure, à la façon d’unmendiant.

J’espérais ainsi que la paix reviendrait en moi, comme si la vied’un homme pouvait être payée avec des écus. C’est l’argent desprinces des prêtres que j’ai donné à ces pauvres enfants, traitésen petits Judas par le meurtrier de leur père. Ah! bien oui! ellen’est jamais revenue, la paix divine, et je suis crucifié tous lesjours!…

Je vous dis cela, monsieur, parce que vous avez eu de la pitiéet que vous pourriez concevoir de l’estime. Je suis encore troplâche pour raconter ma vie à tout le monde, ainsi que je ledevrais, sans doute, et comme faisaient les grands pénitents duMoyen Age.

J’ai voulu me faire trappiste, puis chartreux. On m’a ditpartout que je n’avais pas la vocation. Alors je me suis marié poursouffrir tout mon soûl. J’ai pris une vieille catin de bas étagedont les matelots ne voulaient plus. Elle me roue de coups etm’abreuve de ridicule et d’ignominie…

Je ne la laisse manquer de rien, mais j’ai mis en lieu sûr lesdébris de ma fortune, qui fut assez considérable. C’est le bien despauvres, sur lequel je prélève de faibles sommes pour mes voyages.L’année dernière, j’étais en Terre Sainte, puisa Compostelle.Aujourd’hui, je suis à la Salette pour la trentième fois. On doitme connaître. C’est ici que j’ai reçu les plus grands secours, etj’engage tous les malheureux à faire ce pèlerinage. C’est le Sinaïde la Pénitence, le Paradis de la Douleur, et ceux qui ne lecomprennent pas sont bien à plaindre. Moi, je commence à comprendreet, quelquefois, j’obtiens d’être délié pendant une heure…

* * *

Il s’arrêta, et je me gardai bien de rompre ses pensées. J’eusseété, d’ailleurs, assez peu capable de proférer un seul mot qui nem’aurait pas semblé ridicule en présence de ce forçat volontaire,de ce Stylite colossal de l’Expiation.

Quand il se remit à parler, au bout d’un instant, j’eus lasurprise d’une transformation inouïe. Au lieu de ^e pathétiqueformidable qui venait de me serrer toutes les fibres autour ducœur, à la place de cette houle de remords, de ce « volcan deplaintes qui lançait partout ses laves d’angoisse, la voix humbleet mystérieusement placide que j’avais entendue la veille.

Si je vous priais d’imaginer, par exemple, un enfant mourant quevous entendriez parler à travers un mur, ce serait absurde, et,pourtant, je ne trouve pas mieux. Bref, j’eus l’intuition dequelque chose d’infiniment rare…

– On me raille souvent, disait cette voix, à propos des bêtes.Vous en avez été Le témoin. Je crois deviner en vous un hommed’imagination. Vous pourriez soupçonner, par conséquent – mesupposant un zèle téméraire – que je me suis donné ce ridicule àplaisir. Il n’en est rien. Je suis véritablement fait comme cela.J’aime les animaux, quels qu’ils soient, à peu près autant qu’ilest possible ou permis d’aimer les hommes.

J’ai quelquefois désiré, je l’avoue, d’être tout à faitimbécile, afin d’échapper complètement aux sophismes de l’orgueil;mais, ce désir ne s’étant pas réalisé jusqu’ici, je n’ignorenullement ce qui peut être l’occasion du mépris dans cette manièrede sentir, qui va, chez moi, jusqu’à la passion et que despersonnes très sages ont réprouvée.

N’est-ce point un malentendu? Serait-ce que la plupart deshommes ont oublié qu’étant eux-mêmes des créatures, ils n’ont pasle droit de mépriser l’autre côté de la création? Saint Françoisd’Assise, qu’admirent les athées eux-mêmes, se disait le trèsproche parent, non seulement des animaux, mais des pierres et del’eau des sources, et le juste Job ne fut pas blâmé pour avoir dità la pourriture: Vous êtes ma famille!

… Je sais que Dieu nous a livré les bêtes en pâture: mais il nenous a pas fait un commandement de les dévorer au sens matériel, etles expériences de la vie ascétique, depuis quelques dizaines desiècles, ont prouvé que la force de l’homme ne réside pas dans cetaliment. On ne connaît pas l’Amour universel parce qu’on ne voitpas la réalité sous les figures…

Il me parla ainsi très longtemps avec une grande foi, un grand,amour et je vous prie de le croire., avec une divinationmerveilleuse du Symbolisme chrétien que j’étais infiniment éloignéd’attendre de lui. Je dois beaucoup à cet homme simple, qui medonna, en quelques entretiens, la clef lumineuse d’un mondeinconnu.

Je vous assure qu’il était prodigieux quand il parlait desanimaux. Plus rien des grands éclats déchirants de sa premièreconfidence, plus de tempête, plus de météore douloureux. Un calmedivin, et quelle candeur!

Paisiblement, il s’allumait comme une toute petite lamped’accouchée dans une demeure gardée par les anges. En l’écoutant,je me souvenais de ces Bienheureux qui furent les premierscompagnons du Séraphique, dont les mains pleines de fleurs ontparfumé l’Occident, et je revoyais aussi tous les autres Saints dejadis, dont les pitoyables pieds nous ont laissé quelques grains dusable des cieux.

Le peu que je vous ai rapporté de ses paroles a dû vous faireentrevoir qu’il ne s’agissait pas de ces transports imbéciles quisont peut-être le mode le plus dégoûtant de l’idolâtrie. Lesanimaux étaient pour lui les signes alphabétique de l’Extase. Illisait en eux – comme les élus dont j’ai parlé – la seule histoirequi l’intéressât: l’histoire sempiternelle de la Trinité, qu’il mefaisait épeler dans les caractères symboliques de la Nature.

Mon ravissement fut inexprimable. À ses yeux, l’empire du monde,perdu par le premier Désobéissant, ne pouvait être reconquis quepar la restitution plénière de tout l’ancien ordresaccagé.

– Les animaux, me disait-il, sont,dans nos mains, lesotages de la Beautécéleste vaincue.

Parole étrange, dont je n’ai pas encore mesuré toute laprofondeur. Précisément parce que les Bêtes sont ce que l’homme ale plus méconnu et le plus opprimé, il pensait qu’un jour, Dieuferait par elles quelque chose d’inimaginable, quand serait venu lemoment de manifester sa Gloire.

C’est pourquoi sa tendresse pour ces créatures était accompagnéed’une sorte de révérence mystique assez difficile à caractériserpar des mots. Il voyait en eux les détenteurs inconscients d’unSecret sublime que l’humanité aurait perdu sous les frondaisons del’Eden et que leurs tristes yeux, couverts de ténèbres, ne peuventplus divulguer, depuis l’effrayante Prévarication…

Le Consolateur ne disait plus rien. Accoudé sur la table et sepressant les tempes du bout des doigts, dans une de ses attitudesfamilières, il regardait vaguement devant lui, ayant l’air dechercher au loin quelque grand oiseau de proie, désespéré d’êtresans capture, qui reflétât sa mélancolie.

* * *

– Qu’est devenu cet homme? lui demanda l’un de nous.

– Ah! oui: mon histoire ne serait pas complète. Je ne l’aijamais revu, et j’ai appris sa mort, un an plus tard, par un de mescompatriotes établi dans la petite ville qu’il habitait enBretagne, au bord de la mer.

Il est mort de la façon la plus terrible et, par conséquent laplus désirée par lui, c’est-à-dire dans sa maison, sous l’œil del’abominable Xantippe qu’il avait choisie tout exprès pour letorturer.

Frappé de paralysie peu de temps après notre rencontre, il nevoulut pas qu’on le transportât dans quelque maison de santé où ileût pu être exposé à s’éteindre en paix. Ayant vécu en pénitent, illui plut de râler et de mourir en pénitent.

Il paraît que sa femme le faisait coucher dans les ordures… Lesdétails sont affreux. On crut même, un instant, qu’elle l’avaitempoisonné.

Il est certain qu’elle devait être impatiente de sa mort,espérant hériter de lui. Mais les précautions étaient prises depuislongtemps, ainsi qu’il me l’avait dit, et le reliquat de sonpatrimoine est allé dans les mains des pauvres. Le bail de cettecuisinière de son agonie expirait naturellement avec lui.

Maintenant, mon histoire est tout à fait finie. Vous voyezqu’elle n’était pas très compliquée. Je voulais simplement vousfaire voir, tel que je l’ai vu moi-même, incomplètement, hélas! unêtre humain tout à fait unique, dont je suis persuadé qu’iln’existe pas d’autre exemplaire dans le monde entier.

Sans la lettre trop précise de mon correspondant de Bretagne, jeserais, parfois, tenté de me demander si tout cela fut bien réel,si cette rencontre fut vraiment autre chose qu’un mirage de moncerveau, une espèce de réfraction intérieure du Miracle de laSalette, qui se serait ainsi modifié en passant à travers mon ame.

Le pauvre homme est resté là, comme une similitude paraboliquede ce Christianisme gigantesque d’autrefois dont ne veulent plusnos générations avortées.

Il représente pour moi la combinaison surnaturelled’enfantillage dans l’Amour et de profondeur dans le Sacrifice quifut tout l’esprit des premiers chrétiens, autour desquels avaitmugi l’ouragan des douleurs d’un Dieu.

Bafoué par les imbéciles et les hypocrites, indigent volontaireet triste jusqu’à la mort, quand il se regarde lui-même, fiancé àtous les tourments et compagnon satisfait de tous les opprobres, cebrûlant de la Croix est à mes yeux, l’image et le raccourci trèsfidèle de ces temps défunts où la terre était comme un grandvaisseau dans les golfes du Paradis!

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