Histoires désobligeantes

Chapitre 18Une recrue

À Henry de Groux.

 

Le pauvre diable se comparait à ce renard, à cet autre pauvrediable de renard qu’il surprit un jour, il y avait bien dix ouquinze ans, au milieu d’un bois.

On était en plein hiver. L’animal boiteux, efflanqué par delongs jeûnes et, n’ayant presque plus la force de se traîner,portait dans sa gueule un mince lièvre chassé lui-même de son troupar la famine, dont la capture avait dû coûter de pénibles heuresd’affût à ce père de renardeaux qu’on attendait sans doute quelquepart, avec beaucoup d’impatience.

En apercevant le promeneur, la malheureuse vermineavait essayé de fuir sur la neige. Mais il paraît qu’elle étaitcomplètement épuisée, car elle avait été forcée de s’arrêterpresque aussitôt, sans lâcher sa proie, et l’homme, dont le bâtondéjà se levait, tout à coup manqua d’énergie pour frapper un êtresi misérable.

Il s’était donc éloigné tranquillement, satisfait de saclémence, mais gardant à jamais le souvenir des yeux de cette bêtesouffrante qui l’avait fixé avec l’expression du plus intelligentdésespoir.

Ce regard où il avait cru discerner, en même temps qu’une ragede fauve aux abois, quelque chose qui ressemblait à de la douleurhumaine, il ne l’avait pas oublié, il l’avait revu plus d’une fois,aux heures d’angoisse, et maintenant, ce même regard se précisaitplus nettement que jamais avec cruauté.

– J’ai eu pitié de cette créature, pourtant, gémit-il, pourquoin’obtiendrais-je pas de pitié pour moi-même?

Lui aussi était attendu dans sa tanière. Depuis tant d’heuresqu’il avait quitté sa femme infirme et ses trois petits enfants,ils avaient eu le temps de mourir de froid et de faim, sans parlerde l’aimable propriétaire qui avait dû profiter de son absence pourles accabler d’injures.

Que faire? mon Dieu! que faire? Il avait monté et redescendu unmillier de marches. Il avait parlé, prié, supplié, pleuré sans rienobtenir. Expirant d’inanition, il ne pouvait presque plus marcheret se prenait à envier ce renard qui, du moins, tenait quelquechose dans sa gueule…

Il venait de quitter un homme très riche qu’il avait pu croireexorable, ayant eu naguère l’occasion de lui rendre un dé cesservices qu’il n’est pas facile d’oublier. Ce prochain, rutilantd’ingratitude, lui avait parlé de ses personnels déboires dans uneentreprise gigantesque où il avait raté le gain de plusieursmillions. Il l’avait doucement reconduit jusqu’à l’escalier, en leravitaillant du conseil de travailler de ses mains.

Quelques heures auparavant, un individu de piété haute avaitdéploré devant lui l’abomination des philanthropes hypocrites oudes sociologues bavards et avait fini par lui décerner une valablerecommandation de placer sa confiance en Dieu.

Cet homme de bien, toujours prêt à s’immoler, n’avait pas hésitéà sacrifier les délices d’un entretien avec de nombreux convives,pour exhorter ce frère indigent, et s’était fait servir enparticulier une tasse unique d’excellent café dont ilavait fait boire un bon tiers à son chien fidèle.

Et partout ainsi. La pluie même se déclarait a la fin contre ledésespéré, une transperçante pluie noire qui lui détrempait lecœur. Il se crut alors dans un chenil de démons et fut, au mêmeinstant, jugé digne de collaborer au salut du monde.

* * *

A deux pas de lui, sous la même porte cochère, s’abritait uninconnu qui l’observait avec attention.

Cet inconnu signalé par toutes les polices de l’Europe, avaitune de ces figures en mastic où il semble que les serrures les pluscompliquées pourraient s’empreindre et sur lesquelles unchiromancien découvrirait la ligne devie du téméraire qui les souffleta; – une de ces figuresmodifiables et impersonnelles qui ne paraissent avoir d’autreemploi que de refléter la blafarde peur de la multitude.

Personnage débile qui eût pu être fauché d’un seul coup de poingdécoché par un faible bras et trituré sous n’importe quel talon,sans que la pitié la plus attentive s’en émût, sans que l’idée mêmed’un malheur ou d’un préjudice quelconque s’éveillât, tellement onle devinait absent de toute solidarité sublunaire.

C’était un de ces Êtres engendrés par la Colère silencieuse, quiont juste assez de surface humaine pour incorporer le Danger socialdont ils sont les simulacres effrayants.

Colis étranges cahotés dans les trains rapides ou les paquebotstransatlantiques pour apparaître au moment précis où la tige del’universelle Inquiétude s’élance du cœur des agonisants qu’onoutrage.

Les ressources de la répression n’y peuvent rien. Ils sontincolores et dilués comme le crépuscule des soirs et c’est toujoursun fantôme qui s’interpose quand la main pénale croit lessaisir.

Mais la Mort soudaine obéit à ces contumaces, comme une chiennede voleur de nuit, et l’Épouvante marche devant eux dans desbrodequins de velours…

* * *

L’inconnu redoutable observait donc le mourant de faim et sonœil unique, frangé de cils pâles, ressemblait à une araignéecouleur d’argent au fond de sa toile.

– Hein! c’est rigolo, n’est-ce pas? dit-il tout à coup, c’esttout à fait rigolo de chercher de la galette chez les bourgeois,quand on crève de faim, quand les enfants gueulent et que le cielfait pipi partout.

Entendant cet écho fidèle de ses intérieures doléances, levagabond ne put se retenir d’exhaler sa plainte.

– Ah! les cochons… soupira-t-il.

Puis, tout à coup, se ravisant:

– Vous me connaissez donc, monsieur?

– Je ne connais personne, répondit l’autre, et le lapin quipourra se vanter de me connaître est encore dans le tiroir d unepetite maman qui ne vêlera jamais. Il suffit de te regarder uneminute, mon pauvre bonhomme. Ta figure a l’air d’un paillasson surlequel tout le monde aurait essuyé ses bottes. Tu n’as pas mangédepuis deux jours, je vois ça à ta manière de poser tes pattes dederrière, et tu as dans le coin de l’œil un picotement de bonbougre qui ne souffre pas seulement pour sa carcasse. Tiens,fourneau, regarde donc cette affiche de notaire. Cent vingt milleronds de petite braise d’amour pour une turne avec jardin etgoguenots confortables. Un morceau de pain, quoi! Eh bien! tu mefais l’effet d’un placard de vente aux enchères et je te lis aussifacilement que tu mangerais un poulet rôti. Voyons, combien veux-tude ta peau? Je l’achète, moi,

– Monsieur, dit à son tour le famélique, vous avez tort de vousmoquer de moi. Je vous assure que je n’ai pas le cœur à laplaisanterie.

L’étranger eut un sourire de ses dents noires et déchaussées quile fit paraître plus livide encore.

– C’est vrai, fît-il, je m’entends à la plaisanterie. J’ai faitquelquefois d’assez bonnes farces qui ont eu un certainretentissement. Je suis même très recherché pour cela.Mais je ne plaisante pas toujours Écoute-moi bien et tâche de nepas me faire répéter. Je n’ai pas l’habitude de causer si longtempsque ça. Voici un billet de cent francs. Va te remplir, gave tafamille, crève-là si tu peux, amuse-toi et viens me trouver demain,rue Ramey, 366, chez le papa Bissextil. Tudemanderas monsieur RENARD. C’est bien compris,n’est-ce pas? Bonsoir.

* * *

Il faut croire que ce magnifique avait un don rare depénétration et qu’il savait admirablement ce qu’il faisait, car lesdeux hommes partirent le lendemain soir pour Barcelone où lesappelait sans doute une affaire de grande importance.

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