Histoires désobligeantes

Chapitre 27On n’est pas parfait

À Camille Lemonnier[21].

 

Esculape Nuptial, s’étant assuré que le vieillard avait reçu unnombre suffisant de coups de couteau et qu’il avait certainementexhalé ce qu’on est convenu d’appeler le dernier soupir, songeatout d’abord à se procurer quelque divertissement.

Cet homme judicieux estima que la corde ne saurait être toujourstendue, qu’il est sage de respirer quelquefois et que toute peinevaut son salaire.

Il avait eu la chance de mettre la main sur la forte somme.Heureux de vivre et la conscience délicatement parfumée, il allaitçà et là, sous les marronniers ou les platanes, respirant avecdélices l’odorante haleine du soir.

C’était le printemps, non l’équivoque et rhumatismal printempsde l’équinoxe, mais le capiteux renouveau du commencement de juin,lorsque les Gémeaux enlacés reculent devant l’Ecrevisse.

Esculape, inondé d’impressions suaves et les yeux mouillés depleurs, se sentit apôtre.

Il désira le bonheur du genre humain, la fraternité des bêtesféroces, la tutelle des opprimés, la consolation de ceux quisouffrent.

Son cœur plein de pardons s’inclina vers les indigents. Ilrépandit dans des mains tendues l’abondante monnaie de cuivre dontses poches étaient encombrées.

Il entra même dans une église et prit part à la prière en communque récitait un troupeau fidèle.

Il adora Dieu, lui disant qu’il aimait son prochain commelui-même. Il rendit grâces pour les biens qu’il avait reçus, sereconnaissant tiré du néant.

Il demanda que fussent dissipées les ténèbres qui lui cachaientla laideur et la malice du péché, fit un scrupuleux examen deconscience, découvrit en lui des imperfections tenaces, depersistantes broutilles: mouvements de vanité, impatiences,distractions, omissions, jugements téméraires et peu charitables,etc., mais surtout la paresse et la négligence dansl’accomplissement des devoirs de sonétat. Il termina par un bon propos d’être moins fragiledésormais, implora le secours du ciel pour les agonisants et lesvoyageurs, demanda, comme il convient, d’être protégé pendant lanuit, et, pénétré de ces sentiments, courut au plus prochainlupanar.

* * *

Car il tenait pour les joies honnêtes. Ce n’était pas un de ceshommes qui se laissent aller facilement aux dissipationsfrivoles.

Il penchait plutôt du côté de la rigueur et ne se défendait qu’àpeine d’une gravité ridicule.

Il tuait pour vivre, parce qu’il n’y a pas de sot métier. Ilaurait pu, comme tant d’autres, s’enorgueillir des dangers d’une sichatouilleuse profession. Mais il préférait le silence. Pareillesau convolvulus, les fleurs de son âme ne s’épanouissaient que dansla pénombre.

Il tuait à domicile, poliment, discrètement et le plusproprement du monde. C’était, on peut le dire, de la besognejoliment exécutée.

Il ne promettait pas ce qu’il était incapable de tenir. Il nepromettait même rien du tout. Mais ses clients ne se plaignirentjamais.

Quant aux langues venimeuses, il n’en avait cure. Bienfaire et laisser dire, telleétait sa devise. Le suffrage de sa conscience lui suffisait.

Homme d’intérieur, avant tout, on ne le voyait que très rarementdans les cafés, et les malveillants eux-mêmes étaient forcés de luirendre cette justice qu’en dehors du bordel, il ne voyait à peuprès personne.

Dans cette demeure hospitalière, il avait fixé sa dilection surune jeune fille légèrement vêtue qui faisait prospérerl’établissement et que sa précocité de virtuose désignait àl’enthousiasme.

A peine au sortir de l’enfance, de nombreux salons l’avaientadmirée déjà.

L’heureux Esculape avait eu l’art de s’en faire aimer, et letemps paraissait «suspendre son vol», quand ces deux êtres étaientpenchés, l’un vers l’autre, sur le lac mystique.

La ravissante Loulou ne voulait plus rien savoir aussitôtqu’apparaissait son petit Cucu, et, souvent, celui-ci fut contraintde la ramener au sentiment professionnel de son art, quand lesvieux messieurs s’impatientaient.

Elle lui donnait, en retour, des indications précieuses…

Enfin, ils plaçaient avec discernement d’assez jolies sommes.Loulou n’usait presque rien, l’air et la lumière suffisant à peuprès à sa toilette quotidienne, qui était toujours très simple etd’un goût parfait.

Déjà même, ils entrevoyaient la récompense, l’heureux avenir quiles attendait à la campagne, dans quelque chaumière enfouie sousles lilas et les roses, qu’ils achèteraient un jour, et lavieillesse paisible, dont la Providence rémunère ceux qui ontbravement combattu.

Oui, sans doute, mais, hélas! qui pourra dire combien sontvaines les pensées des hommes?

* * *

Ce qui va suivre est excessivement douloureux.

Cette nuit-là, Esculape ne parut pas. La maison en souffrit plusqu’on ne peut dire,

La pauvre Loulou, d’abord fébrile, puis agitée, et enfinhagarde, cessa de plaire.

Un notaire belge, qui avait apporté les fonds de ses clients,reçut une retentissante paire de claques, dont les passantss’étonnèrent.

Le scandale fut énorme et le décri parut imminent. Mais elle nevoulait «entendre à rien ni à personne». Son inquiétude montant audélire, elle poussa le mépris des lois jusqu’à ouvrir une fenêtredemeurée close, depuis le dernier 14 juillet, et appela son Cucu,d’une voix terrible, dans le grand silence nocturne.

Quelques pasteurs protestants prirent le large, non sans avoirexprimé leur indignation, et, dès le lendemain, les journaux gravespronostiquèrent tristement la fin du monde.

Dois-je le déclarer? Esculape faisait la noce, Esculape avaitrencontré un serpent.

Comme il rentrait sagement au bercail d’amour, il fut accostépar un camarade d’enfance qu’il n’avait pas vu depuis dix ans etqui parvint à le débaucher, pour la première fois de sa vie.

J’ignore les sophismes que déploya cet ami funeste pour ledétourner de l’étroite voie qui mène au ciel; mais ils se soûlèrentà ce point que, vers l’aurore, l’amant désorbité de la gémissanteLoulou prit une voiture pour aller chercher un Combatspirituel qu’il se souvenait d’avoir oublié, la veille,chez son machabée, et qu’il jugeait tout à fait indispensable à sonprogrès intérieur.

Le fidèle compagnon de sa nuit le conduisit, comme par la main,jusque dans la chambre du mort, où le commissaire de policel’attendit obligeamment.

Et voilà comment une seule défaillance brisa deux carrières.

On n’est pas parfait.

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