Histoires désobligeantes

Chapitre 4Le parloir des tarentules

À P. N. Roinard.[5]

Ce fut chez Barbey d’Aurevilly, en 1869, au temps de ma jeunesseradieuse, que je rencontrai ce poète. Il m’intéressa tout de suitepar ses cheveux et son coup de gueule.

C’était un hirsute blanc dont le port de tête continuel semblaitun défi à tous les tondeurs. Bien qu’il eût à peine quarante ans,l’épaisse toison couleur de neige qu’il secouait dans les vents luidonnait, à quelque distance, l’aspect d’un Saturne pétulant ou d’unJupiter de la panclastite prématurément vieilli par un abusincroyable des carreaux de la volupté.

La mauvaise petite figure de brique pilée, qu’il exhibait sousles flocons, se manifestait plus bouillante et plus cuite chaquefois qu’on la regardait.

Son agitation chronique l’étonnait lui-même:

– Je suis le Parloir des tarentules!criait-il de sa voix de promis à la camisole, qui faisait presserle pas aux petites ouvrières, dans la rue.

Il avait toujours l’air d’un Samson faisant éclater les cordesou les entraves dont les Philistins naïfs auraient prétendu lefagoter pendant son sommeil.

L’infortuné d’Aurevilly, qui devait un jour succomber aux tramesd’une araignée noire de l’occultisme languedocien, ne haïssaitpoint d’attiser la rage de ce métromane volcanique, décidémentincapable d’accepter une considération, même distinguée, qui n’eûtpas été la première, ou mieux encore, l’exclusiveconsidération.

Damascène Chabrol avait été médecin, ou plutôt il l’étaittoujours, car on dirait que la médecine imprimecaractère aussi bien que le Sacerdoce. Mais, n’ayant pasabsolument besoin de gagner sa vie, il s’était, de très bonneheure, dégoûté de purger des négociants ou d’analyser leurssécrétions. En conséquence, il avait lui-même vomi sa clientèle, -pour ne pas employer un terme plus fort dont il faisait un fréquentusage, – et s’était généreusement acharné à la plus intensiveculture des vers.

Je crus, dans le temps, qu’il n’était pas tout à fait indigne depincer la lyre et, si ma mémoire est fidèle, ce fut l’opinion dequelques autorités.

Dieu sait ce que j’en pourrais penser aujourd’hui! Mais la vieest si courte, hélas! et de durée si peu certaine, que jecraindrais vraiment d’élimer le tissu précieux de mon existence enrecherchant, sous les poussières accumulées de vingt-cinq ans, lesdeux ou trois recueils oubliés qu’il publia.

J’ajoute qu’en supposant même du génie à ce disparu, nul poèmeécrit de sa main ne pourrait encore égaler l’inégalable poème de lanuit que nous passâmes ensemble chez lui, rue de Fleurus, quatrejours avant sa terrible mort, et qui ne fut pas, – je vous pried’en être inébranlablement persuadés, – une nuit d’amour.

* * *

Trois passions fauves habitaient en lui. Les petites femmes, lesgrands vers, et le désir de la gloire.

Chacune d’elles ayant les caractères indéniables du paroxysme,je n’ai jamais bien compris comment elles pouvaient subsisterensemble et surtout la première avec les deux autres.

C’était une chose funèbre que l’emportement de cet homme,semblable à un patriarche possédé, vers les souillons et lesguenillons adorés de feu Sainte-Beuve qui, du moins, n’avait riende patriarcal, et ce fut un bienfait du Second Empire que laviolence de ses fantaisies soudaines ait toujours pu s’amortir dansles garnos circonvoisins ou dans les taillis du Luxembourg, sansfâcheux esclandre.

Dans les intervalles de ces crises, et en attendant que le boucrepoussât en lui, il se jetait à la copie, se précipitait dans letourbillon des souffles inspirateurs, comme le pétrel dansl’ouragan.

Et c’était alors une cohue de visions, de demi-visions,d’éclairs de chaleur, d’éclipses totales, de blasphèmes gesticuléscontre la voûte irresponsable du firmament et d’invocationsfamilièrement chuchotéees à l’oreille de tous les démons,jusqu’au moment où il se vautrait sur son tapis en grinçant desdents, tordu par des convulsions d’épileptique.

Difficilement on s’introduisait chez lui. Il semblait toujoursavoir peur que quelque chose de subtil, d’infiniment rare etprécieux, ne s’évadât par la porte ouverte, ne descendîtl’escalier, ne passât devant le morne concierge et n’allât seprofaner parmi la honte infinie des chiens de la rue…

En conséquence, il n’ouvrait pas quand on frappait, ou s’ilouvrait, c’était à peine, maintenant la porte à un millimètre duchambranle et, de sa main libre, dessinant de grands gestessilentiaires, comme s’il y avait eu, dans sa demeure, un agonisantsublime dont il eût été nécessaire à l’équilibre des univers de nepas rater le dernier soupir.

Et si l’arrivant, non effarouché par les yeux de flamme dusolitaire, voulait passer outre, malgré cet étrange accueil, il nepouvait jamais s’introduire avec trop de rapidité, et la porte, àl’instant même se refermait en coup de vent, comme un piège à ratssur un musaraigne. Témérité rare dont peu d’hommes, je vous enréponds, furent capables.

Le redoutable Damascène, alors, à demi courbé, se frottait lesmains, la pointe en bas et les paumes tout près du menton,exprimant ainsi l’allégresse d’un cannibale sûr de sa proie.

Et la fanfare de ses récriminations éclatait pendant une heure.Il devenait un torrent de plaintes dont on entendait, d’abord, legrondement sourd et la grandissante rumeur quand il arrivait, auloin, des montagnes bleues; puis le rauque mugissement, de plus enplus clair, qui s’épandait à la façon d’une nappe immense; etenfin, le fracas énorme des dislocations, des écroulements qu’ilapportait, de toutes les clameurs confondues.

Il en avait fameusement sur le cœur, allez! Et je suppose qu’ilaurait fallu la mort pour qu’il cessât de vociférer,jusque pendant son sommeil,contre les éditeurs, les journaux, l’Académie, les sociétaires dela Comédie-Française et, en général, contre toute la clique humainequi s’obstinait à ne pas le récompenser.

* * *

Peut-être avait-il raison. Je vous répète que je n’en sais rienet que je ne veux pas le savoir. Je suis assez ivre déjà de mespropres indignations, sans avoir besoin de me soûler de celles desautres.

J’arrive au poème de cette nuit, fameuse entre toutes, qui nefut pas une nuit d’amour.

Très exceptionnellement, Damascène Chabrol m’avait invité parlettre à venir chez lui, non pour dîner, ce qui n’eût été quesalutaire et, par conséquent, archi-banal, mais pour entendre lalecture d’un de ses drames, ce qui me parut dangereux et forteffrayant.

Sa lettre, d’ailleurs, beaucoup plus comminatoire quefraternelle, ne pouvait me laisser aucun doute sur la gravité ducas. Il exigeait absolument que je fusse exact, déclarant que lajustice le voulait ainsi.

Cette forme d’invitation ne me révolta pas. Ma curiositévivement émue établit aussitôt l’accord entre la justiceet ma volonté. Je fus exact et voici tout net ce qui arriva.

Dès le premier coup, la porte s’entrouvrit et je fus introduitselon le rite mentionné plus haut.

Damascène était plus calme que je n’eusse osé l’espérer. Ilétait même prodigieusement calme et je ne pus m’empêcher de lecomparer à un opérateur ou à un bourreau sur le point defonctionner. Analogie dont j’étais infiniment loin de soupçonner larigueur.

Deux grogs étaient préparés et, sur la table, grand ouvertdevant l’une des deux chaises, le manuscrit redoutables’étalait.

Le temps était doux, par bonheur. S’il avait fait trop froid outrop chaud, je pouvais très bien mourir cette nuit-là, les plusclaires précautions ayant été prises pour que je comprissel’inutilité absolue d’une tentative d’interruption, quelque courteet légitime qu’elle fût.

– La Fille de Jéphté! drame bibliqueen cinq actes, commença-t-il, me fixant d’un œil implacable.

L’exercice, d’abord, ne me déplut pas. Le lecteur avait une voixbizarre de gastralgique, s’élevant sans effort des basses profondesaux notes enfantines les plus aiguës. Il parlait ainsi etjouait véritablement son drame, multipliant les gestes jusqu’à seprécipiter à genoux pour une prière, quand la situation l’exigeait.Curieux spectacle qui m’amusa pendant une heure, c’est-à-dirependant tout le premier acte seulement; car le monstre poussait laconscience jusqu’à recommencer plusieurs fois des scènes entièresdont il craignait de ne m’avoir pas fait sentir toute la beauté,sans qu’aucune admirative protestation pût le rassurer.

Au deuxième acte, la mimique ayant perdu le charme de l’imprévu,je m’avisai d’écouter véritablement.

C’était lamentable. Imaginez le poncif le plus poussiéreux, leplus culotté, le plus crasseux, le plus fétide. Un amalgameeffrayant de Racine, du bonhomme Gagne et de Désaugiers. Je merappelle un interminable discours de son impossible Juge surl’agriculture et l’économie sociale…

Vers la fin du troisième, je feignis un besoin subit de l’espècela plus vulgaire, espérant ainsi gagner la porte de l’escalier. Cethomme nuisible m’accompagna…

Il fallut tout avaler et cela dura jusqu’à minuit. J’étaispresque aussi sacrifié que la fille elle-même duLibérateur d’Israël.

* * *

Mais que devins-je, lorsque m’élançant sur mon chapeau,Damascène me dit ces mots qui me parurent tirés de l’Apocalypse: -Oh! ne vous pressez pas, nous n’avonsencore rien lu. Je ne vous lâche pasavant que vous n’ayez entendu mes sonnets.

Un ignorant de la langue française aurait pu croire qu’ilm’offrait une tasse de chocolat. Or, il m’annonça quinzecents sonnets, plus de vingt mille vers! et savoix, loin d’être affaiblie par le précédent effort, étaitmaintenant plus claire, plus fraîche, mieux entraînée, capable,semblait-il, de tromboner jusqu’à la chute, si malencontreusementajournée, du ciel.

Que faire? Il m’était démontré que je ne pourrais sortir que surle cadavre de cet enragé et je n’avais pas alors, comme depuis,l’habitude vénielle de tremper mes mains dans le sang.

Je me rassis, étouffant un râle de désespoir.

Cinq minutes plus tard, je dormais profondément. Le carillond’une clarine alpestre, vivement agitée à mon oreille, me réveilla.- Ah! Ah! vous dormez, je crois, me dit mon bourreau. – Mon Dieu!répondis-je, je dors, sans dormir… J’avoue que je sens un peu defatigue. – Très bien, je connais ça.

Il ouvrit alors son tiroir, en tira un revolver qui me parut dedimensions anormales, l’arma soigneusement, le posa sur la tablesans lâcher la crosse et, reprenant de la main gauche sonmanuscrit, ajouta simplement: – Je continue!…

Ce supplice dura jusqu’au lever du soleil. À ce moment, il seleva mécaniquement, ferma son accordéon et me déclara qu’il allaitprendre le train. – Je vais voir papa, m’expliqua-t-il.

Quelques heures plus tard, il giflait son père âgé desoixante-quinze ans, en arrivant à Orléans, et se jetait, aussitôtaprès, dans un puits du fond duquel on le retira fou furieux pourl’enfermer dans un cabanon où il mourut en pleine frénésie, lesurlendemain.

À mon extrême surprise, j’héritai d’une partie considérable desa fortune et c’est avec son argent – si on tient à le savoir – queje me suis tant amusé de vingt-cinq à trente, comme chacunsait.

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