Histoires désobligeantes

Chapitre 3La Religion de monsieur Pleur

Généralement, les individus qui
ont excité mon dégoût en ce monde
étaient des gens florissants et
de bonne renommée. Quant aux coquins
que j’ai connus, et ils ne sont pas
en petit nombre, je pense à eux, à
eux tous sans exception,
avec plaisir et bienveillance.

THOMAS DE QUINCEY[3]

À Paul Adam[4].

 

L’aspect de ce vieillard fécondait la vermine. Le fumier de sonâme était tellement sur ses mains et sur son visage qu’il n’eût pasété possible d’imaginer un contact plus effrayant. Quand il allaitpar les rues, les ruisseaux les plus fangeux, tremblant de refléterson image, paraissaient avoir l’intention de remonter vers leursource.

Sa fortune, qu’on disait colossale et que les bons jugesn’évaluaient qu’en pleurant d’extase, devait être cachée dans defurieux endroits, car nul n’osait hasarder une ferme conjecture surles placements financiers de ce cauchemar.

Il se disait seulement que, diverses fois, on entrevit sa mainde cadavre dans certaines manigances d’argent qui avaient abouti àdes débâcles sublimes dont quelques éleveurs de grenouilles lesupposaient artisan.

Il n’était pas juif, cependant, et lorsqu’on le traitait de«vieille crapule» il avait une manière douce de répondre:Dieu vous le rende! qui faisaitcourir, sur l’échine des plus roublards, un léger frisson.

L’unique chose qui parût certaine, c’était que ce guenilleuxeffroyable possédait une maison de haut rapport dans l’un oul’autre des grands quartiers excentriques. On ne savait pasexactement. Il en possédait peut-être plusieurs.

La légende voulait qu’il couchât dans un antre obscur, sousl’escalier de service, entre le tuyau des latrines et la loge duconcierge que ce voisinage idiotifiait.

Ses quittances de loyer étaient, m’a-t-on dit, délivrées, paréconomie, sur des déchirures d’affiches que des locataires pleinsd’entregent revendirent à des collectionneurs astucieux.

On racontait aussi l’histoire, devenue fameuse, d’une soupefantastique trempée régulièrement le dimanche soir et qui devait lenourrir toute la semaine. Pour ne pas brûler de charbon, il lamangeait froide six jours de suite.

Dès le mardi, naturellement, cette substance alimentairedevenait fétide. Alors, avec les révérencieuses façons d’un prêtrequi ouvre le tabernacle, il prenait, dans une petite armoirescellée au mur et qui devait contenir d’étranges papiers, unebouteille de très vieux rhum vraisemblablement recueillie dansquelque naufrage.

Il en versait des gouttes rares dans un verre minuscule et sefortifiait à l’espoir de les déguster aussitôt après avoir engloutison cataplasme. L’opération terminée:

– Maintenant que tu as mangé ta soupe, disait-il, tun’auras pas ton petit verre de rhum!

Et déloyalement, il reversait dans la bouteille le précieuxliquide. Recommandable finesse qui réussissait toujours, depuistrente ou quarante ans.

* * *

Jamais un spectre ne parut être aussi complètement dénué destyle et de caractère. Il avait beau ressembler par ses haillons,et sans doute, par quelques-unes de ses pratiques, aux youtres lesplus conspués de Buda-Pesth ou d’Amsterdam, l’imagination d’unProméthée n’aurait pu découvrir en lui le moindre linéamentarchaïque.

Le surnom de Schylock, décerné par de subalternes imprécateurs,révoltait comme un blasphème, tellement cet avare n’exprimait quela platitude! Il n’avait de terrible que sa crasse et sa puanteurde bête crevée. Mais cela encore était d’un modernismedécourageant. Son ordure ne lui conférait la bienvenue dans aucunabîme.

Il ne réalisait, en apparence du moins, que leBOURGEOIS, le Médiocre, le «Tueur de cygnes», comme disaitVilliers, accompli et définitivement révolu, tel qu’il doitapparaître à la fin des fins, quand les Tremblements sortiront deleurs tanières et que les sales âmes seront manifestées au grandjour!

S’il pouvait être innocent de prostituer les mots, il auraitfallu comparer M. Pleur à quelque horrible prophète, annonciateurdes vomissements de Dieu.

Il semblait dire aux individus confortables que dégoûtait saprésence:

– Ne comprenez-vous pas, ô mes frères, que je voustraduis pour l’éternité et que mon impure carcasse vousreflète prodigieusement? Quand la vérité sera connue, vousdécouvrirez, une bonne fois, que j’étais votre vraie patrie, à telpoint que, venant à disparaître, la pestilence de vos esprits meregrettera. Vous aurez la nostalgie de mon voisinage immonde quivous faisait paraître vivants, alors que vous étiez au-dessous duniveau des morts. Hypocrites salauds qui détestez en moi ledénonciateur silencieux de vos turpitudes, l’horreur matérielle queje vous inspire est précisément la mesure des abominations de votrepensée. Car enfin, de quoi pourrais-je donc être vermineux, sinonde vous-mêmes qui me grouillez jusqu’au fond du cœur?

Le regard du drôle était particulièrement insupportable auxfemmes élégantes qu’il paraissait exécrer, les fixant parfois d’unrayon plus pâle que le phosophore des charniers, œillade funèbre etvisqueuse qui se collait à leur chair, comme la salive desbrucolaques, et qu’elles emportaient en bramant d’effroi.

– N’est-il pas vrai, mignonne, croyaient-elles entendre, que tuviendras à mon rendez-vous? Je te ferai visiter ma fosse gracieuseet tu verras la jolie parure d’escargots et de scarabées noirs queje te donnerai pour rehausser la blancheur de ta peau divine. Jesuis amoureux de toi comme un chancre, et mes baisers, je t’assure,valent mieux que tous les divorces. Car vous puerez un jour, masouris rose, vous puerez voluptueusement à côté de moi, et nousserons deux cassolettes sous les étoiles…

* * *

Mais il eût été difficile, encore une fois, malgré ce regardatroce, de donner un signe qui pût être appelé caractéristique dece M. Pleur.

La voix seule, peut-être, – voix d’une douceur méchante et quisuggérait l’idée d’un impudique sacristain chuchotant designominies.

Il avait, par exemple, une manière de prononcer le mot «argent»qui abolissait la notion de ce métal et même de sa valeurreprésentative.

On entendait quelque chose comme erge ou orge,selon le cas. Souvent aussi, on n’entendait rien du tout. Le mots’évanouissait.

Cela faisait une espèce de pudeur soudaine, une draperie tombanttout à coup au-devant du sanctuaire, une crainte inopinée deparaître obscène en dépoitraillant l’idole.

Imaginez, si la chose vous amuse, un sculpteur fanatique, unPygmalion sanguinaire et doucereux, cherchant avec vous le point devue de sa Galathée, et vous faisant reculer sournoisement jusqu’àune trappe ouverte pour vous engloutir.

C’était si fort, cette passion jalouse pour l’Argent, quequelques-uns s’y étaient trompés. On avait attribué d’horriblesvices à ce dévot impénitent de la tirelire et du coffre-fort, -soupçons injustes mais accrédités par quelques exégètes savants dela vie privée d’autrui qui l’avaient surpris en de mystérieuxcolloques de trottoir avec des femmes ou des enfants.

Son culte s’exprimait parfois en de telles circonlocutionsextatiques, le baveux éréthisme de sa ferveur atténuait siétrangement sa physionomie de fossoyeur calciné, et de sidéshonnêtes soupirs s’exhalaient alors de son sein, que les vasesde moindre élection dans lesquels il laissait tomber sa rareparole, étaient excusables, après tout, de ne pas sentir passer,entre eux et lui, l’hypocondriaque majesté de l’Idolâtrie.

* * *

On me dispensera, je veux l’espérer, de faire connaître lesraisons d’ordre exceptionnel qui déterminèrent un commerce d’amitiéentre moi et ce personnage sympathique.

J’étais jeune, alors, très jeune même, et facilement accessibleà l’enthousiasme. M. Pleur se fit un plaisir de m’en saturer en sedévoilant à moi.

Je crois être le seul qui ait reçu ses confidences. J’ajoute quece souvenir m’a fort aidé à supporter une destinée plus que chienneet, le personnage étant mort, il y a bien longtemps déjà, maconscience me presse, aujourd’hui, de témoigner en faveur de ceméconnu.

Quelques hommes de ma génération peuvent se rappeler sa fintragique, arrivée dans les dernières années de l’Empire, et qui fitun assez grand bruit.

L’assassinat, dont les gazettes m’apportèrent les détailsjusqu’aux environs du Cap Nord, était assurément de l’espèce laplus banale et les chenapans qui le perpétrèrent étaient peudignes, il faut l’avouer, de la célébrité qu’ils obtinrent.

Le vieillard avait été simplement étranglé sur sa couchenidoreuse par des bandits jusqu’alors privés de notoriété et quin’avouèrent d’autre mobile que le vol.

Mais certaines circonstances relatives seulement au passé de lavictime et demeurées inexplicables, exercèrent en vain, quelquesmois, la sagacité des contemporains.

Enfin on crut deviner ou comprendre que M. Pleurn’avait pas été cequ’il paraissait être.

Bref, les assassins malchanceux, qui, d’ailleurs, se laissèrentprendre avec une extrême facilité, n’avaient pu découvrir lemoindre trésor dans la tanière de l’avare et, quoique ce dernierfût mort intestat et sans héritiers naturels, le Domaine de l’Étatne put étendre ses griffes sur aucune propriété mobilière ouimmobilière.

Il fut établi que le défunt ne possédait absolument rien… sinonl’intendance viagère et l’usufruit d’une fortune gigantesqueinattaquablement aliénée dans les mains d’un certainÉvêque.

Impossible de savoir ce qu’étaient devenues les considérablessommes qui avaient dû lui passer par les mains, depuis tantd’années qu’il donnait lui-même quittance à des escadrons delocataires.

Pas un titre, pas une valeur, rien de rien, excepté la fameusebouteille de rhum vidée par les étrangleurs.

* * *

Comme ceci est à peine un conte, j’ai le droit de ne paspromettre une conclusion plus dramatique. Je le répète, je n’aivoulu que donner mon témoignage, le seul, très probablement, quepuisse espérer l’ombre courroucée du mort.

Qu’il me soit donc permis de résumer en quelques lignes lesparoles assez curieuses qui me furent dites, en diverses fois, parce solitaire ordinairement silencieux.

Je ne crois pas que je sentirai jamais un si noir frisson qu’ence lointain jour où, côte à côte sur un banc du Jardin des Plantes,il me fit entendre ceci:

– Mon avarice vous fait peur. Eh bien! mon petit homme, j’aiconnu un prodigue, d’espèce moins rare qu’on ne pense,dont l’histoire vous donnera peut-être l’envie de baiser mes loquesavec respect, si vous êtes assez doué pour la comprendre.

Ce prodigue était un maniaque – naturellement. C’est toujoursfacile à dire et cela dispense de tout examen profond. C’étaitmême, si vous voulez, un monomaniaque.

Son idée fixe était de jeter le PAINdans les latrines!

Il se ruinait dans ce but chez les boulangers. On ne lerencontrait jamais sans un gros pain sous le bras, qu’il s’enallait, en sautillant d’aise, précipiter dans les goguenots de lapopulace.

Il ne vivait que pour accomplir cet acte et il faut croire qu’ilen éprouvait de furieuses jouissances; mais sa joie devenait dudélire quand l’occasion se présentait d’en offrir le spectacle à depauvres diables crevant de faim.

Il avait trente mille francs de rente, celui-là, et se plaignaitde la cherté du pain.

Méditez attentivement cette histoire vraie qui ressemble à unapologue.

Je n’eus pas le désir de baiser les loques de M. Pleur, mais sonrécit me fut assez clair, sans doute, car je crus entendre galoper,au-dessous de moi, toute la cavalerie des abîmes.

* * *

La dernière fois que je rencontrai ce Platon de la lésine:

– Savez-vous, me dit-il, que l’Argent est Dieu et que c’est pourcette raison que les hommes le cherchent avec tant d’ardeur? Non,n’est-ce pas? vous être trop jeune pour y avoir pensé. Vous meprendriez infailliblement pour une espèce de fou sacrilège si jevous disais qu’Il est infiniment bon, infiniment parfait, lesouverain Seigneur de toutes choses et que rien ne se fait en cemonde sans Son ordre ou Sa permission; qu’en conséquence noussommes créés uniquement pour Le connaître, L’adorer et Le servir,et gagner, par ce moyen, la Vie éternelle.

Vous me vomiriez si je vous parlais du mystère de SonIncarnation. N’importe! apprenez que je ne passe pas unjour sans demander que Son Règne arrive et que Son nom soitsanctifié.

Je demande aussi à l’Argent, mon Rédempteur, qu’Il me délivre detout mal, de tout péché, des pièges du diable, de l’esprit defornication, et je L’implore par Ses langueurs aussi bien que parSes Joies et par Sa Gloire.

Vous comprendrez un jour, mon garçon, combien ce Dieu S’estavili pour nous autres. Rappelez-vous mon maniaque! Et voyez àquels emplois la malice des hommes Le condamne!

… Moi, je n’ose plus y toucher depuis trente ans!… Oui, jeunehomme, depuis trente ans, je n’ai pas osé porter mes pattesmalpropres sur une pièce de cinquante centimes! Quand meslocataires me paient, je reçois leur monnaie dans une cassetteprécieuse, en bois d’olivier, qui a touché le Tombeau du Christ, etje ne la garde pas un seul jour.

Je suis, si vous voulez le savoir, un pénitentde l’Argent.

Avec des consolations inexprimables, j’endure pour Lui d’êtreméprisé par les hommes, d’épouvanter jusqu’aux bêtes et d’êtrecrucifié tous les jours de ma vie par la plus épouvantablemisère…

J’avais assez pénétré l’existence mystérieuse de cet hommeextraordinaire pour entrevoir qu’il me parlait d’une façon toutesymbolique. Cependant les Paroles Saintes aussi rudement adaptées,m’effaraient un peu, je l’avoue.

Il se dressa tout à coup, levant les bras, et je le vois encore,semblable à une potence géminée d’où pendraient les haillonspourris de quelque ancien supplicié.

– On dit assez, par le monde, me cria-t-il, que je suis unhorrible avare. Eh! bien, vous raconterez un jour que j’avaisdécouvert la cachette, infiniment sûre, dont aucun avare, avantmoi, ne s’était encore avisé:

J’enfouis mon Argent dansle Sein des Pauvres!…

Vous publierez cela, mon enfant, le jour où le Mépris et laDouleur vous auront fait assez grand pour ambitionner le suprêmehonneur d’être incompris.

… … … … … … … … … … … … … … … … … … …… … … … … … … … … … … … …

M. Pleur nourrissait environ deux cents familles, parmilesquelles on aurait cherché vainement un individu qui ne leregardât pas comme une canaille, – tellement il était malin!

Mais aujourd’hui, juste ciel! où donc est la multitude pâle desindigents assistés par le délégataire épiscopal de ce Pénitent?

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