Histoires désobligeantes

Chapitre 10Le réveil d’Alain Chartier

À Rachilde[10].

 

«Cher ami, venez, ce soir, à onze heures. La porte du jardinsera entr’ouverte. Vous n’aurez qu’à la pousser doucement. Je vousattendrai sous le berceau. Mon mari est absent pour deux jours, etil a emmené le chien. Tant pis si je me perds. Je vous aime et veuxêtre à vous. – ROLANDE».

En recevant ce billet, le jeune Duputois devint si pâle que sescollègues supposèrent une catastrophe. Étant fort discret, il serrascrupuleusement le message dans le coin le plus mystérieux de sonportefeuille et parla, balbutiant un peu, d’une menace decréancier.

Mais il lui fut impossible de se remettre au travail. La lecturede ces quelques lignes l’avait rompu, émietté. Il éprouva lemalaise physique d’un homme qui n’a pas mangé depuis deux jours:tête vide, articulations douloureuses, fébrilité. Il eut un tisonau creux de l’estomac, un battement de cœur insupportable et laboule hystérique dans l’oesophage.

C’est une remarque banale que le trouble de l’amour procure auxjeunes gens, et même aux vieillards, les sensations du condamnéqu’on va traîner à la guillotine. Il existe une telle connexionentre le dernier supplice et la volupté qu’en certaines villes, auMoyen Age, les échevins ou les bourgmestres exigeaient que latanière du bourreau fût reléguée dans les basses rues où l’onparquait la prostitution. Les paillards de «haulte futaye», commedit Panurge, durent quelquefois s’y méprendre.

Florimond Duputois n’était plus assez jeune pour faire de lapsychologie. Il avait, depuis plusieurs jours déjà, dépassé vingtans et ne songeait pas à s’analyser.

Il constata seulement que la peau du crâne lui faisait très malet que ses jambes flageolaient. Ayant, à diverses reprises, essayéde boire, l’eau de la carafe administrative lui parut avoir unarrière-goût de charogne.

– Enfin, se disait-il, pourquoi cette lettre? Je n’ai rien fait,en somme, pour la séduire, cette jolie femme. C’est tout au plus sije lui ai parlé deux fois, seul à seule, et je suis bien sûrqu’elle a dû me prendre pour un idiot. Il est vrai que je ne suispas plus dégoûtant qu’un autre, surtout lorsque je dis des versaprès dîner. Je conçois même très bien qu’une femme, à cemoment-là, puisse avoir un emballement, une toquade. Mon Dieu! oui,pourquoi pas? Mais tout de même, cette lettre est un peu raide etje trouve que le rendez-vous manque par trop de préliminaires.

Il se moralisa toute la journée, se fit à lui-même les plussages remontrances, car ce jeune homme se nourrissait exclusivementdes racines de la vertu.

Le mari était un ami ancien de sa famille qui l’avait utilementprotégé. Il lui devait son emploi au ministère, la promesse d’unbrillant avenir, un assez grand nombre de relations agréables, etil dînait chez lui plusieurs fois par mois. Il ne pouvait cocufiercet homme sans se plonger, tête en avant, dans un puits d’ordures.Cela, c’était le déshonneur certain, absolu, l’acte le plus bas etle plus fétide, une trahison à ne plus jamais relever la tête,etc.

En conséquence, il prit la résolution généreuse d’aller fortexactement au rendez-vous.

* * *

– Oui, certainement, il irait et on verrait bien ce qu’il avaitdans le ventre. Il parlerait de la bonne sorte à cette épouseinconsidérée qui n’hésitait pas à lui sacrifier son honneur. Ilsaurait lui faire sentir l’énormité de sa faute et lesinconvénients effroyables d’une liaison si dangereuse.

Enfin il la rendrait à son mari, la rejetterait dans les brastoujours ouverts de cet homme de bien qui ne saurait jamais qu’ilavait été sur le point de subir le dernier outrage.

Il s’enflamma bientôt à la pensée de reconnaître ainsi lesbienfaits de son protecteur.

– Ah! elle en avait eu de la chance, la chèrecréature, de tomber sur lui! Elle aurait tout aussi bienpu se livrer à quelque imbécile ou à quelque goujat qui n’eût pasmanqué d’en abuser, de flétrir cette fleur penchée qui avait tantbesoin qu’on la soutînt, qu’on la ranimât…

Combien d’autres, à sa place, qui ne verraient là qu’uneoccasion de satisfaire leurs sales instincts, de triompher en leurvanité de dindons et qui, déjà, sans aucun doute, eussent criépar-dessus les toits la déchéance d’une malheureuse égarée, victimede son enthousiasme!…

J’ai oublié de dire que Florimond Duputois avait le nez en piedde marmite, les yeux en cuillers à pot, la bouche en suçoir delépidoptère, la peau granuleuse, le croupion bas et une grandecrainte des bœufs.

J’ajoute qu’il appartenait à la pléïade symboliste et qu’ilcollaborait assidûment au Grimoire, à la Mélusineet à la Revue des Crotales.

Il s’échappa de son bureau un peu avant l’heure, courut se faireadoniser chez un coiffeur qu’il encourageait, fit un dînerpalingénésique, relut quelques pages de l’Après-midid’un faune, dans le dessein d’élever son cœur et,sûr de lui, prit enfin l’omnibus d’Auteuil.

La petite porte du jardin de Mme Rolande était entr’ouverte, eneffet. Poussée par lui avec des précautions infinies, elle bâillapeu à peu sur un gouffre noir. L’allée, à peine visible près duseuil, se perdait aussitôt dans la profondeur des massifs.

Mais ayant été souvent admis à promener son inspiration dans celabyrinthe, il en connaissait, comme on dit, tous les détours.

Refermant donc la porte derrière lui, il s’avança d’une allureprocessionnelle, ressaisi de tout son trouble, et la grosse clochede son cœur sonnant à toute volée.

Le silence était aussi profond qu’aurait pu le désirer ou lecraindre un malfaiteur, dans ce quartier sédatif habité par desmalades ou des millionnaires très précieux.

À peine, au loin, dans la direction du Point-du-Jour, quelquesrumeurs vagues et la plainte prolongée d’un de ces chiensmélancoliques de Maldoror que tourmente l’infini…

À mesure qu’il approchait du berceau d’aristoloches et dechèvrefeuilles où l’attendait l’épouse coupable, son assurancediminuait, sa marche devenait plus incertaine, son tremblement plusirréprimable. À la fin, ses dents claquèrent avec tant de forcequ’il craignit d’éveiller les petits oiseaux, et il se sentittellement pâlir qu’il se demanda s’il n’allait pas teinter lesfeuilles de sa pâleur, à la manière d’un poissonphosphorescent.

* * *

Une main, tout à coup, se posa sur son épaule.

– Je suis là, mon cher amour, disait la voix de Mme Rolande.

Et, presque aussitôt, les deux bras de cette femme sans délai senouèrent autour de son cou, pendant qu’un baiser de vie ou de mortlui mangeait l’âme.

Ah! le vorace et fauve baiser que c’était-là! Le jeune hommeavait tout prévu, excepté ce baiser fougueux, inapaisable, éternel;ce baiser odorant et capiteux où passaient les parfums féroces desFleurs du Mal, les volatils détraquants de la Venaison et lesexécrables poivres du Désir; ce baiser qui avait des griffes commeun aigle et qui allait à la chasse comme un lion; qui entrait enlui de même façon qu’une épée de feu; qui lui mettait dans lesoreilles toutes les sonnailles des béliers ou des capricornes desmontagnes; cet épouvantable baiser d’opium, de folie furieuse,d’abrutissement et d’extase!

Les chastes vouloirs avaient décampé. Ils étaient au diable, autonnerre de Dieu, dans le fond d’une crique de la lune, avec lesharangues ou objurgations orphiques préalablement élaborées.

Duputois roulait aux abîmes, lorsqu’un bruit de pas se fitentendre. Les ténèbres étaient absolues. Impossible de distinguerquoi que ce fût.

Le lyrique de la Revue des Crotalesreçut alors, en plein milieu du visage, le coup du plat de deuxmains furieuses qui le repoussaient et qui faillirent le jeter àterre.

Mme Rolande, se débarrassant du pauvre diable, avait bondi enarrière et, maintenant, il entendait le chuchotement de deuxpersonnes qui s’éloignaient rapidement vers la maison.

Craignant d’exhaler un souffle et n’osant bouger de son poste,il demeura immobile plus d’une heure dans l’obscurité, espérant ilne savait quoi.

À la fin pourtant, rompu de fatigue et gelé par les étoiles, ilregagna la porte du jardin, toujours entrebâillée, et se retrouvasur le bon trottoir des morfondus, n’ayant pas fait plus de bruitqu’une fourmi noire émigrant dans la nuit noire, aussi déconfit etcourbatu que le puisse être un adolescent plein de soliloques et deprosodie.

* * *

Le lendemain, on le fit demander à l’anti-chambre de sonministère. II se trouva en présence d’un très bel hommesuffisamment athlétique, ayant l’air d’un officier de cavalerie, dela politesse la plus exquise et qui lui parla en ces termes:

– Monsieur, une erreur de suscription a mis hier entre vos mainsun billet de femme qui m’était destiné. Il est inutile, je pense,de vous rappeler le contenu de ce message. Je vous prie même del’oublier soigneusement. En recevant, de mon côté, les quelqueslignes qui eussent dû vous parvenir, j’ai deviné fort heureusementla substitution d’adresse, et j’ai pu arriver juste assez tôt pouren conjurer les suites funestes. On vous sait galant homme, et jecompte que vous allez en échange de la lettre que voici, merestituer sur-le-champ l’autographe qui m’appartient. J’ajoute -bien inutilement à coup sûr, monsieur le poète – que lamaîtresse de César nedoit pas être soupçonnée.

Cette dernière phrase trop claire était appuyée d’une façontellement significative que le chétif, incapable d’expectorer unediphtongue, s’exécuta.

Voici quel était le contenu de l’autre missive:

«Monsieur Duputois, je vous serais infiniment obligée de vouloirbien, à l’avenir, m’épargner l’honneur de vos dédicaces dans lespetites revues. Vos poésies sont incontestablement délicieuses,mais j’avoue ma préférence pour une humble prose, et le rôle demuse ne me convient pas. Agréez, etc.»

Cette insignifiante aventure est arrivée en 187… FlorimondDuputois, de plus en plus protégé, continue ses chants auministère. On assure qu’il sera promu chevalier le 14 juilletprochain.

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