Histoires désobligeantes

Chapitre 26Le cabinet de lecture

À Pol Demade, catholiquebelge.

La littérature est indispensable.

 

– Mais, tonnerre de Dieu! quand on vous dit qu’il y aquelqu’un.

Orthodoxie Panard, qui s’acharnait sur la serrure, depuis uninstant, prit la fuite en entendant la voix redoutée de son onclepaternel.

Ce cabinet de lecture était si cocassement aménagé qu’un seulindividu pouvait en jouir à tour de rôle, et il y avait dixpersonnes dans la maison.

Il y avait le père Panard et la mère Panard; les quatrehéritiers Panard: Athanase, Héliodore, Démétrius et Orthodoxie;puis l’oncle Justinien, la tante Plectrude et la tante Roxelane.Enfin, la vieille bonne Palmyre. Cela faisait dix, bien comptés.C’était absurde.

Et remarquez que tout ce monde-là, sans excepter Palmyreelle-même, avait ou pouvait avoir des besoins intellectuels de lanature la plus impérieuse.

A quelque heure que ce fût, on était toujours sûr de trouverquelqu’un. Parfois on se bousculait à la porte.

Il y avait de quoi dégoûter de la famille.

Impossible de faire entendre raison à ce grigou de Panard, unancien professeur de grec, membre de l’Institut, s’il vous plaît,qui ne se lavait jamais les mains, par mesure d’économie, et quidéclamait les imprécations d’Hécube, dans le texte même d’Euripide,quand on lui parlait de construire un second local.

L’argent ne lui manquait pourtant pas. depuis le fameux héritagequi avait fait de ce traducteur de Philostrate un propriétaireimportant.

Mais la littérature contemporaine dont s’alimentaient surtoutles Panard sortis de son flanc, étant dénuée pour lui d’intérêt, ilprétendait qu’on se contentât des lieux actuels et feignait de nepas entendre les optatives insinuations de ses hoirs.

Le plus intolérable des compétiteurs, c’était l’oncle Justinien,un colonel de gendarmerie en retraite qui n’en finissaitjamais.

Quand l’animal avait réussi, une bonne fois, à s’introduire, lessupplications et les pleurs étaient inutiles. Il fallait attendreune heure qu’il eût fini de paperasser.

Si, du moins, cette basane, ce gâteux fétide qui n’aboutissaitpas, ce pourvoyeur démantibulé de la guillotine, avait eu desmotifs élevés pour prolonger ainsi les vacations, pour s’attarderindéfiniment dans le cabinet précieux, trois ou quatre fois parjour!

Mais non. Ce vétéran de malheur, que le ciel s’obstinait à nepas confondre, avait toujours été incapable de lire autre chose quedes signalements de malfaiteurs ou des ordres d’arrestation.

– Que pouvez-vous faire là-dedans? bonté divine! criait tantePlectrude, en levant ses deux bras arides vers les étoiles, car ilse levait souvent au milieu des nuits.

– Je fais ma correspondance, répondait-il avec la finesse d’ungendarme qu’on ne prenait pas sans vert.

* * *

De tout cela, plus que personne, Orthodoxie était malheureuse.Celait une jeune fille d’une grâce peu commune, qui avait desrelations littéraires et prenait des leçons de bicyclette.

Son frère Athanase. qui, déjà, se lançait dans le symbolisme,lui avait fait connaître le chef d’école Romano-Spada, que sesracines grecques firent exceptionnellement agréer du vieux Panard,et l’avisé Romano profita bientôt de cet accueil pour faufiler soninséparable ami, le grand Papadiamantopoulos.

Un jour même, les défiances bien légitimes du professeur furentassez vaincues pour qu’on pût inviter le non-pareil, le suréminentPéritoine, qui daigna venir sans façon, à la bonne franquette, avecson auréole de travail.

Enfin, la table s’élargissant, plusieurs Klephtes, à leur tour,avaient reçu l’hospitalité pour l’amour du Pinde.

Il est vrai qu’un tel surcroît de convives rendait plusinaccessible encore le petit endroit, autant que jamais,d’ailleurs, occupé malicieusement par Justinien, qui n’en sortaitque pour faire à table d’irrémissibles incongruités.

Cette circonstance mettait une ombre au tableau, et, je lerépète, Orthodoxie en souffrait jusque dans ses recoins les plusdélicats.

Vierge aimable qui ne demandait qu’à s’ouvrir! Fleur charmantequ’un souffle eût épanouie! Combien ne lui eût-il pas été facile,sans l’avaricieuse chiennerie de son père, de se pousser dans lejoyeux monde, où l’eussent efficacement patronnée de si dignesmaîtres!

Par malheur, il aurait fallu rompre audacieusement avec unvieillard plein de préjugés, que cette affluence d’apôtresinquiétait déjà et qui parlait de congédier l’Attique et lePéloponèse.

Avec angoisse elle voyait venir le moment où elle serait à peuprès réduite, comme auparavant, à se cultiver elle-même…

Ah! si Panard avait consenti seulement à lui laisser lire lesbrillantes productions des psychologues ou des mages! Mais il n’yavait pas moyen d’y songer. Toutes les œuvres nouvelles que lesauteurs ou les éditeurs envoyaient avec dédicaces au membre sévèrede l’Institut étaient expédiées illico dans ce dérisoirecabinet où il était impossible de se recueillir un quartd’heure.

Et, il n’y avait pas à dire, c’était l’unique ressource. On nepouvait s’instruire que là. Quant à emporter les brochures avecsoi. il fallait en bannir l’espoir. La rage du vieux pion, quifouillait partout, eût éclaté d’une manière terrible si quelqu’uns’était avisé de détourner un seul tome de cette bibliothèqueprivée dont il avait le catalogue dans son implacable mémoire. Ilfallait absolument les utiliser sur place.

Or Justinien en faisait un scandaleux abus. Quand il avaitcompulsé des études de mœurs ou des recueils de poésies, lesfeuilles étaient dans un tel état qu’on devait, en gémissant,renoncer à les parcourir après lui. Les dédicaces même ypassaient.

La sentimentale Orthodoxie en perdait la tête, ne parvenant pasà retrouver le fil des histoires, se voyant tout à coup privée d’unchapitre décisif qui l’eut éclairée, sans doute; forcée, malgré soninexpérience, de bâtir elle-même des épisodes improbables, deconjecturer d’impossibles dénouements.

* * *

La nécessité, dit-on, rend ingénieux. Cette histoire. véridiqueva nous en fournir la preuve.

Il arriva qu’un certain jour un robuste commissionnaire apportales œuvres complètes du célèbre romancier russe Borborygme, qu’onvenait enfin de traduire.

Depuis longtemps, la jeune fille rêvait de lire les pagesémollientes et philharmoniques de ce Moscovite relâché. Mais ilétait trop facile de prévoir que cette masse précieusen’échapperait pas à la destinée commune des papiers lyriques oudocumentaires dont le cabinet de lecture s’emplissaitcontinuellement.

Pour conjurer cette catastrophe, il n’y avait pas une minute àperdre. Orthodoxie alla donc trouver sur-le-champ la tanteRoxelane, qui se piquait aussi de littérature et qui étaitcertainement, après elle, la personne la plus euphonique de lafamille.

Non moins ladresse, d’ailleurs, que Panard, celui-ci laconsidérait attentivement pour les capitaux aimables qu’ellepossédait et qu’elle manipulait avec prudence. Elle seule échappaità l’inquisition du maniaque et son seuil était respecté.

En quelques instants fut ourdie la conspiration. Les deux femmesarrêtèrent que le grand homme échapperait aux mains profanantes ducolonel de gendarmerie, et Palmyre, corrompue par d’illusoirespromesses, traîna le colis dans la chambre de Roxelane.

Il y eut alors quelques beaux jours, la tante et la nièce lisantet pleurant ensemble…

Malheureusement, la vibrante Orthodoxie ne put assez contenirson enthousiasme. A son insu, des idées et des métaphores slaveslui échappèrent, et la défiance de Panard, un beau matin,s’éveilla.

Le mot rouble ayant été prononcé par l’imprudente, quicroyait parler d’or, il se leva de table comme un homme frappéd’une lueur subite et se précipita dans le cabinet, au moment mêmeoù l’éternel Justinien venait d’en sortir.

On l’entendit longtemps fourrager avec énergie dans lesarchives, nul n’osant bouger, tellement Forage était proche.

Il reparut à la fin, pâle et rouge, assez semblable à quelquetison mal éteint sur lequel soufflerait la bise.

– Où sont mes Borborygmes? hurla-t-il.

Tante Plectrude, informée du micmac, essaya de détourner lecyclone sur Justinien. Mais celui-ci ayant juré, par sa croix etpar ses bottes, qu’on le soupçonnait injustement, la véracité de cegendarme ne put être mise en doute.

Orthodoxie, à son tour, comblée d’effroi, chargea si obstinémentses frères Athanase, Héliodore et Démétrius, qui ne savaient mêmepas de quoi il retournait, que le discernant patriarche démêla sanspeine leur innocence.

Le cas était grave, et le châtiment fut proportion né au délit.Il fallut restituer les précieux bouquins, qui prirent incontinentla même route que leurs devanciers, et ce fut l’oncle trois foisodieux qui en profita presque seul, cette littérature agissant surlui avec tant de force qu’il n’émergeait plus de son antre qu’auxheures des repas.

Orthodoxie, dont la douleur fut déchirante, parvint cependant àse consoler. Elle a même fini par comprendre que tel est lejugement dernier de tous les papiers humains, que les lectures sefont généralement ainsi dans les familles où la raison prédomine,et que de tangibles félicités sont plus estimables que lesdécevantes élucubrations de quelques rêveurs…

Mais, que dis-je? n’avait-elle pas surtout découvert, en cetteoccasion, la profonde vérité de l’axiome formulé par une de nospoétesses, et qui fut désormais pour elle un principe delumière:

Avant de parler, il fauttourner sept fois salangue dans la bouche…de son voisin.

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