Histoires désobligeantes

Chapitre 17Le téléphone de Calypso

À Marius.

 

Madame Presque ne pouvait se consoler du départ de MonsieurVertige. Depuis six mois que, prononçant leur divorce, un arrêtprofondément équitable avait mis un terme à leurs conjugalestribulations, cette femme exquise, peu à peu, s’était laissée choirdans l’hypocondrie.

Aux premiers élans d’une joie bien naturelle, avaientpromptement succédé les transes de la solitude, les alarmes del’insomnie, le gril de la continence et enfin les regretsamers.

Ce n’était pourtant pas que M. Vertige fût un homme précisémentadorable. Ah! Dieu, non. Il sentait le bouc, avait un caractèrediabolique et ne possédait pas un globule d’enthousiasme pour safemme.

Mais on trouvait en lui ce ragoût, cette espèce de je ne saisquoi qui fait qu’on revient toujours à ces animaux. C’estinexplicable sans doute, mais trop certain.

Elle pouvait se rendre cette justice d’avoir fait généreusement,avant leur divorce, tout ce qu’une bonne femme peut faire pour sedégoûter de son mari. Elle s’était crue même tout à fait sûre deréussir. Elle avait eu plusieurs amants d’une distinction peuordinaire. Le premier surtout, oh! le premier, un employé supérieurde l’administration des Catacombes. qui l’avait lâchéemalheureusement, était, on pouvait le dire sans crainte, le typeidéal.

Eh! bien, ces tentatives heureuses et le divorce favorable quien fut la conséquence n’avaient pu l’opérer complètement de sonmari. Elle pensait toujours à ce vilain homme et ne parvenait pas às’en empêcher.

Elle n’allait pas, sans doute, jusqu’à déplorer de n’être plusmadame Vertige, mais il lui devenait chaque jour plus clair quel’époux banni avait été le condiment indispensable de ses joies. End’autres termes, l’amour était sans saveur depuis qu’ellen’encornait plus un tenancier légitime.

* * *

Il faudrait être le dernier des hommes pour ignorer ou ne passentir à quel point le divorce élève les cœurs. Mais on est en mêmetemps forcé de reconnaître que ce n’est pas exactement uneinstitution de crédit, et madame Presque était, suivant sonexpression familière, gênée dans les entournures.

L’argent avait disparu à la même heure que M. Vertige. Il avaitdisparu comme dans un gouffre, et cette circonstance devaitcertainement, aux yeux du penseur, être pour quelque chose dansl’actuelle mélancolie de l’abandonnée.

Ses expéditions amoureuses ne lui avaient pas été profitables.Il s’en fallait. Dans sa crainte vraiment puérile de paraître seprostituer, elle avait expérimenté l’admirable désinvolture aveclaquelle messieurs les hommes souffrent qu’on les allège du poidsimportun des additions, et ce n’étaient pas les inconstants ou lesingrats régalés par elle autrefois qui s’empresseraient aujourd’huide la secourir. On ne se bousculait pas dans l’escalier de l’hôtelmeublé de dixième ordre qui avait remplacé l’appartementconfortable de naguère, et la question de subsistance quotidiennecommençait à pendre.

Au plus fort de cette anxiété, une idée rafraîchissante passasur elle comme une brise de parfums sur les lieux arides.

Elle venait de se rappeler l’appareil téléphonique possédé parM. Vertige. Cet appareil l’avait souvent réveillée la nuit, etc’était un de ses griefs innombrables.

Elle s’en était vengée en faisant servir à diverses fourberiescet irresponsable véhicule des turpitudes ou des sottisescontemporaines. Un assez grand nombre de fois, M. Vertige avaitreçu des rendez-vous dérisoires qui le forçaient à s’absenterpendant des heures dont profitait audacieusement sa femme. Aubureau central, on devait le croire surchargé d’affaires. Lesblagues avaient même été si loin qu’on pouvait craindre désormaisun parti-pris de ne plus répondre.

Pleine d’un dessein mystérieux, madame Presque s’élança donc àla plus prochaine cabine et demanda communication.

* * *

J’ouvre ici une parenthèse, complètement inutile d’ailleurs,pour déclarer que le téléphone est une de mes haines.

Je prétends qu’il est immoral de se parler de si loin, et quel’instrument susdit est une mécanique infernale.

Il est bien entendu que je ne puis alléguer aucune preuve del’origine ténébreuse de cet allonge-voix et queje suis incapable de documenter mon affirmation. Mais j’en appelleaux gens de bonne foi et d’esprit ferme qui en ont usé.

Le bruissement de larves qui précède l’entretien n’est-il pascomme un avertissement qu’on va pénétrer dans quelque confinréservé où la terreur, peut-être, surabonde… si on savait?

Et l’horrible déformation des sons humains qu’on croirait étiréssous un laminoir, qui ont l’air de n’arriver jusqu’à l’oreille qu’àforce de se distendre monstrueusement, n’est-elle pas aussi quelquechose d’un peu panique?

Il y a peu de jours, un vieux garçon de bains scientifiques,appointé spécialement pour le massage des découvertesutiles, au hammam d’un puissant journal, célébrait lagloire d’une usine anglaise qui est en train d’exterminerl’Écriture.

Il paraît qu’une lumineuse machine va destituer la main deshommes qui n’auront plus du tout besoin d’écrire, et le fantocheinvitait naturellement plusieurs peuples à se réjouir d’un telprogrès.

J’imagine que le téléphone est un attentat plus grave, puisqu’ilavilit la Parole même.

* * *

– Hallô! Hallô! À qui ai-je l’honneur de parler?

– A moi, Charlotte, votre ancienne femme.

– Ah! très bien, chère madame, comment vous portez-vous?

– Pas mal, je vous remercie, et vous-même?

– Oh! moi, je prends du ventre. Que puis-je faire pour vous êtreagréable, s’il vous plaît?

– M’accorder un rendez-vous le plus tôt possible pour uneaffaire tout à fait pressée.

– Pardon, madame, j’ai l’honneur de vous rappeler que nous nedevions plus nous voir.

– Eh! bien, mon cher Ferdinand, mon petit nand-nand, il fautchanger ça. A quoi servirait d’être divorcés si on ne devait plusse voir?

– Que voulez-vous dire? Expliquez-vous, s’il vous plaît,répondit l’ex-époux dont l’extrémité de la voix grondeuseparut sauteler sur la plaque où madame Presque fit retentir unbaiser que l’appareil transmit comme un dard.

– Soyez donc attentif, gros canard, et faites un effort pour mebien entendre. Quand nous nous sommes mariés, nous avons agi commedes enfants et nous avons failli manquer toute notre existence,parce que nous n’avons rien compris, mais rien de rien à ce que lanature exigeait de nous.

L’amour libre, voilà ce qu’il nous fallait. Le mariage est faitpour les êtres inférieurs et nous étions appelés à une vie plushaute. Nous aurions été parfaitement heureux si nous avions eu lasagesse de ne pas nous épouser, de ne pas habiter bêtement sous lemême toit et de nous voir gentiment de loin en loin, comme deuxpetits cochons qui s’adorent.

Pourquoi ne pas réaliser aujourd’hui ce beau rêve? Croyez-vousdonc qu’il soit trop tard? Ecoutez-moi, polisson d’homme, et voyezsi on vous aime:

JE TROMPERAI TOUT LE MONDE AVEC TOI! mon Ferdinand…

Il est probable que madame Presque savait à l’avance dans quelfumier d’âme allait tomber cette promesse, car les deux tronçons duserpent de l’adultère, tranchés par le divorce et recollés par leplus sordide concubinage, se réintégrèrent.

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