La Conspiration des milliardaires – Tome I

Chapitre 9Deux Yankees qui s’entendent

Deretour à Chicago, Aurora et William Boltyn avaient repris le coursde leur existence affairée et somptueuse.

Les réunions d’affaires, les travaux et lesfêtes se succédaient avec une régularité qui devenait à la longuede la monotonie.

Mais le caractère de la jeune fille, quis’accommodait autrefois admirablement de cette série d’occupationsinvariablement réglées à l’avance, semblait avoir subi de profondesmodifications.

Quelque chose de nouveau était entré dans savie.

Maintenant elle prenait un plus grand soin desa toilette.

Elle avait fait venir de New York des journauxde modes anglaise et française.

Sans les négliger, elle s’occupait avecbeaucoup moins d’intérêt des affaires de l’abattoir et de lafabrique de conserves.

En revanche, elle lisait plus que jamais lesrevues scientifiques, américaines et étrangères, qui traitaient desinventions nouvelles.

Heureuse quand quelque savant de l’Union avaitdevancé ses rivaux dans la voie du progrès, elle avait devéritables colères quand un Européen bouleversait les théoriesadmises, par quelque trouvaille de génie.

La gloire scientifique de ses compatriotes, eten particulier d’Hattison et de son fils, semblait être devenuepour elle une question personnelle.

Elle entretenait, sous la signature de sonpère, une correspondance fréquente et détaillée, au sujet destravaux qui se poursuivaient sans relâche aussi bien à Skytown qu’àMercury’s Park.

Elle s’était fait envoyer, de là-bas, touteune collection de photographies représentant les ateliers et lessites les plus curieux et les plus pittoresques des montagnesRocheuses et de la côte du Pacifique.

Sur l’avis secret de William Boltyn, Hattisonpère avait glissé, parmi les paysages, sa photographie et celle deson fils.

Aurora avait disposé toute la collection à laplace d’honneur, dans sa propre chambre à coucher.

Tom Punch qui, depuis le retour de sesmaîtres, s’était remis à s’ennuyer royalement, avait remarqué lefait.

Comme il ne manquait pas d’une certaine malicesous ses apparences de bonhomie, il conservait le secret espoir defaire bientôt un nouveau voyage aux montagnes Rocheuses.

Tom Punch s’ennuyait.

Au fond, le brave majordome en arrivaitpresque à regretter le bateau sous-marin, et ses facétieux amis lescoureurs des bois.

Il déplorait fort de ne point s’être faitphotographier, lui aussi, vêtu d’herbes aromatiques et prêt à êtremis en papillotes, comme il en avait eu un moment la crainte.

Quant à William Boltyn, dont l’âme glaciale etmathématique n’avait guère de faiblesses, il continuait à s’occuperde ses affaires industrielles avec le même sérieux et la mêmegravité.

Cependant, il se réjouissait en cachette del’amour naissant d’Aurora pour Ned Hattison, et il suivait, avecune satisfaction marquée, les progrès de cette passion dans le cœurde la jeune fille.

Il pensait le dénouement très proche ;mais, d’accord avec le vieil ingénieur, il était résolu à ne rienprécipiter, à laisser les choses se faire d’elles-mêmes, de façon àparaître n’avoir trempé en rien dans cette combinaisonmatrimoniale.

Il se croyait sûr du succès.

Ils eussent peut-être changé d’avis s’ilsavaient pu connaître les secrets sentiments du jeune ingénieur.

Comme toutes les intelligences vraimentsupérieures, Ned Hattison était doué d’une grande perspicacité.

L’obligation de tirer des plus petitesremarques des conséquences considérables l’avait rendu trèsobservateur.

Il s’était vite aperçu du complot bénévoleformé par les deux pères pour son mariage, et de l’affectionnaissante d’Aurora pour lui.

Et, comme il était d’une extrême loyautéenvers soi-même et envers les autres, il s’était posé carrément laquestion :

– Est-ce que j’aime Aurora ?

À cela la réponse n’était pas douteuse.

Non, il n’aimait pas la jeunemilliardaire.

Il la connaissait, d’ailleurs, depuis trop peude temps.

Trop d’idées les séparaient ; trop peu decharmes l’attiraient vers elle.

Il le sentait en lui-même trèsnettement : jamais il ne l’aimerait.

Il éprouverait toujours pour elle une secrèteantipathie ; et comme il n’entrait pas dans ses calculs, dansle plan d’existence qu’il s’était tracé, de faire de son mariageune affaire lucrative, il était bien résolu à ne jamais épouserAurora.

En attendant, pour éviter toute discussionavec son père, dont il connaissait le caractère autoritaire etinflexible, il était décidé à ne s’apercevoir de rien et à garderle plus profond silence.

Depuis le voyage des Boltyn, il se confinaitde plus en plus dans sa laborieuse solitude de Skytown.

Donnant pour prétexte les études compliquéesque réclamait la solution des problèmes de la navigationsous-marine, il ne voyait plus son père qu’à de rares intervalles,et seulement pour les nécessités de l’entreprise commune.

Les jours et les semaines passaient.

De nouvelles merveilles s’édifiaient.

Les bâtiments s’ajoutaient aux bâtiments, etles inventions aux inventions ; la question du mariage nefaisait pas un pas.

Aurora était en proie à une excessiveimpatience ; et plus Ned réfléchissait, plus il s’ancrait danssa première résolution.

– Jamais, se disait-il quelquefois, dansle silence de son cabinet de travail, ou pendant ses promenadessolitaires sur le rivage du Pacifique, jamais je n’épouserai cettedure jeune fille, égoïste, et froide comme une statue d’or, qui n’ajamais appris à parler que par chiffres, et dont l’intelligence estuniquement orientée du côté du plus fort bénéfice. Elle connaît, àun farthing près, le prix de toutes les denréescommerciales, et elle ne sait rien des idées générales ousimplement généreuses. Elle méprise tout ce qui est art oulittérature ; et elle ne s’intéresse à la science que parceque la science est une chose pratique et facile à convertir endollars.

Et Ned concluait toujours :

– Épouser une pareille fille, ce seraitse mettre sous le joug du plus despotique et du plus orgueilleuxdes tyrans.

Aurora était loin de soupçonner les idées dujeune ingénieur.

Elle attribuait, au contraire, son silence àde la timidité.

Habituée jusqu’ici à voir satisfaire sesmoindres caprices, elle eût voulu voir son mariage conclu d’unemanière définitive.

Mais elle avait trop de fierté pour prendreelle-même l’initiative, pour faire des confidences à son père, etle prier d’adresser une demande en règle à Ned Hattison.

Cependant le temps passait, sans rien modifierà la situation.

Aurora était maintenant sombre, taciturne etmélancolique.

Presque aussi morose que Tom Punch, elledélaissait toutes ses distractions habituelles.

Les courses en bicyclette et en automobile,les promenades et les usines, les parties de tennis sur lespelouses des jardins, la lecture même des revues scientifiques,rien ne l’amusait plus, tant sa préoccupation était grande.

William Boltyn, qui s’était d’abord réjoui dessentiments de sa fille pour Ned, commençait à éprouver quelquesinquiétudes ; et dans leur conversation journalière, ilfaisait mille allusions à l’ingénieur, tâchant de fournir à lajeune fille des occasions de la faire parler et de la décider àentrer dans la voie des confidences.

Mais orgueilleuse et têtue, en bonne Yankeequ’elle était, Aurora se taisait toujours, et faisait mine de nepas s’apercevoir de ces efforts pour lui arracher son secret.

Enfin un beau matin, après une nuit deréflexions, elle se décida à pressentir habilement son père sur lesujet qui lui tenait tant au cœur ; et un peu avant le lunchdu matin, elle descendit dans le cabinet du milliardaire.

De prime abord, William Boltyn engagea laconversation sur un terrain favorable aux vues de la jeunefille.

– Tu sais, ma fille, dit-il en riant,qu’hier, à la Bourse industrielle, j’ai reçu une demande enmariage, te concernant. C’est au moins la quinzième.

– Et de la part de qui ? demandaAurora dont le cœur battit très fort.

– De la part du jeune ArthurSips-Rothson, le fils du grand distillateur que tu connais. C’estun excellent garçon, fort entendu aux affaires, et d’une fortune àpeu près égale à la tienne, dit William Boltyn avec une négligenceaffectée.

– Je n’en veux pas, fit Aurora avecdépit. J’ai refusé des partis plus brillants. Tu m’as dit toi-mêmebien des fois que je pourrais choisir parmi les jeunes gens del’Union et même parmi les héritiers des plus grandes familles del’autre côté de l’Atlantique.

– Tu veux donc épouser un Européen,s’écria William Boltyn continuant sa malicieuse tactique. Jecroyais que cela était contraire à tous les principes d’éducationaméricaine que j’ai essayé de te donner.

– Sans aller en Europe, il me semble quetu pourrais me proposer un mari plus distingué que ce distillateur,aussi épais et aussi obtus que ses tonneaux.

– Alors qui veux-tu que je tepropose ? Le président du Congrès est malheureusement marié.Le fils de Vanderbilt ? Il est plus riche que moi. Ledirecteur du New York Herald ? Mais il habite presquetoujours à Paris ; et d’ailleurs il est trop âgé pour toi.J’en dirai tout autant de l’ingénieur Hattison qui est une des plusgrandes célébrités américaines.

Cette fois la plaisanterie avait touchéjuste.

Les yeux brillants, le teint animé par lacolère, Aurora répartit sèchement :

– Hattison ? Eh ! pourquoipas ?… Je préfère être la femme d’un homme intelligent, d’ungrand savant, que la femme d’un de ces milliardaires que vousm’avez présentés, et qui n’ont que leur or pour tout attrait dansla vie. Mais vous savez bien, et ici la jeune fille se troubla, quel’ingénieur Hattison n’est pas de mon âge.

William Boltyn sourit.

Il en était arrivé où il voulait.

Il répliqua d’un air mi-plaisant,mi-sérieux :

– Certes non, sournoise, l’ingénieurHattison n’est pas de ton âge. Mais que dirais-tu de sonfils ? Tu déclarais à grand tapage à l’instant même ne vouloirque d’un homme de talent : tu ne peux pas avoir d’objectionssérieuses contre celui-ci. Il est jeune, presque aussi célèbre queson père, et presque aussi riche que toi.

– Mais pour le moment, répondit Auroratroublée, l’impression que m’a produit M. Ned Hattison estplutôt favorable. Il est vrai que je le connais bien peu.

– Serait-ce à dire que tu voudrais leconnaître davantage ? répliqua William Boltyn malicieux, etjouissant de l’émoi que la jeune fille ne réussissait pas àcacher.

– Mon père, fit-elle, M. Ned est unparfait gentleman. Son commerce est assez agréable pourqu’on désire le revoir.

– Oh ! mais assurément !J’avoue moi-même que ce jeune homme m’inspire une profondesympathie. Je ne suis donc pas étonné que de ton côté… il ne tesoit pas indifférent.

– Je le préfère certes à tous ceux qui,jusqu’à présent, m’ont fait l’honneur de me demander ma main, ycompris votre fabricant d’alcool.

Aurora ne voulait pas avouer complètement sessentiments ; mais elle était fort heureuse de cetteconversation.

Ses joues animées et l’éclat de ses regardsdévoilaient assez clairement l’intérêt qu’elle y prenait.

Quant à Boltyn, à demi renversé dans sonfauteuil, les mains dans ses poches, il suivait du coin de l’œilles mouvements de sa fille qui, ne pouvant rester en place, allaitet venait dans le cabinet de travail.

Comme obéissant à une pensée subite, il seleva brusquement.

– Écoute-moi, fit-il. Depuis un quartd’heure nous jouons tous les deux à cache-cache. Ce n’est pas commecela que l’on fait les affaires. Parlons clairement. Si NedHattison te plaît, comme j’ai tout lieu de le croire, il ne tientqu’à toi de l’épouser. Je suis prêt à te donner mon consentement.Je ne te cache pas, du reste, que je verrais ce mariage d’un fortbon œil.

– Mais, père, M. Ned Hattison vousa-t-il demandé ma main ?

– Comme tu vas vite ! Les chosesn’en sont pas là. Ce n’est encore qu’à l’état de projet. Soistranquille ; cela ne tardera pas. J’ai eu à Skytown, unentretien à ce sujet avec son père. Nous sommes convenus que, cemariage réunissant pour nous tous les conditions les plusdésirables, il était souhaitable qu’il se fît le plus tôtpossible.

– Alors ?

– Alors, de même qu’en ce moment je teconsulte, ou plutôt, fit-il en souriant, que tu te laissesconsulter, M. Hattison s’est engagé, à la première occasion, àinformer son fils de nos projets, et à lui annoncer qu’il pourraitprétendre à devenir ton mari. Nous n’attendions plus que tonassentiment pour pousser plus activement l’affaire.

– Eh bien, fit-elle en levant sur lui sesgrands yeux éclairés d’une flamme contenue, ce n’est pas moi qui laretarderai. Je suis comme vous, ce mariage me sourit. LorsqueM. Ned aura fait sa demande, je l’épouserai.

En prononçant ces mots, sa physionomies’éclaira. Les images qui, depuis quelque temps obscurcissaient sonfront, s’évanouirent sous la poussée de joie qui montait enelle.

L’amour qu’elle éprouvait pour le jeuneingénieur était encore plus fort qu’elle ne pensait.

Ce fut au tour de William Boltyn à dissimulerses pensées.

Il ne voulait pas trop laisser voir sasatisfaction, de manière que sa fille crût qu’en cela, comme entoute autre chose, il ne faisait que s’incliner devant sondésir.

– Allons, dit-il simplement, je vois quej’avais deviné juste ; mais laisse-moi te féliciter de tonchoix. Tu fais honneur à l’éducation que je t’ai donnée.

« Sais-tu ce que je vais faire ?reprit-il après quelques instants de silence, où chacun d’eux selivrait à ses pensées intimes.

– Dites.

– Je vais allez immédiatement à Mercury’sPark, annoncer cette bonne nouvelle à ton futur beau-père.

– Ne pouvez-vous pas lui écrire, luitélégraphier ?

– Non. J’ai besoin de m’entretenir aveclui au sujet de certaines questions, de dispositions à prendre.J’aime mieux y aller ; ce sera plus vite fait.

– Vous avez raison. Faut-il prévenir TomPunch ?

– Inutile. Je te le laisse. Aie seulementla gentillesse de télégraphier à la gare. Je partirai dans uneheure.

– C’est cela, père.

Aurora disparut en courant. Elle étaitrayonnante.

Immédiatement redevenu l’industriel glacial etcalculateur, William Boltyn se mit à expédier plusieurs affairesrelatives à sa fabrique de conserves.

Une heure après, il prenait place dans sontrain et filait à toute vitesse vers Mercury’s Park.

« Décidément, se disait Tom Punch en leregardant s’éloigner, je n’ai pas de chance. Moi qui croyais allerfaire une petite promenade, me voilà encore une fois cloîtré commeun ermite. »

Et s’ennuyant au point qu’il ne prenait mêmeplus de goût au banjo, le majordome continua de s’ennuyerprodigieusement dans le palais de la Septième Avenue.

Quand à William Boltyn, tout en regardant lespaysages défiler devant ses yeux, il se surprenait à faire desprojets d’avenir.

Dans sa songerie, il mêlait indistinctement lemariage de sa fille et la prospérité de ses affaires.

Il entrevoyait avant peu la vieille Europesoumise au joug des milliardaires américains, et lui-même, pluspuissant qu’un empereur, imposant ses conditions aux consommateursdu Vieux Monde.

Sa fille, elle, serait la femme d’un hommeillustre.

La science et la richesse seraientréunies.

Et c’était lui qui aurait réalisé cela.

Le trajet ne lui sembla pas long.

Le lendemain matin, il était arrivé.

N’ayant pas annoncé son voyage, il se renditimmédiatement au cottage.

Lorsqu’il y pénétra, après avoir jeté un coupd’œil sur les usines en pleine activité, il vit l’ingénieur qui sepromenait de long en large.

Il semblait réfléchir profondément.

Les deux hommes s’abordèrent cordialement.

– Il y a donc du nouveau ?interrogea de suite Hattison après avoir fait asseoir sonvisiteur.

– Mais oui. J’ai eu, hier matin, unentretien avec Aurora. Tout s’est passé comme je l’avais prévu.Elle accepte ce mariage ; et bien qu’elle m’ait dissimulé sajoie, je puis vous certifier qu’elle est heureuse. Et comment vavotre fils ?

– Voici plusieurs jours que je ne l’aivu. Il est très absorbé par ses travaux. Je sais seulement qu’ilest sur la piste d’une importante découverte.

– C’est un véritable travailleur qui nerecule pas devant la fatigue. Vous ne l’avez pas encoreprévenu ?

– Assurément non. J’attendais la réponsede miss Aurora. Demain, je lui communiquerai nos intentions. Sansaucun doute, il sera enchanté.

– C’est cela même. Je n’aime pas lesaffaires qui traînent. Aussitôt après, nous réglerons les questionsfinancières. J’espère que la célébration du mariage ne tarderapas.

– Vous pouvez compter sur moi ! Jesuis comme vous, cette union me satisfait complètement. D’autantplus, ajouta-t-il, qu’elle facilitera beaucoup la réalisation denos projets industriels.

Hattison appuya sur un timbre électrique.

Le nègre muet, qui l’aidait dans sesexpériences solitaires et lui servait de domestique, seprésenta.

– Joë, dit-il, tu nous serviras lelunch.

Les deux hommes prirent ensemble leursrepas.

La plus franche cordialité régnait entreeux.

Du reste, ils étaient bien faits pours’entendre.

Leur ambition était égale, leur forceéquivalente.

Il était tout naturel qu’ils songeassent àréunir, par une alliance, leurs instincts dominateurs et leurdouble puissance.

Deux heures après, William Boltyn reprenait letrain pour Chicago.

Le mariage était une affaire conclue, sansl’assentiment de Ned Hattison toutefois.

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