La mort dans les nuages Agatha Christie

— Je me pose également cette question, appuya Fournier.

— Nous disons donc qu’Anne Morisot est coupable parce qu’elle a menti. Admettons que ma première hypothèse soit exacte. Cadrera-t-elle avec la culpabilité ou l’imposture d’Anne Morisot ? Oui… si mon jugement se confirme. En ce cas, Anne Morisot n’aurait pas dû se trouver dans l’avion.

Les deux autres considéraient Poirot avec déférence mais l’écoutaient de façon distraite.

Fournier pensait, à part lui :

« Je comprends maintenant ce que voulait dire l’inspecteur anglais Japp. Ce vieux Poirot crée des difficultés où il n’y en a pas et complique à plaisir les choses les plus simples. Il ne saurait accepter une solution claire sans prétendre qu’elle s’adapte avec sa première idée. »

De son côté, Jane songeait :

« Je ne vois pas du tout où il veut en venir. Pourquoi la jeune fille ne pouvait-elle voyager dans l’avion ? Elle devait suivre lady Horbury partout où celle-ci désirait se rendre… Je commence à croire que ce petit Belge n’est qu’un vulgaire charlatan. »

Soudain, Poirot se leva.

— Mais, oui, dit-il, c’est bien possible, et facile à constater.

— Qu’y a-t-il, mon ami ? lui demanda Fournier.

— Je retourne au téléphone.

— Vous allez encore parler avec Québec ?

— Cette fois, je me contenterai de Londres.

— Scotland Yard ?

— Non, la résidence de lord Horbury, à Grosvenor Square. Si seulement j’avais la chance de trouver lady Horbury chez elle !

— Attention, mon ami. Si Anne Morisot nous soupçonnait de nous occuper d’elle, cela n’arrangerait pas les choses. Evitons, par-dessus tout, d’éveiller sa méfiance.

— Ne craignez rien. Je serai discret et ne poserai qu’une petite question… bien innocente. (Il sourit.) Venez avec moi, si le cœur vous en dit.

— Non, non !

— Mais si, j’insiste pour que vous veniez !

Les deux hommes s’éloignèrent, laissant Jane au salon.

Il fallut quelque temps pour obtenir la communication, mais la veine favorisait Poirot : lady Horbury déjeunait chez elle.

— Bien. Veuillez lui dire qu’Hercule Poirot désire lui parler depuis Paris. (Il y eut un moment d’attente.) C’est bien vous, lady Horbury ? Non, non, tout va bien. Je vous l’assure, tout va bien. Il ne s’agit plus de cela. Je désirerais que vous répondiez à la question que je vais vous poser. Oui… Lorsque vous voyagez de Paris à Londres par avion, votre femme de chambre vous accompagne-t-elle d’habitude, ou prend-elle le train ? Le train… Et alors, ce jour-là… Je comprends… Vous en êtes sûre ? Ah ! elle vous a quittée brusquement… vous avertissant de ses intentions à la dernière minute. Mais oui, de la basse ingratitude. C’est vrai, ces gens-là témoignent d’une ingratitude monstrueuse. Parfaitement. Non, non, tranquillisez-vous. Au revoir. Merci.

Il raccrocha le récepteur et regarda Fournier de ses yeux verts et brillants.

— Ecoutez, mon ami. La femme de chambre de lady Horbury voyageait d’ordinaire par le train et le bateau. Le jour de la mort de Giselle, lady Horbury décida, au dernier moment, que Madeleine l’accompagnerait en avion.

Poirot prit le bras du Français.

— Vite, mon ami, allons à son hôtel. Si ma petite idée est bonne – et il me semble que oui — nous n’avons pas une seconde à perdre.

Fournier le regarda fixement ; mais avant qu’il pût formuler une question, Poirot fuyait dans la direction de la porte tournante s’ouvrant sur la rue.

Fournier se hâta de le rattraper.

— Je ne vous comprends pas. Que signifie tout ceci ?

Le groom tenait ouverte la porte du taxi. Poirot s’y engouffra et donna l’adresse de l’hôtel d’Anne Morisot.

— Et pressez-vous ! Vite ! Vite !

Fournier sauta près de lui.

— Quelle mouche vous a piqué ? Pourquoi cette course et cette hâte ?

— Parce que, mon ami, si, comme je l’ai dit, mon idée est juste, Anne Morisot court un danger imminent.

— Vous croyez ?

Fournier ne pouvait dissimuler son scepticisme.

— J’ai peur, dit Poirot. J’ai peur. Bon Dieu… ce taxi n’avance pas…

A ce moment, le véhicule filait au moins à soixante à l’heure, se faufilant entre les voitures et échappant par miracle aux accidents, grâce à l’œil exercé et au sang-froid de son chauffeur.

— Il va si vite que nous ne tarderons pas à avoir une collision, déclara Fournier d’un ton sec. Nous avons lâché Miss Grey, qui se morfond en attendant notre retour du téléphone, nous avons quitté l’hôtel sans prévenir personne. Avouez que ce n’est guère élégant !

— Je n’ai que faire de la politesse… quand la vie ou la mort de quelqu’un est en jeu.

— La vie ou la mort ? Fournier haussa les épaules.

« Cette espèce d’entêté va tout gâter. Dès que la jeune femme apprendra que nous courons sur ses trousses… »

D’une voix persuasive, il dit à son compagnon :

— Monsieur Poirot, montrons-nous très prudents.

— Vous ne me comprenez pas. J’ai peur… peur ! Avec une secousse, le taxi s’arrêta devant l’hôtel tranquille où habitait Anne Morisot.

Poirot sauta de la voiture et se trouva nez à nez avec un jeune homme qui sortait de l’hôtel.

— Encore une tête que je connais… Mais où donc l’ai-je vue ?… Ah ! j’y suis… C’est l’artiste Raymond Barraclough. Comme le Belge franchissait le seuil de l’hôtel, Fournier le retint par le bras.

— Monsieur Poirot, j’éprouve pour vos méthodes le plus profond respect et la plus grande admiration, mais je me méfie de tout acte trop précipité. Ici, en France, je suis responsable de la marche de l’enquête.

Poirot l’interrompit :

— Je comprends votre inquiétude ; mais ne craignez de ma part aucun « acte précipité ». Adressons-nous au bureau. Si Mrs. Richards est ici et que tout va bien, nous nous retirerons pour discuter la conduite à suivre. Vous ne voyez aucun inconvénient à cette démarche ?

— Non, non, bien sûr que non.

Poirot passa par la porte tournante et se dirigea vers le bureau de réception. Fournier le suivit.

— Mrs. Richards habite-t-elle ici ? demanda Poirot.

— Elle habitait ici, monsieur, mais elle est partie aujourd’hui.

— Elle est partie ? demanda Fournier.

— Oui, monsieur.

— Quand ça ? L’employé consulta l’horloge.

— Il y a un peu plus d’une demi-heure.

— Son départ a-t-il été précipité ? Où est-elle, à présent ?

L’employé se cabra et allait refuser de répondre à ces questions, mais Fournier ayant produit ses titres, il changea de ton et s’empressa de lui fournir tous les renseignements désirables.

Cette dame était partie sans laisser d’adresse. Selon lui, ce départ résultait d’un brusque changement dans les projets de la cliente, car elle se proposait de séjourner une semaine à l’hôtel.

Il fit alors appeler le concierge, les bagagistes et les garçons d’ascenseur.

D’après le concierge, un homme était venu voir la dame. Il s’était présenté durant son absence, mais il avait attendu et tous deux avaient déjeuné ensemble. Quel genre d’homme. Un Américain… Il avait l’air tout à fait Américain. Elle parut surprise de le voir. Immédiatement après le repas, la dame donna l’ordre de descendre ses bagages et de les mettre dans un taxi.

Où se fit-elle conduire ? A la gare du Nord, c’est du moins l’adresse qu’elle donna au chauffeur. L’Américain l’accompagnait-elle ? Non, elle était partie seule.

— La gare du Nord, dit Fournier… Sûrement pour prendre le train de deux heures en direction de l’Angleterre. A moins que ce ne fût une feinte. Téléphonons à Boulogne et essayons de retrouver le taxi qui l’a conduite.

On eût dit que Poirot avait communiqué ses craintes à Fournier.

La figure du Français témoignait de la plus vive anxiété.

Rapidement et de façon efficace, il mit en branle les rouages de la machine judiciaire.

Il était cinq heures lorsque Jane, assise dans le salon de l’hôtel, un livre à la main, vit apparaître Poirot qui s’avança vers elle.

Elle ouvrait la bouche pour lui adresser des reproches, mais les mots s’arrêtèrent sur ses lèvres. L’expression de Poirot l’inquiétait :

— Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle. Qu’est-il arrivé ? Poirot lui prit les deux mains dans les siennes.

— La vie est cruelle, mademoiselle.

Jane, de plus en plus effrayée, réitéra sa question :

— Qu’y a-t-il, monsieur Poirot ? Lentement, le détective répondit :

— A l’arrivée du train à Boulogne, on a trouvé dans un compartiment de première classe… une femme… morte.

Jane pâlit.

— Anne Morisot ?

— Oui. Anne Morisot. Elle tenait à la main un flacon de verre bleu ayant contenu de l’acide prussique.

— Oh ! s’exclama Jane. Un suicide ?

Poirot ne répondit pas tout de suite. Avec l’air de quelqu’un qui pèse ses mots, il dit :

— La police croit au suicide.

— Et vous ?

Poirot eut un geste affirmatif.

— Je partage son avis.

— Pourquoi se serait-elle tuée ? Pour échapper à son remords ou par crainte d’être découverte ?

Poirot hocha la tête :

— La vie est parfois bien terrible, dit-il, et il faut une bonne dose de courage…

— Pour se tuer ?

— Et pour vivre aussi, conclut Poirot.

CHAPITRE XXVI : Discours d’après-midi

Le lendemain, Poirot quitta Paris, laissant Jane avec une liste de personnes à visiter. La plupart de ces courses lui paraissaient dénuées de sens, mais elle s’en acquitta de son mieux. Deux fois, elle vit Jean Dupont. Il parla de l’expédition, dont elle devait faire partie. Jane, n’osant pas le détromper sans les instructions de Poirot, détourna la conversation.

Cinq jours plus tard, un télégramme la rappela en Angleterre.

Norman vint à sa rencontre à la gare Victoria et ils discutèrent les récents événements.

La presse n’avait donné qu’une publicité restreinte au suicide d’Anne Morisot. Quelques lignes dans les journaux annonçaient qu’une jeune Canadienne, une certaine Mrs. Richards s’était empoisonnée dans l’express de Paris-Boulogne. C’était tout. Nulle part, on ne faisait allusion au meurtre de la mère en avion.

Les deux jeunes gens s’abandonnaient à la joie de se revoir. Jane envisageait la fin de leurs soucis, mais Norman se montrait moins confiant :

— On la soupçonne peut-être d’avoir tué sa mère, mais puisqu’elle a choisi cette façon d’en terminer avec la vie, personne ne s’occupera plus de l’affaire. A moins que sa culpabilité ne soit prouvée, je ne vois pas quel bien en découlera pour nous autres, pauvres diables. Aux yeux du public, nous demeurerons des suspects, tout comme avant !

Il fit part de ses craintes à Poirot qu’il rencontra dans Piccadilly, quelques jours plus tard. Le détective sourit.

— Vous ne valez pas mieux que les autres ! Vous me prenez pour un vieil incapable ! Venez donc dîner chez moi. Japp y sera et aussi notre ami, Mr. Clancy. J’ai certaines révélations intéressantes à faire.

Le dîner se passa dans une atmosphère très amicale. Japp, débordant de bonne humeur, affectait des manières protectrices.

Norman suivait gaiement la conversation, mais Mr. Clancy paraissait aussi troublé qu’au moment où il reconnut l’épine fatale.

Poirot essaya à plusieurs reprises de mettre à l’aise l’auteur de romans policiers.

Après dîner, une fois le café bu, Poirot s’éclaircit la gorge et prit la parole d’un air grave, mais empreint d’une certaine fatuité.

— Mes amis, dit-il, Mr. Clancy, ici présent, témoigne d’un intérêt spécial pour ce qu’il appellerait « ma méthode ». Si je ne vous importune pas…

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