La mort dans les nuages Agatha Christie

— Pauvre lady Horbury ! Vous lui faites jouer le rôle de paravent.

— Je n’admire pas ce genre de femme. Du moins, qu’elle serve à quelque chose une fois dans la vie !

Après une minute d’hésitation, Jane dit :

— Monsieur Poirot, vous ne suspectez pas le jeune M. Dupont de ce crime ?

— Non ! non ! non ! Je désire seulement des renseignements. (Il posa sur la jeune fille un regard scrutateur.) Ce jeune homme vous plaît. A-t-il du sex-appeal ?

Jane éclata de rire.

— Pas précisément. Je dirais plutôt qu’il est gentil et très simple.

— Ainsi, vous le trouvez très simple ?

— Oui. La raison en est, à mon avis, qu’il a mené une vie calme, loin du monde.

— En effet, acquiesça Poirot. Par exemple, il ne lui a pas été donné de voir un héros populaire trembler de peur dans le fauteuil du dentiste.

Jane sourit.

— Je doute que Norman ait eu parmi ses clients maint héros de ce genre.

— C’eût été dommage, puisqu’il se prépare à partir pour le Canada.

— À présent, il se décide pour la Nouvelle-Zélande. Le climat, croit-il, lui conviendra mieux.

— En tout cas, c’est un garçon très patriote. Il veut se fixer dans une colonie anglaise.

— J’espère que ce ne sera point nécessaire.

Elle tourna vers Poirot un œil interrogateur.

— Autrement dit, vous placez votre confiance en papa Poirot ? Je vous promets d’agir de mon mieux. Mais j’ai l’impression de me trouver devant un inconnu formidable… Le rideau n’est pas tombé sur la fin du drame… Oui, mademoiselle, tout porte à croire que nous allons avoir des surprises.

Deux jours après leur arrivée à Paris, M. Hercule Poirot et sa secrétaire dînaient dans un petit restaurant, en compagnie des deux Dupont, hôtes de Poirot.

Le vieux M. Dupont apparut aux yeux de Jane aussi aimable que son fils, mais elle n’eut guère l’occasion de lui parler. Dès le début, Poirot l’accapara. Jean se montra envers elle aussi plaisant que lors de leur rencontre au restaurant londonien. Son air gamin et sa fraîcheur d’âme lui gagnèrent la sympathie de la jeune fille.

Cependant, tout en riant et bavardant avec le jeune homme, Jane tendait l’oreille pour surprendre des bribes de la conversation des deux autres. Elle cherchait à savoir quel genre de renseignements désirait obtenir Poirot. Jusque-là, il lui avait semblé que Poirot, évitant de parler du meurtre, aiguillait son convive sur le chapitre des antiquités et semblait manifester un vif intérêt pour les fouilles archéologiques en Perse. M. Dupont était radieux. Rarement il avait eu l’occasion de rencontrer un auditeur aussi intelligent et aussi compréhensif.

Lequel des deux eut l’idée d’envoyer les jeunes gens au cinéma ? La réponse reste incertaine, mais lorsque Jean et Jane les quittèrent, Poirot rapprocha sa chaise de la table, semblant disposé à se passionner encore si possible pour les recherches de M. Dupont.

— En ces temps de crise, vous devez éprouver d’énormes difficultés à rassembler les fonds nécessaires à vos grands travaux. Acceptez-vous parfois des dons privés ?

M. Dupont éclata de rire.

— Mon cher ami, nous les sollicitons à deux genoux ! Mais la nature des fouilles auxquelles nous nous livrons ne conquiert pas le grand public. Celui-ci exige des résultats impressionnants. Par-dessus tout, il aime l’or… des monceaux d’or ! Vous seriez surpris du petit nombre de gens qui s’intéressent à la poterie… La poterie… toute l’histoire de l’humanité se trouve résumée en cet art… La forme… Le grain de la matière…

M. Dupont s’enthousiasmait. Il mit Poirot en garde contre les publications farcies d’erreurs de B…, les ridicules inventions de L…, et les fautes chronologiques de cet ignorant G… ; Poirot promit solennellement de ne pas se laisser égarer par les livres d’aucune de ces éminentes personnalités.

Il ajouta :

— Voyons, une donation… mettons de cinq cents livres ?

M. Dupont faillit renverser la table dans son émotion.

— Vous… vous m’offrez cette somme… pour aider nos recherches ? Mais c’est prodigieux ! Nous n’avons jamais touché un don de cette importance.

Poirot toussota.

— Attendez… J’ai un service…

— Ah ! oui ! un souvenir… un spécimen de poterie…

— Non, non, vous vous méprenez, interrompit Poirot. Il s’agit de ma secrétaire, cette charmante jeune personne que vous avez vue ce soir… Ne pourrait-elle vous accompagner dans cette expédition ?

M. Dupont parut un instant hésitant.

— Cela peut s’arranger, dit-il en tirant sur sa moustache. Il faudra que je consulte mon fils. Mon neveu et sa femme doivent nous suivre et nous comptions faire ce voyage en famille. Néanmoins, j’en parlerai à Jean…

— Miss Grey s’intéresse passionnément à la poterie. L’antiquité exerce sur elle une vraie fascination. Le rêve de sa vie est de faire des fouilles dans les pays historiques. En outre, elle sait admirablement raccommoder les chaussettes et coudre les boutons.

— Un talent très pratique.

— N’est-ce pas ? Tout à l’heure vous me parliez de la poterie de Suse…

Avec enthousiasme M. Dupont reprit l’exposé de ses opinions personnelles sur Suse I et Suse II.

Poirot quitta M. Dupont père et regagna son hôtel. Dans le vestibule, il aperçut Jane en train de prendre congé de Jean Dupont.

Une fois dans l’ascenseur, Poirot dit à Jane :

— Je vous ai trouvé une situation unique. Au printemps, vous accompagnerez les Dupont en Perse.

Jane écarquilla les yeux.

— Vous voulez rire ?

— Lorsqu’on vous fera cette offre, vous l’accepterez en manifestant une joie très vive.

— Je ne partirai pas en Perse avec les Dupont, pour la bonne raison qu’à cette époque je serai à Londres ou en Nouvelle-Zélande avec Norman.

Poirot insista :

— Ma chère enfant, beaucoup de temps s’écoulera avant le mois de mars. Exprimer de la joie ne signifie pas prendre votre billet. Ainsi, moi, j’ai parlé d’un don… Mais je n’ai pas encore signé le chèque ! A propos, dès demain il faudra que je vous procure un petit manuel sur la poterie préhistorique en Orient. J’ai affirmé que vous vous passionnez pour cette étude.

Jane poussa un soupir.

— Avec vous, le métier de secrétaire ne devient pas une sinécure. Est-ce bien tout ?

— Non, non, j’ai dit que vous cousiez les boutons et raccommodiez les chaussettes à la perfection.

— Faudra-t-il leur faire demain une démonstration de mes talents ?

— Cela ne me paraît pas indispensable. Je pense qu’ils m’ont cru sur parole.

CHAPITRE XXIII : Anne Morisot

A dix heures et demie le lendemain matin, le mélancolique M. Fournier pénétra dans le salon de Poirot et serra chaleureusement la main du petit Belge.

Il paraissait plus animé que de coutume.

— Monsieur, je désirerais vous dire un mot. Je crois avoir enfin compris ce que vous vouliez nous faire entendre à Londres touchant la découverte du chalumeau.

— Ah !

Le visage de Poirot s’épanouit.

— Oui, continua Fournier, prenant un siège, j’ai longtemps réfléchi à vos paroles et je me suis dit : Impossible que le crime se soit accompli comme nous le supposons. A la fin, j’ai vu un rapport entre la reconstitution accomplie par moi dans l’avion et les réflexions que vous aviez exprimées au sujet du chalumeau.

Poirot écoutait attentivement :

— A Londres, vous avez dit, continua Fournier : Pourquoi a-t-on trouvé si mal caché, le chalumeau, alors qu’il était si simple de le lancer au-dehors par le ventilateur ? Je crois pouvoir fournir la réponse : le chalumeau a été caché parce que le meurtrier voulait qu’on le retrouve.

— Bravo ! s’exclama Poirot.

— C’était bien ce que vous vouliez dire, n’est-ce pas ? Eh bien, moi je suis allé un peu plus loin. Pourquoi le meurtrier voulait-il qu’on retrouve le chalumeau ? A cette question, j’ai répondu : Parce qu’il n’a pas fait usage du chalumeau.

— Bravo ! bravo ! Exactement ma façon de voir.

— Poursuivant mon raisonnement, je me suis dit : Si on ne s’est pas servi du chalumeau pour lancer le dard, on a employé autre chose… Un objet qu’un homme ou une femme peut porter à ses lèvres sans provoquer la moindre curiosité. Alors je me souvins d’une liste complète des articles contenus dans les bagages des passagers et dressée sur votre insistance. Deux faits me frappèrent tout particulièrement : Lady Horbury possédait deux fume-cigarette et, sur leur table, les Dupont avaient étalé plusieurs pipes kurdes.

M. Fournier fit une pause, regarda Poirot, mais celui-ci resta coi.

— L’un de ces deux objets peut être porté à la bouche sans éveiller le moindre soupçon… Ai-je raison, oui ou non ?

Poirot hésita un instant avant de répondre :

— Vous êtes sur la bonne piste, mais continuez, et surtout n’oubliez pas la guêpe.

— La guêpe ? Là, par exemple, je n’y suis plus du tout. Je ne vois pas ce que vient faire ici la guêpe.

— Vous ne le devinez pas ? C’est pourtant par là…

La sonnerie du téléphone l’interrompit. Poirot prit le récepteur.

— Allô, allô ! Bonjour. Oui, c’est moi, Hercule Poirot. (En aparté, il murmura à Fournier 🙂 C’est Thibaut.

— Oui… oui… Entendu. Très bien. Et vous ?… M. Fournier ?… Parfait. Parfait. Il se trouve avec moi en ce moment.

Abaissant le récepteur, il s’adressa à Fournier.

— Thibaut a essayé de vous téléphoner à la Sûreté. On lui a dit que vous étiez venu me voir. Vous devriez lui parler. Il me semble très surexcité. Fournier saisit le récepteur.

— Allô ! Allô ! Oui, c’est Fournier. Comment ?… Pas possible… Mais si… Vous pouvez y compter. Nous vous rejoignons à l’instant.

Il raccrocha l’appareil et jeta un regard vers Poirot.

— C’est la fille. La fille de Mme Giselle.

— Quoi ?

Elle s’est présentée pour réclamer l’héritage.

— D’où arrive-t-elle ?

— D’Amérique, d’après ce que j’ai compris. Thibaut l’a priée de revenir à onze heures et demie. Il désire que nous allions le voir.

— Bien. Allons-y tout de suite… je laisserai un mot pour Miss Grey.

Il écrivit ces lignes :

Certains faits nouveaux m’obligent à sortir. Si M. Jean Dupont téléphone ou vient ici, montrez-vous aimable envers lui. Parlez boutons et chaussettes, mais ne discutez pas encore poterie historique. Il vous admire, mais ne manque pas de finesse.

A bientôt.

Hercule Poirot.

— A présent, partons, mon ami, dit-il en se levant. Voilà précisément ce que j’attendais : l’entrée en scène de cette ombre du passé dont j’ai dès le début senti la présence. J’espère bientôt voir clair dans toute cette histoire.

Me Thibaut les accueillit avec une extrême courtoisie. Après l’échange des compliments habituels, le notaire dirigea la conversation sur l’héritière de Mme Giselle.

— J’ai reçu hier une lettre d’elle, dit-il, et ce matin la jeune personne est venue me voir.

— Quel âge a Mlle Morisot ?

— Mlle Morisot, ou plutôt Mrs. Richards, car elle est mariée, a exactement vingt-quatre ans.

— Vous a-t-elle montré des papiers d’identité ? demanda Fournier.

— Certainement, certainement. Il ouvrit un classeur.

— D’abord, voyez ceci.

Il leur tendit un extrait de l’acte de mariage, daté de 1910, de George Leman, célibataire, avec Marie Morisot, tous deux habitant Québec, puis l’extrait de naissance d’Anne Morisot-Leman, et différents documents de moindre importance.

— Voilà qui jette un certain jour sur la jeunesse de Mme Giselle, observa Fournier.

— D’après ce que je comprends, dit Me Thibaut, Marie Morisot était gouvernante ou lingère à l’époque où elle fit connaissance avec ce Leman. Un triste sire, qui l’abandonna après le mariage. Alors Marie Morisot reprit son nom de jeune fille.

L’enfant fut élevée à l’Institution Sainte-Marie à Québec, et bientôt Marie Morisot, ou Leman, quitta le Canada pour revenir en France… en compagnie d’un homme, je crois. De temps à autre, elle envoyait de l’argent pour régler la pension, et enfin elle confia à l’établissement une somme globale pour remettre à sa fille le jour de sa majorité. Sans doute qu’à cette époque Marie Morisot, ou Leman, menait une vie irrégulière et jugeait préférable de rompre avec toute sa famille.

— Comment la jeune fille a-t-elle appris qu’elle héritait d’une fortune ?

— Nous avons inséré de discrètes annonces dans plusieurs journaux. Un de ceux-ci a dû tomber sous les yeux de la supérieure de l’Institution Sainte-Marie, qui a écrit ou télégraphié à Mr. Richards, alors en Europe, mais sur le point de repartir pour l’Amérique.

— Qui est Mr. Richards ?

— Un Américain… ou plutôt un Canadien de Detroit… fabricant d’instruments de chirurgie.

— Accompagne-t-il sa femme ?

— Non. Il est resté en Amérique.

— Mrs. Richards peut-elle nous fournir quelques éclaircissements sur le meurtre de sa mère ?

— Elle ignore tout de sa mère. Encore que la supérieure le lui ait dit, elle ne se souvenait même plus du nom de jeune fille de Mme Giselle.

— Son entrée en scène, dit Fournier, ne nous avance guère, ce me semble, dans la découverte du meurtrier. A la vérité, je n’y comptais nullement. Pour l’instant, je suis une tout autre piste et mes soupçons se portent sur trois personnes.

— Quatre, rectifia Poirot.

— Vous croyez ?

— Ce n’est pas moi qui le dis, mais d’après l’hypothèse que vous m’avez exposée, vous ne pouvez vous limiter à trois personnes. (Il fit un geste rapide de ses mains.) Les deux porte-cigarette, les pipes kurdes et une flûte. Souvenez-vous de la flûte, mon ami.

Fournier poussa une exclamation. A ce moment, la porte s’ouvrit et un vieil employé annonça :

— La dame est de retour.

— Ah ! Maintenant, vous allez voir vous-mêmes l’héritière, dit Thibaut, à ses deux visiteurs. Veuillez entrer, madame. Permettez-moi de vous présenter M. Fournier, de la Sûreté, chargé de l’enquête au sujet de la mort de votre mère, et M. Hercule Poirot, dont le nom vous est peut-être familier et qui veut bien nous aider, Mrs. Richards…

La fille de Giselle était une jeune et jolie brune habillée avec beaucoup de goût, mais très simplement.

Elle tendit la main à chacun des hommes présents et prononça quelques paroles aimables.

— Certes, messieurs, je n’éprouve point en la circonstance ce qu’on appelle communément des sentiments filiaux. Comment le pourrais-je ? Toute ma vie, pour des raisons inconnues de moi, j’ai été élevée comme une orpheline.

En réponse aux questions de Fournier, elle parla avec gratitude et émotion de la mère Angélique, la supérieure de l’Institution Sainte-Marie.

— Elle m’a toujours témoigné tant de bonté !

A l’âge de dix-huit ans, monsieur, quand j’ai commencé à gagner ma vie… d’abord comme manucure, puis comme couturière. J’ai connu mon mari à Nice, au moment où il se disposait à regagner les Etats-Unis. Des affaires urgentes l’appelant en Hollande, nous nous sommes mariés là-bas le mois dernier. Malheureusement, il dut bientôt retourner au Canada. Je n’ai pu l’accompagner… mais je compte le rejoindre bientôt.

Anne Richards parlait couramment le français et tout en sa personne indiquait nettement qu’elle était plus française qu’anglaise.

— Comment avez-vous appris le drame ?

— Par les journaux, naturellement. J’étais loin de supposer que j’étais la fille de la victime, lorsque je reçus ici, à Paris, un télégramme de la mère Angélique me donnant l’adresse de Me Thibaut et me rappelant le nom de jeune fille de ma mère.

Poirot hocha la tête pensivement. Il posa encore quelques questions à la jeune femme, mais de toute évidence elle ne pouvait rien leur apprendre de nouveau. Elle ignorait totalement le genre de vie de Marie Morisot et ses affaires commerciales.

Après avoir noté le nom de l’hôtel où elle était descendue, Poirot et Fournier prirent congé de la jeune femme.

— Quelle déception, hein, mon vieux ! dit Fournier. Vous vous étiez forgé des tas d’idées sur la fille de Mme Giselle. La soupçonneriez-vous ou doutez-vous encore de sa sincérité ?

Poirot poussa un soupir de découragement.

— Non… Les preuves de son identité sont indéniables… Le plus drôle, c’est qu’il me semble avoir déjà vu cette femme… ou quelque autre qui lui ressemble étrangement.

— Vous n’allez tout de même pas insinuer qu’elle ressemble à la morte ?

— Non… ce n’est pas cela… Je voudrais pouvoir réveiller mes souvenirs… Son visage m’en rappelle un autre.

Fournier l’observa avec curiosité.

— La fille absente de Mme Giselle vous a toujours intrigué, si je ne me trompe ?

— C’est vrai. (Poirot leva les sourcils.) De tous ceux qui espéraient bénéficier de la mort de Mme Giselle, cette jeune femme arrive bonne première, sans conteste possible.

— Très juste, mais où cela nous mène-t-il ? Poirot attendit une minute avant de répondre ; il suivait son idée.

— Mon ami, dit-il enfin, une énorme fortune échoit à la fille de Mme Giselle. Ne trouvez-vous pas naturel que je la soupçonne en premier lieu ? Trois femmes voyageaient dans l’aéroplane. L’une, miss Venetia Kerr, d’une famille très connue. Mais les deux autres ? Depuis qu’Elise Grandier, la femme de confiance de Mme Giselle, m’a laissé entrevoir que le père de l’enfant devait être un Anglais, j’en ai déduit que l’une des deux autres femmes devait être la fille. Toutes deux avaient l’âge requis. Lady Horbury était une girl de music-hall dont les antécédents demeurent très vagues et qui jouait sous un nom de théâtre. Miss Jane Grey, suivant ses propres paroles, a été élevée dans un orphelinat.

— Ah ! Ah ! Voilà donc les sentiers tortueux qu’a suivis votre esprit ? Notre ami Japp vous reprocherait une excessive ingéniosité.

— Il m’accuse sans cesse de compliquer les choses à plaisir.

— Vous voyez !

— Il se trompe. J’agis toujours de la façon la plus simple et je ne refuse jamais de m’incliner devant les faits.

— Mais, cette fois, vous êtes déçu. Avouez-le : vous attendiez mieux d’Anne Morisot ?

A ce moment, ils arrivaient à l’hôtel de Poirot. Un objet posé sur le bureau du concierge évoqua dans l’esprit de Fournier la remarque qu’avait formulée le petit Belge dans la matinée.

— Je ne vous ai pas encore remercié, lui dit-il, pour avoir attiré mon attention sur ma grossière erreur. Après avoir pris note des deux porte-cigarette de lady Horbury, des pipes kurdes des Dupont il était impardonnable de ma part d’avoir oublié la flûte du docteur Bryant, bien qu’en réalité je ne le croie pas coupable…

— Pourquoi ?

— Il ne me produit pas l’effet d’un individu…

Il s’interrompit. L’homme qui se tenait debout dans le bureau et parlait au concierge venait de se retourner en posant la main sur l’étui de la flûte. Son regard tomba sur Poirot et aussitôt son visage s’éclaira.

Poirot s’avança vers lui et Fournier se retira discrètement. Inutile, en effet, que Bryant remarquât sa présence.

— Docteur Bryant, dit Poirot en saluant.

— Monsieur Poirot.

Ils se serrèrent la main. La femme qui accompagnait Bryant se dirigea vers l’ascenseur. Poirot lança un rapide coup d’œil de ce côté.

— Est-il possible, docteur, que vos malades puissent se passer de vous un moment ?

Le docteur Bryant sourit… du sourire mélancolique et charmeur dont Poirot se souvenait si bien. Le médecin avait l’air fatigué, mais étrangement calme.

— Je n’ai plus de malades à présent.

Puis, se dirigeant vers une petite table, il dit :

— Un verre de sherry, monsieur Poirot ?

— Volontiers.

Tous deux s’assirent et le médecin commanda le sherry au garçon. Puis il parla d’une voix lente :

— Non, monsieur Poirot, je n’ai désormais plus de malades. Je me retire.

— Une brusque décision ?

— Pas tellement.

Il se tut pendant que le garçon servait les consommations. Levant son verre, il ajouta :

— Mais elle était nécessaire. Je démissionne de mon propre chef, avant qu’on ne me raye des cadres de la médecine.

Il poursuivit d’un ton calme :

— Dans la vie de chacun de nous se présente un tournant. Parvenu à cette heure psychologique, l’homme doit prendre une décision. Ma profession me passionne et j’éprouve un immense chagrin de l’abandonner, mais d’autres devoirs m’appellent… il s’agit du bonheur d’une créature humaine.

Il fit une pause.

— J’aime une femme… une de mes clientes… que son mari rendait malheureuse. Il s’adonne aux stupéfiants. Si seulement vous étiez médecin, vous comprendriez la profondeur de ce drame. Comme elle ne possède aucune fortune personnelle, elle ne peut songer à le quitter…

Pendant quelque temps, j’ai hésité, mais à présent, ma décision est prise. Elle et moi nous partons pour le Kenya, dans l’est africain, et nous referons notre vie. J’espère qu’elle connaîtra enfin un peu de bonheur. Elle a tellement souffert…

Après un silence, le médecin poursuivit, en haussant la voix :

— Je vous confie cela, monsieur Poirot, parce que tout le monde le saura. Mieux vaut que vous en soyez averti tout de suite.

— Je comprends, dit Poirot. Vous emportez votre flûte, à ce que je vois ?

Un sourire se dessina sur les lèvres du docteur Bryant.

— Ma flûte, c’est ma vieille compagne de toujours. Lorsque tout vous abandonne, il vous reste la musique.

De la main, il caressa amoureusement l’étui de sa flûte, puis il se leva. Poirot se leva également.

— Tous mes vœux de félicité, docteur, ainsi que pour madame, prononça le détective belge.

Quand Fournier rejoignit son ami, Poirot priait la téléphoniste de l’hôtel de le mettre en communication avec Québec.

CHAPITRE XXIV : Un ongle brisé

— Alors, monsieur Poirot, songez-vous encore à la jeune héritière ? lui demanda Fournier. Décidément, cela devient chez vous une obsession.

— Pas du tout, pas du tout ! Mais en toute chose il convient d’agir avec ordre et méthode. Il faut terminer une tâche avant de passer à une autre.

Il regarda autour de lui.

— Tiens, voici Miss Jane. Si vous commenciez à déjeuner ? Je vous rejoindrai aussitôt que possible.

Fournier acquiesça et se rendit avec Jane dans la salle à manger.

— Eh bien ! s’enquit Jane, que pensez-vous de la fille de Mme Giselle ?

— Elle est brune, d’une taille au-dessus de la moyenne, elle a le teint mat, le menton en pointe…

— Vous parlez comme un passeport. Sur le mien ne figurent, à ma honte, que les qualificatifs « moyens » et « ordinaires ». Voyez plutôt : nez moyen, bouche ordinaire – comment peut-on décrire une bouche ? — front ordinaire, menton ordinaire.

— On n’a tout de même pas mis : yeux ordinaires, observa Fournier.

— Ils sont gris, ce qui n’est pas une couleur renversante.

— Qui vous a dit cela, mademoiselle ? lui demanda le Français.

Jane éclata de rire.

— Parlez-moi encore d’Anne Morisot. Est-elle jolie ?

— Pas mal, concéda Fournier, très prudent. D’ailleurs, elle ne s’appelle plus Anne Morisot, mais Anne Richards, car elle est mariée.

— Son mari l’accompagnait-il ?

— Non.

— Pourquoi donc ?

— Parce qu’il est en Amérique, ou au Canada. Il la mit au courant des diverses vicissitudes d’Anne. Comme il arrivait à la fin de son récit, Poirot les rejoignit. Il avait l’air passablement abattu.

— Eh bien, mon cher ? s’enquit Fournier.

— J’ai parlé à la supérieure… à la mère Angélique en personne. Cela tient du prodige ! Dire que je viens d’entendre la voix d’une personne se trouvant pour ainsi dire à l’autre bout du monde.

— La télévision constitue un autre miracle. La science, voyez-vous, est d’un romanesque infini. Vous disiez donc, mon cher Poirot ?

— La mère Angélique m’a confirmé les paroles de Mrs. Richards. Cette jeune personne a, en effet, été élevée à l’institution Sainte-Marie. Elle m’a parlé en toute franchise de la mère, qui a quitté Québec en compagnie d’un Français, représentant en vins. A cette époque, elle se félicitait de savoir qu’Anne échappait à l’influence maternelle, car elle avait l’impression que Giselle suivait une mauvaise pente. Elle envoyait l’argent régulièrement, mais jamais n’exprimait le désir de revoir sa fille.

— En somme, votre conversation fut la répétition de ce que nous avons entendu ce matin ?

— A peu de chose près… toutefois, avec plus de détails. Anne Morisot sortit de pension voilà six ans et se plaça comme manucure, puis en qualité de femme de chambre d’une lady… elle suivit sa maîtresse en Europe. Ses lettres n’étaient pas très fréquentes, mais elle ne manquait pas d’envoyer de ses nouvelles au moins deux fois par an à mère Angélique. Quand celle-ci lut le récit du drame dans les journaux, elle comprit que cette Marie Morisot devait être la mère de son ancienne élève.

— Et le mari ? demanda Fournier. Maintenant que nous savons que Mme Giselle était mariée, l’époux pourrait jouer un rôle…

— J’y ai pensé. C’est une des raisons pour lesquelles j’ai téléphoné. Le mari de Giselle, cette fripouille de George Leman, a été tué au début de la guerre.

Il fit une pause, puis demanda brusquement :

— Voulez-vous me répéter ce que je viens de dire… pas ma dernière remarque, mais la précédente… J’ai idée qu’à mon insu je viens d’énoncer un fait capital.

Fournier répéta de son mieux la substance des phrases de Poirot, mais le petit Belge hocha la tête d’un air contrarié.

— Non, non… ce n’est pas cela… Tant pis !

Il se tourna vers Jane et engagea la conversation avec elle.

A la fin du repas, il proposa de prendre le café au salon.

Jane acquiesça et avança la main pour saisir son sac et ses gants. En les enlevant, elle fit une légère grimace.

— Qu’y a-t-il, mademoiselle ?

— Oh ! rien. Je me suis cassé un ongle. Je vais le limer.

Poirot retomba sur sa chaise.

— Nom de nom de nom ! s’exclama-t-il.

Les deux autres le considéraient avec surprise.

— Monsieur Poirot ! s’écria Jane. Qu’avez-vous ?

— Je comprends à présent pourquoi le visage d’Anne Morisot me paraissait familier. Je l’avais déjà vue… dans l’avion, le jour du crime. Lady Horbury a fait appeler cette personne pour lui demander une lime à ongles. Anne Morisot était la femme de chambre de lady Horbury !

CHAPITRE XXV : « J’ai peur »

Cette brusque révélation produisit un effet foudroyant sur les trois personnages assis autour de la table. Elle ouvrait sur l’enquête de nouvelles perspectives.

Anne Morisot, qui, jusque-là, leur avait semblé tout à fait en dehors du drame, surgissait tout à coup au premier plan. N’avait-elle point été vue sur le lieu du crime ? Il leur fallut une minute ou deux pour rassembler leurs idées.

Poirot, les yeux fermés et les traits contractés, agitait frénétiquement les mains.

— Une minute… une toute petite minute, je vous prie… laissez-moi réfléchir et voir à quel point cette découverte modifie mon impression personnelle sur le meurtre de Mme Giselle. Il faut que je me reporte en esprit à ce jour fatal… que je rappelle mes souvenirs… Mille malédictions ! Durant tout le voyage, je n’étais occupé que de mes angoisses stomacales…

— Ainsi donc, Anne Morisot se trouvait dans l’avion, dit Fournier. Je commence à voir clair.

— Je me rappelle, dit Jane, faisant un effort pour mieux rassembler ses souvenirs. Une grande fille brune. Lady Horbury l’a appelée Madeleine.

— C’est cela, Madeleine, acquiesça Poirot.

— Lady Horbury l’a envoyée au bout du compartiment chercher une trousse… une mallette de cuir rouge.

— Vous voulez dire que cette personne a passé devant le fauteuil où était assise sa mère ? demanda Fournier.

— Mais oui.

Fournier poussa un profond soupir :

— Le mobile… l’occasion… tout y est.

Puis, avec une véhémence qui tranchait avec son impassibilité habituelle, il frappa un coup de poing sur la table.

— Pourquoi n’en a-t-on point parlé jusqu’ici ? Et pourquoi ne figure-t-elle pas dans la liste des personnes suspectes ?

— Je vous l’ai déjà dit, répondit tristement Poirot. La faute incombe à mon maudit estomac.

— Oui, oui, je comprends. Mais il y avait à bord de cet avion d’autres estomacs plus solides… celui des garçons, ou celui d’autres passagers.

— Je pense, observa Jane, que nul n’a mentionné ce fait, parce que l’incident s’est produit tout au début du voyage, alors que nous venions de quitter Le Bourget. Mme Giselle vivait encore une heure après au moins. Elle n’a dû trouver la mort que bien plus tard.

— Voilà qui semble curieux, dit Fournier, l’air pensif. L’action du poison aurait-elle été retardée ? Ce phénomène est assez commun.

Poirot enfouit sa tête entre ses mains.

— Je voudrais réfléchir… réfléchir… Est-ce possible que je me sois égaré à ce point ?

— Mon vieux, lui dit Fournier, ces erreurs-là arrivent parfois… à vous comme à moi. Excellente occasion pour mettre votre orgueil dans votre poche et modifier votre point de vue.

— C’est vrai. J’ai sans doute attaché trop d’importance à un petit détail, dans l’espoir de découvrir un indice. Une fois en possession de celui-ci, j’ai échafaudé mon hypothèse. Mais si je me suis trompé dès le début, si l’objet recherché ne se trouvait là que par l’effet du hasard, alors, oui, je l’admets, que je me suis mis le doigt dans l’œil, et sérieusement encore.

— Vous ne sauriez fermer les yeux devant les faits, observa Fournier. Le mobile, l’occasion… Que désirez-vous de plus ?

— Rien. Vous devez avoir raison. Le retard dans l’effet du poison paraît extraordinaire. Certains diraient impossible. Mais quand il s’agit de poison, tout est réalisable. Il faut toujours compter avec l’idiosyncrasie…

Sa voix devint inintelligible.

— Discutons notre plan de campagne, conseilla Fournier. Pour l’instant, il serait prudent de ne point éveiller les soupçons d’Anne Morisot. Elle ignore totalement que vous l’avez reconnue et nous avons cru à sa bonne foi. Nous avons l’adresse de son hôtel et pouvons l’atteindre par l’entremise de Me Thibaut. Les formalités légales subissent toujours quelque retard. Deux points demeurent établis : le mobile et l’occasion. Reste à démontrer qu’Anne Morisot avait du venin de serpent en sa possession. N’oublions pas cet Américain qui a acheté le chalumeau et suborné Jules Perrot. Ce doit être le mari… Richards. Elle nous dit qu’il est en ce moment au Canada, mais ce n’est pas son premier mensonge.

— Le mari… oui, le mari. Attendez… attendez… Poirot appuyait les mains sur ses tempes.

— Je travaille mal, murmura-t-il. Je ne me sers pas des petites cellules grises de mon cerveau. Je bondis sur les conclusions qui, ce me semble, s’imposent à mon esprit. Alors, je me fourvoie. Si ma première idée était la bonne, je ne me laisserais pas influencer de la sorte.

Il s’arrêta net.

— Que dites-vous ? lui demanda Jane.

Il demeura quelques minutes avant de lui répondre. Retirant ses mains de ses tempes, il se redressa, replaça deux fourchettes et une salière qui offensaient son goût de la symétrie, puis il prononça :

— Raisonnons un brin. Anne Morisot est coupable ou innocente du crime. Si elle est innocente, pourquoi a-t-elle menti ? Pour quelle raison ne s’est-elle pas fait connaître en tant que femme de chambre de lady Horbury ?

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