La mort dans les nuages Agatha Christie

— Evidemment.

— Et vous n’avez rien remarqué de semblable ?

— Rien.

— Les personnes placées devant vous ont-elles quitté leurs places ?

— Le monsieur qui se trouvait deux sièges devant moi s’est levé pour aller aux lavabos.

— C’est-à-dire dans la direction opposée à vous et à la morte ?

— Oui.

— En revenant, est-il venu vers vous ?

— Non, il a regagné directement sa place.

— Portait-il quelque chose à la main ?

— Rien.

— Vous en êtes sûr ?

— Oui.

— Quelqu’un d’autre a-t-il quitté sa place ?

— L’homme assis deux sièges devant moi est allé au fond du compartiment.

— Je proteste ! s’écria Mr. Clancy, bondissant de son siège et avançant en plein dans la salle. Cela se passait plus tôt… vers une heure.

— Veuillez vous asseoir, lui dit le coroner. Vous parlerez à votre tour. Continuez, monsieur Ryder. Avez-vous observé si ce monsieur avait quelque chose entre les mains ?

— Il me semble qu’il tenait un porte-plume réservoir. Quand il est revenu s’asseoir, il portait un livre jaune.

— Est-ce la seule personne qui se soit dirigée vers le fond du compartiment ? Vous-même avez-vous bougé de votre place ?

— Oui, pour me rendre aux lavabos… et je n’avais pas de chalumeau à la main.

— Vous pourriez vous abstenir d’employer ce langage impertinent devant le tribunal. Asseyez-vous.

Mr. Norman Gaile, dentiste, fit une déposition tout à fait négative. Ensuite Mr. Clancy, frémissant d’indignation, vint le remplacer à la barre.

La personnalité de Mr. Clancy éveilla moins d’intérêt que celle de la pairesse.

Ecrivain très connu, auteur de romans policiers, reconnaît avoir acheté une arme exotique. Remous dans l’auditoire.

Mais la sensation produite par cette déposition ne fut pas considérable.

— C’est exact, monsieur, ajouta Mr. Clancy d’une voix aiguë. Je me suis procuré un chalumeau, et, ce qui est mieux, je l’ai apporté ici avec moi. Mon chalumeau n’est point celui dont on s’est servi pour commettre le crime. Je proteste sur l’honneur. Du reste, le voici.

L’air triomphant, il brandit le chalumeau en question.

Les journalistes notèrent : « Second chalumeau présenté au tribunal. »

Le coroner se montra sévère envers Mr. Clancy. Il lui rappela que son rôle était de seconder la justice et non de se disculper de charges imaginaires. Puis Clancy répondit aux questions concernant les événements ayant eu lieu sur le Prométhée. Toutefois, ainsi qu’il l’expliqua avec sa faconde, les horaires extravagants des réseaux européens et l’élaboration d’un alibi pour son prochain roman l’avaient trop absorbé pour qu’il pût remarquer quoi que ce fût durant le trajet. Tout le compartiment aurait pu lancer des dards empoisonnés à l’aide de chalumeaux que Mr. Clancy n’en aurait rien vu.

Miss Jane Grey, employée dans un salon de coiffure, n’excita guère la verve des journalistes.

Suivirent les deux Français.

M. Armand Dupont annonça qu’il se rendait à Londres, où il devait faire une conférence devant la Société Royale d’Etudes Asiatiques. Lui et son fils avaient eu entre eux une discussion technique fort intéressante et n’avaient rien observé de ce qui se passait autour d’eux pendant le voyage. Il ne s’était même pas aperçu de la présence de la femme en noir avant l’émotion causée dans le compartiment par la découverte de sa mort.

— Connaissiez-vous Mme Morisot ou Mme Giselle ?

— Non, monsieur, je ne l’avais jamais vue auparavant.

— C’était pourtant une personnalité connue.

M. Dupont père haussa les épaules.

— Pas que je sache. Il faut avouer que je ne suis pas souvent à Paris, depuis quelque temps.

— Vous revenez, paraît-il, d’un voyage en Orient ?

— En effet, monsieur… de Perse, plus exactement.

— Vous et votre fils avez visité des contrées sauvages ?

— Oui, monsieur.

— Vous est-il arrivé de rencontrer des indigènes qui enduisent leurs flèches de venin de serpent ?

M. Dupont hocha énergiquement la tête.

— Non… jamais je n’ai rien vu de pareil.

Son fils le suivit à la barre. Sa déposition corrobora en tous points celle de son père. Lui non plus n’avait rien remarqué, il lui semblait plausible que la dame eût été piquée par une guêpe ; lui-même avait été agacé par un de ces insectes et l’avait finalement tué.

La liste des témoins était close avec les Dupont. Le coroner s’éclaircit la gorge et s’adressa au jury :

— Cette mort, leur dit-il, constitue un cas des plus extraordinaires. Une femme a été tuée (dès le début, on peut écarter l’hypothèse du suicide ou de l’accident) en plein air, dans un espace très restreint. Le crime ne pouvant avoir été commis par quelqu’un du dehors, le meurtrier, ou la meurtrière, est nécessairement un des témoins entendus au cours de la séance. Impossible de sortir de là. Une des personnes a donc menti de façon odieuse.

L’exécution même du crime dénote une audace peu commune. Sous les yeux d’une dizaine de personnes – douze, en comptant les garçons — l’assassin a porté un chalumeau à ses lèvres et projeté l’épine empoisonnée dans l’air sans que personne ait remarqué son acte. Voilà qui semble paradoxal. Cependant, nous avons devant nous les pièces accusatrices : le chalumeau et le dard meurtrier trouvé sur le parquet ; en outre, la trace d’une piqûre sur le cou de la morte et l’analyse des spécialistes attestent la réalité de ce crime.

En l’absence de témoignages incriminant telle ou telle personne, le coroner demandait seulement au jury de prononcer une accusation d’homicide prémédité contre un ou plusieurs inconnus. Tous les passagers niaient connaître la défunte ; la police se chargerait de trouver s’il existait un lien entre ces mêmes personnes et Marie Morisot, de déceler le mobile du crime.

Le jury se disposait à se retirer pour délibérer, lorsqu’un de ses membres, à la face carrée et aux yeux méfiants, se pencha en ayant :

— Puis-je poser une question, monsieur le Coroner ?

— Certainement.

— Vous avez dit qu’on a retrouvé le chalumeau derrière un des sièges de l’avion ? Qui occupait ce siège ?

Le magistrat consulta ses notes. Le sergent Wilson s’avança et lui glissa tout bas :

— Il s’agit du fauteuil numéro 9, où avait pris place M. Hercule Poirot. Ce M. Poirot est un détective privé, très connu et très estimé, qui a… euh… qui a collaboré plusieurs fois avec Scotland Yard.

L’homme à la face carrée se tourna vers M. Hercule Poirot, et il considéra d’un air bourru le petit Belge aux longues moustaches.

« Les étrangers, disaient les yeux de l’homme à la face carrée, ne m’inspirent aucune confiance, même quand ils travaillent étroitement avec la police. »

A voix haute, l’homme prononça :

— N’est-ce point ce « Porrott » qui a ramassé l’épine empoisonnée ?

— Lui-même.

Le jury se retira. Après cinq minutes, les jurés revinrent dans la salle du tribunal, et leur chef tendit au coroner une feuille de papier.

— Ah ! non ! s’écria le coroner furieux. Je ne puis accepter un verdict aussi stupide !

Quelques minutes plus tard, les jurés reparurent avec un jugement rectifié :

« Le jury reconnaît que la victime est morte empoisonnée, mais il ne possède pas suffisamment de preuves pour désigner le coupable. »

CHAPITRE V : Après l’enquête

En quittant le tribunal, Jane trouva Norman Gaile à côté d’elle. Il prit la parole :

— Je me demande, mademoiselle, ce que pouvait bien contenir ce jugement que le coroner a refusé si énergiquement ?

— Je crois pouvoir vous le dire, annonça une voix derrière eux.

Le couple se retourna et vit M. Hercule Poirot, clignotant des yeux.

— C’était un verdict de meurtre contre moi.

— Oh ! est-ce possible ! s’écria Jane.

— Mais oui, déclara Poirot en riant. A la sortie, j’ai entendu un homme confier à son voisin : « Retiens bien ceci : c’est le petit étranger qui a fait le coup. »

Le jury partageait cette opinion. Jane ne savait si elle devait pleurer ou rire. Elle prit ce dernier parti et Poirot rit avec elle.

— Il faut tout de même que je songe à me disculper. Aussi vais-je me mettre à la besogne sans retard, déclara le petit Belge.

Il les salua en souriant et s’éloigna. Jane et Norman le suivirent des yeux.

— Quel drôle de petit bonhomme ! murmura Gaile. Il se targue d’être détective. Je voudrais le voir à l’œuvre. N’importe quel criminel le flairerait à un kilomètre de distance. Comment pourrait-il d’ailleurs se déguiser avec une bobine comme la sienne ?

— Je crois que vous vous faites une idée fausse des détectives modernes, lui dit Jane. Toutes ces histoires de barbes postiches sont surannées. De nos jours, un détective se contente de réfléchir pour découvrir le coupable.

— C’est évidemment moins fatigant.

— Physiquement, peut-être, mais il faut avoir l’esprit calme et lucide.

— Je comprends. Un cerveau mal équilibré échouerait dans ce métier-là.

Tous deux éclatèrent de rire. Une légère rougeur lui montant aux joues, Gaile dit à la jeune fille :

— Mademoiselle, euh… pourrais-je vous demander… heu… vous seriez bien aimable… il se fait tard… d’accepter de prendre le thé avec moi. Nous sommes… des camarades d’infortune… et…

Il s’arrêta et songea, à part lui :

« Qu’est-ce qui te prend, espèce d’idiot ? Ne peux-tu inviter une jeune fille à prendre une tasse de thé sans rougir et sans bégayer ? Tu te comportes comme un imbécile. Que va-t-elle penser de toi ? »

La confusion du jeune homme contribua plutôt à raffermir la sérénité de Jane.

— Vous êtes bien aimable, monsieur, j’accepterai avec plaisir une tasse de thé.

Ils trouvèrent un salon de thé, où une serveuse prit leur commande d’un air renfrogné.

La salle était presque vide, ce qui favorisait encore l’intimité de ce thé en tête à tête. Jane enleva ses gants et considéra son compagnon assis devant elle. Il lui plaisait, avec ses yeux bleus et son sourire aimable. En outre, il paraissait de commerce agréable.

— Ce meurtre dans l’avion est inexplicable, dit Gaile, s’empressant de ranimer la conversation pour cacher son absurde embarras.

— Oui, et je ne suis moi-même guère rassurée… rapport à mon emploi. Je ne sais comment le patron prendra les choses.

— Ah ! Tiens ! Je n’avais pas envisagé cela !

— Oui, Antoine répugnera peut-être à garder parmi son personnel une employée ayant été mêlée à une affaire d’assassinat et qui a dû aller déposer en justice.

— Les gens sont bizarres, dit Gaile pensivement et… la vie est vraiment injuste. Pourquoi faut-il que vous pâtissiez, alors que vous n’êtes pour rien dans ce crime ? C’est écœurant, ajouta-t-il avec colère.

— Oh ! nous n’en sommes pas encore là, lui rappela Jane. Inutile de se tracasser à l’avance. Après tout, mon patron n’aurait pas tout à fait tort. Je pourrais aussi bien avoir assassiné cette vieille dame ! Et quand on a tué une fois, on ne s’en tient généralement pas là. Songez que, pour les clientes, il n’est guère rassurant de se faire soigner les cheveux par une personne suspecte.

— Il suffit de vous regarder pour savoir que vous êtes incapable de commettre un crime, dit Norman, la contemplant avec admiration.

— Je ne suis pas aussi affirmative. J’occirais plus d’une de mes clientes si j’étais sûre de ne pas me faire prendre ! L’une d’elles, surtout… elle a une voix de crécelle et n’est jamais contente. Parfois, il me semble que ce serait une bonne action de la supprimer, et non un assassinat. Vous voyez donc que je suis capable, du moins en intention, de commettre un meurtre.

— En tout cas, je donnerais ma main à couper que vous n’avez pas commis celui-ci.

— De mon côté, je jurerais également que ce n’est pas vous, dit Jane. Toutefois, mon opinion ne vous servirait pas à grand-chose, si vos clients ne partageaient pas cet avis.

— Mes clients… ah ! oui, dit Gaile, l’air rêveur. Vous avez peut-être raison… Je n’avais pas non plus songé à cela. Ce n’est évidemment pas une perspective bien rassurante de se faire soigner la bouche par un dentiste qui peut être un maniaque de l’homicide.

Brusquement il ajouta :

— Mon métier de dentiste ne vous déplaît point ? Jane leva les sourcils.

— Pourquoi voulez-vous qu’il me déplaise ?

— Parce que… il a quelque chose de ridicule. Il n’évoque rien de romanesque. On se moque du dentiste, tandis qu’on prendra au sérieux un médecin, par exemple.

— Consolez-vous, lui dit Jane. Un dentiste est à cent coudées au-dessus d’une coiffeuse.

Ils se mirent à rire.

— Je crois que nous allons devenir une paire d’amis, mademoiselle. Et vous ?

— Je l’espère.

— Peut-être accepteriez-vous de dîner un soir avec moi et ensuite nous irions au théâtre ?

— Je vous remercie.

Il y eut une pause. Ensuite Gaile demanda :

— Comment avez-vous trouvé le Pinet ?

— Oh ! je m’y suis follement amusée.

— Y étiez-vous déjà allée ?

— Non. Voici comment…

Et Jane, subitement en veine de confidences, se lança dans le récit du billet de Sweepstake gagnant Tous deux approuvaient ces jeux de la fortune, qui procuraient aux gens l’illusion et parfois le bonheur.

Leur conversation fut interrompue par un jeune homme en costume marron qui, entrant clans la salle, sans hésiter s’approcha d’eux.

Il leva son chapeau et s’adressa à Jane avec une certaine assurance.

— Miss Jane Grey ?

— Oui.

— Miss Grey, je viens de la part du Cri Hebdomadaire. Peut-être accepteriez-vous d’écrire pour mon journal un petit article sur ce meurtre en avion ? L’opinion d’une passagère…

— Non, merci, je n’y tiens pas du tout.

— Voyons, miss Grey. Nous vous rétribuerons généreusement.

— Combien ? demanda Jane.

— Cinquante livres… ou peut-être davantage… nous irions jusqu’à soixante.

— Non, fit Jane ; je m’en sens incapable. Je ne saurais que dire…

— Mais, si, insista le jeune journaliste, très conciliant. Nous n’exigeons pas que vous écriviez vous-même cet article. Vous donnerez quelques idées à l’un de nos reporters qui se chargera de la rédaction. Vous n’avez donc aucun travail à fournir.

— Malgré tout, je préfère m’en abstenir.

— Et si on vous offrait cent livres ? Nous irions jusqu’à cent livres… à condition que nous publions votre photographie.

— Non, merci, cela ne me dit rien du tout.

— Vous feriez mieux de vous retirer, dit Norman au journaliste. Miss Grey ne veut pas être importunée.

Le jeune homme, plein d’espoir se tourna vers lui :

— Est-ce à Mr. Gaile que j’ai l’honneur de parler ? Ecoutez, monsieur, puisque miss Grey répugne à nous donner ses impressions, peut-être consentiriez-vous à écrire vous-même cet article. Mettons cinq cents mots… au prix que je viens d’offrir à miss Grey. C’est une faveur, car le récit d’une femme sur le meurtre d’une autre femme présente plus de valeur à nos yeux. Allons, laissez-vous tenter !?

— Inutile de continuer. Je n’écrirai pas un mot pour votre canard.

— En dehors du gain, cette publicité serait excellente pour vous. Jeune dentiste d’avenir… brillante carrière devant lui… Tous vos clients liront ces lignes.

— Voilà justement ce qui m’effraie.

— De nos jours, on ne va pas loin sans publicité.

— Possible. Mais cela dépend du genre de publicité. En ce qui me concerne, je souhaite que mes clients ne lisent pas les journaux, ignorent que je suis mêlé à cet assassinat, continuent à m’honorer de leurs visites. A présent que vous avez notre réponse à tous deux, vous déciderez-vous à partir, ou faudra-t-il que je vous mette dehors ?

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