La mort dans les nuages Agatha Christie

— Et après ?

— Elle vous accordera une entrevue. Vous la verrez et lui répéterez les phrases que je vais vous préparer. Vous lui réclamerez, voyons un peu – dix mille livres.

— Vous êtes fou !

— Pas du tout ! Je suis peut-être un original, mais je ne suis pas fou.

— Supposez que lady Horbury appelle la police ? J’irai en prison.

— Elle ne préviendra pas la police.

— Qu’en savez-vous ?

— Mon cher, Hercule Poirot sait tout.

— Eh bien, je préfère vous en avertir tout de suite : votre combinaison ne m’intéresse pas.

— Rassurez votre conscience… vous n’empocherez pas les dix mille livres, fit Poirot en clignant de l’œil.

— Tout de même, monsieur Poirot, je risque gros dans ce jeu-là.

— Ta-ta-ta. La comtesse ne s’adressera pas à la police. Je suis tranquille là-dessus.

— Peut-être appellera-t-elle son mari !

— Pas davantage.

— Le rôle que vous me proposez ne m’emballe pas.

— Préférez-vous perdre votre clientèle et sacrifier votre carrière de dentiste ?

— Non, mais…

Poirot lui adressa un sourire indulgent.

— Naturellement, cette idée de chantage vous répugne. Vous avez l’esprit chevaleresque. Mais je vous assure que lady Horbury ne mérite pas tous ces égards. Pour employer un euphémisme, c’est une femme légère.

— Elle n’a tout de même pas tué.

— Pourquoi pas ?

— Parce que nous l’aurions vue. Jane et moi étions assis de l’autre côté du couloir.

— Vous avez trop de jugements préconçus. Moi je cherche uniquement la vérité et, pour la connaître, je veux des faits positifs.

— Je me révolte à la pensée de faire chanter une femme.

— Ah ! mon Dieu, ce qu’un simple mot vous effraie ! Vous ne ferez aucun chantage. Votre rôle consistera seulement à produire un certain effet, à préparer le terrain… au moment voulu, j’interviendrai.

— Et on me fourrera en prison…

— Non ! non ! non ! Je suis très connu à Scotland Yard. Je prends tout sous ma responsabilité. Il n’arrivera que ce que j’ai prévu.

Norman acquiesça avec un soupir.

— Entendu. Je ferai comme il vous plaira. Mais à contrecœur.

— Bien. Voici ce que vous allez écrire. Veuillez prendre un crayon.

Poirot dicta lentement.

— Voilà. Plus tard, je vous ferai répéter votre leçon. Mademoiselle, fréquentez-vous quelquefois le théâtre ?

— Assez souvent, répondit la jeune fille.

— Avez-vous vu une pièce intitulée : Là-dessous ?

— Oui. Il y a environ un mois. C’était bien.

— Une pièce américaine, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Vous vous souvenez du rôle de Harry, joué par Mr. Raymond Barraclough ?

— Oui. Il était parfait.

— Un bel homme, n’est-ce pas ?

— Superbe.

— Ah ! Celui-là a du sex-appeal.

— Certainement, affirma Jane en riant.

— Est-il beau garçon… et, en outre, excellent artiste ?

— A mon avis, il jouait admirablement.

— Il faut que j’aille le voir, conclut Poirot.

Intriguée, Jane le regarda en écarquillant les yeux.

Quel drôle de petit bonhomme ! Il sautait d’un sujet à l’autre comme un oiseau saute de branche en branche.

Peut-être Poirot lut-il sa pensée. Il sourit.

— Vous n’approuvez pas ma façon d’opérer ?

— Il me semble que vous passez trop vite d’une idée à l’autre, monsieur Poirot.

— Pas tant que vous le croyez. Je poursuis mon plan avec ordre et méthode. On ne doit pas conclure trop vite. Il faut constamment éliminer.

— Eliminer ? C’est ce que vous faites en ce moment. Ah ! je comprends. Vous avez éliminé Mr. Clancy…

— Peut-être.

— … et nous deux. Maintenant, vous allez voir s’il convient d’éliminer lady Horbury. Oh !

Une pensée venait de jaillir en son cerveau.

— Qu’y a-t-il, mademoiselle ?

— Cette observation au sujet d’une tentative de meurtre, n’était-ce pas un piège ?

— Vous avez l’esprit vif, mademoiselle. C’est, en effet, un de mes ballons d’essai. Tout en parlant de tentative de meurtre, j’ai étudié Mr. Clancy, Mr. Gaile, puis vous, mademoiselle… aucun de vous trois n’a sourcillé. Votre attitude ne laissait aucun doute sur votre innocence. Un meurtrier se préparera à répondre aux réponses qu’il prévoit. Mais cette annotation dans un petit calepin de Mme Giselle ne pouvait être connue d’aucun de vous.

— Quel personnage mystérieux vous êtes, monsieur Poirot ! Désormais, je me demanderai toujours, quand vous m’interrogerez, où vous voulez en venir.

— C’est très simple : je cherche constamment à découvrir certaines choses.

— Vous devez être très habile à ce petit jeu-là.

— Oh ! le moyen est des plus élémentaires.

— Quel est-il ?

— Laisser parler les gens.

Jane sourit :

— Et s’ils ne veulent pas parler ?

— Tout le monde aime à se raconter.

— C’est vrai, acquiesça Jane.

— Voilà comment beaucoup de charlatans gagnent de l’argent. Ils encouragent leurs clients à s’asseoir et à raconter leur vie. A deux ans, celui-ci est tombé de son berceau, sa mère a mangé une poire et le jus a taché sa robe jaune-orange. A trois ans, il tirait sur la barbe de son père… Alors le thaumaturge leur prédit qu’ils ne souffriront plus d’insomnie et se fait payer deux guinées. Le malade part de là satisfait de lui-même… et peut-être dort-il mieux.

— C’est stupide, dit Jane.

— Pas autant que cela. Ce système est basé sur un besoin essentiel de la nature humaine… le besoin de parler… de se révéler. Vous-même, mademoiselle, n’éprouvez-vous pas un certain plaisir à relater vos souvenirs d’enfance… à parler de votre mère et de votre père ?

— Comment le pourrais-je ? J’ai été élevée dans un orphelinat.

— Ah ! C’est différent. Vous en conservez plutôt un triste souvenir.

— Oh ! non. Nous n’étions pas des enfants gardés par charité et qui sortent en bonnets rouges et carreaux noirs. L’orphelinat n’avait rien de sévère.

— Vous étiez en Angleterre ?

— Non, en Irlande… près de Dublin.

— Alors, vous êtes Irlandaise ? Voilà qui explique vos cheveux noirs et vos yeux d’un gris bleu, comme…

— Comme s’ils avaient été enfoncés avec des doigts sales, acheva Norman en riant.

— Comment ? Que dites-vous là ?

— C’est un dicton aux yeux des Irlandais.

— Ah ! bah ? Ce n’est guère élégant. Cependant ce n’est pas mal trouvé.

Il s’inclina devant la jeune fille :

— Tous mes compliments, mademoiselle, l’effet est très réussi.

Jane se leva en riant.

— Vous allez me tourner la tête, monsieur Poirot. Bonne nuit et merci pour ce dîner. Je vous mets à l’amende d’un autre si Norman va en prison pour chantage.

A cette évocation, Norman fronça le sourcil.

Poirot prit congé des deux jeunes gens.

Arrivé dans sa chambre, il ouvrit un tiroir et prit une liste de onze noms.

Devant quatre de ces noms, il traça un petit signe. Puis il hocha la tête pensivement.

— Je crois savoir, murmura-t-il. Mais il faut s’en assurer et ne pas s’arrêter avant d’avoir des preuves formelles.

CHAPITRE XVII : Dans le quartier de Wandsworth

A l’heure du dîner, Mr. Henry Mitchell s’asseyait devant un plat de purée de pois et de saucisses, lorsqu’un monsieur demanda à le voir.

A l’extrême surprise du garçon qui, on s’en souvient, travaillait au service de la compagnie Universal Airlines, le visiteur n’était autre que le personnage aux longues moustaches qui se trouvait au nombre des passagers dans l’avion fatal.

Très aimable, M. Poirot insista pour que Mr. Mitchell continuât son repas et il adressa un compliment à Mrs. Mitchell, qui le regardait bouche bée.

Il accepta une chaise, risqua une remarque sur la douceur de la température à cette époque de l’année, puis au bout d’un instant, annonça l’objet de sa visite.

— Il me semble que l’enquête de Scotland Yard n’avance guère, dit-il.

Mitchell hocha la tête.

— Dans un meurtre aussi mystérieux, il est bien difficile de découvrir le coupable. Si personne n’a rien vu, on finira par soupçonner tout le monde.

— Comme vous le dites.

— Je vous assure qu’Henry s’est fait du mauvais sang, intervint la brave femme. Voilà des nuits qu’il ne ferme l’œil.

Le garçon expliqua :

— Vous ne sauriez croire à quel point je me suis tracassé, monsieur. La compagnie a été très chic. Tout d’abord, je craignais de perdre ma place…

— Henry, la compagnie ne pouvait te renvoyer sans commettre une terrible injustice, répliqua l’épouse avec indignation.

C’était une forte gaillarde, au teint rouge et aux yeux noirs très vifs.

— La justice n’est pas de ce monde, Ruth. Toutefois, les événements se sont passés pour moi mieux que je n’osais l’espérer. On ne m’a point infligé de blâme, mais je m’y attendais en quelque sorte. Si vous saisissez mon idée, j’étais responsable à bord, vous comprenez ?

— Vos sentiments vous font honneur, monsieur Mitchell, mais croyez-moi, vous exagérez. On ne saurait rien vous reprocher.

— Je ne cesse de le lui répéter, appuya Mrs. Mitchell.

— J’aurais dû m’apercevoir plus tôt que la femme était morte. Si j’avais seulement essayé de la réveiller lorsque je suis allé lui présenter l’addition la première fois…

— La situation n’eût pas changé pour cela. D’après les médecins, la mort a été subite.

— J’ai beau lui conseiller de ne pas se tourmenter ! insista Mrs. Mitchell. Qui sait les raisons qu’ont ces étrangers pour s’entre-tuer ? Quant à moi, je dis que c’est honteux d’avoir commis ce meurtre dans un avion anglais.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer