La mort dans les nuages Agatha Christie

Mr. Clancy, qui se présenta ensuite, fut fort mal accueilli. L’inspecteur Japp estimait que cet écrivain en savait trop long sur les chalumeaux et les fléchettes empoisonnées.

— Avez-vous jamais eu de ces chalumeaux en votre possession ?

— Euh… ma foi, oui…

— Tiens ! Tiens !

L’inspecteur Japp sauta sur cet aveu. Sous le coup de l’émotion, Mr. Clancy faillit pousser un cri.

— Mais, monsieur, mes mobiles étaient tout à fait inoffensifs. Je puis vous expliquer…

— J’attends, monsieur, vos explications.

— Voici, monsieur. Je suis en train d’écrire un roman dans lequel le meurtre a été commis de la même manière.

— Ah ! vraiment !

Encore ce ton menaçant ! Mr. Clancy se hâta de poursuivre :

— Il s’agissait surtout d’empreintes digitales. Pour bien élucider ce point, je dus me procurer un chalumeau, afin de situer exactement la position des empreintes sur le tube. Un jour, en me promenant à Charing Cross – il y a deux ans de cela — je vis un de ces instruments à la devanture d’une boutique. Je l’achetai et un artiste de mes amis me le dessina avec les empreintes… Je puis vous donner le titre du livre : Le Mystère du pétale rouge, et, si vous y tenez, le nom de mon ami.

— Avez-vous conservé ce chalumeau ?

— Euh… oui… oui… du moins, il me semble l’avoir rangé.

— Où se trouve-t-il à présent ?

— Eh bien !… quelque part chez moi.

— Que signifie exactement ce « quelque part chez moi », monsieur Clancy ?

— C’est-à-dire… euh… que je ne saurais préciser l’endroit où je l’ai fourré… Voyez-vous, monsieur, je ne suis pas très ordonné.

— Ne l’auriez-vous point emporté avec vous, par hasard ?

— Certes, non. Voilà plus de six mois que je ne l’ai revu.

L’inspecteur lui lança un regard chargé de méfiance et continua son interrogatoire.

— Avez-vous quitté votre place pendant le voyage ?

— Non… non, évidemment… à moins… ah ! si.

— Ah ! Et où êtes-vous allé ?

— Je suis allé prendre un horaire dans la poche de mon imperméable, qui était placé avec des couvertures et des valises tout au bout de l’entrée.

— Ainsi, vous êtes passé près du siège de la morte ?

— Non… c’est-à-dire… ah ! oui ! J’ai dû passer près d’elle… mais longtemps avant que rien ne se fût produit. Je venais de prendre mon potage.

D’autres questions amenèrent des réponses négatives. L’esprit absorbé par l’amélioration de son alibi, Mr. Clancy n’avait, lui non plus, rien remarqué de suspect.

— Un alibi, vous dites ? Ah ! oui, pour votre roman…

Poirot l’interrogea au sujet de la guêpe.

Mr. Clancy avait, en effet, vu une guêpe. Elle s’était attaquée à lui. Ces insectes lui inspiraient une véritable répulsion. A quel moment cela se passait-il ? Aussitôt après que le garçon lui eut apporté son café. Il avait éloigné la guêpe d’un coup sec de la main.

Note fut prise du nom et de l’adresse de Mr. Clancy, puis on l’autorisa à se retirer ; il ne se fit du reste pas prier.

— Ce client me paraît louche, dit Japp. Il avoue avoir un chalumeau en sa possession. Avez-vous vu son air embarrassé ?

— Votre attitude sévère l’aura sans doute intimidé, mon cher Japp.

— L’homme qui dit la vérité n’a rien à redouter, rétorqua l’homme de Scotland Yard d’un ton austère.

Poirot le regarda avec compassion.

— Oh ! vous croyez cela ?

— J’en suis absolument sûr. A présent, au tour de Norman Gaile.

Norman Gaile donna comme adresse : 14, Shepherd’s Avenue, Muswell Hill, Londres. Dentiste de profession, il revenait du Pinet, où il avait passé quelques jours de vacances. Au retour, il s’était arrêté à Paris pour étudier différents instruments nouveaux de chirurgie dentaire.

Il n’avait jamais vu la défunte et n’avait rien remarqué de spécial pendant le voyage. Du reste, il était assis vers l’avant du compartiment et tournait le dos à la victime. Il avait quitté son siège une seule fois pour se rendre aux lavabos, et regagné tout droit sa place. A aucun moment, il n’était allé au fond du compartiment. Il n’avait point vu de guêpe.

Après lui, se présenta James Ryder, brusque de manières et continuellement sur le qui-vive. Il revenait d’un voyage d’affaires à Paris. Il ne connaissait nullement la défunte. Il occupait, en effet, le siège placé immédiatement devant elle, mais, pour la voir, il aurait dû se lever et regarder par-dessus le dossier. Il n’avait rien entendu, ni un cri ni une exclamation, et n’avait vu personne venir de leur côté, sauf les garçons. Oui, les deux Français, placés de l’autre côté du couloir, avaient bavardé pendant presque tout le trajet. Vers la fin du repas, le plus jeune des deux avait tué une guêpe. Non, il n’en avait pas aperçu auparavant. Ignorant ce qu’était un chalumeau, il n’aurait donc pu dire s’il en avait vu pendant le voyage.

A cet instant, on frappa à la porte. Un policier entra, avec un air de triomphe contenu.

— Monsieur, voici ce qu’a trouvé le sergent, dit-il. Il m’a chargé de vous le remettre tout de suite.

Il déposa sur la table un objet enveloppé dans un mouchoir qu’il déplia avec soin.

— Le sergent n’a pas relevé d’empreintes digitales mais il m’a recommandé de le manier délicatement.

Un chalumeau, sans conteste de fabrication exotique, apparut à la vue de tous. Japp poussa un profond soupir.

— Ainsi, cette chose-là existe. Je ne l’aurais jamais cru !

Mr. Ryder se pencha en avant, vivement intéressé.

— On s’en sert, paraît-il, dans certains pays de l’Amérique du Sud. J’ai lu bien des histoires à ce sujet, mais c’est la première fois qu’un objet de ce genre me tombe sous les yeux. A présent, je puis vous assurer que je n’ai vu personne en tenir dans l’avion.

— Où l’a-t-on trouvé ? demanda Japp.

— Caché derrière un des sièges, monsieur.

— Lequel ?

— Le numéro 9.

— Voilà qui est drôle, par exemple, remarqua Poirot.

— Qu’y a-t-il de drôle ?

— Rien, sinon que le numéro 9 était ma propre place.

— Eh bien ! j’aime autant que ce soit vous que moi !

Japp fronça le sourcil.

— Monsieur Ryder, vous pouvez vous retirer. Ryder disparu, l’inspecteur se tourna vers Poirot en grimaçant un sourire.

— Alors, c’est vous l’assassin, vieux frère.

— Mon ami, observa Poirot avec dignité, quand je m’aviserai de commettre un meurtre, je n’emploierai pas la flèche empoisonnée des Américains du Sud.

— C’est bien un procédé bizarre, mais avouons qu’il a réussi.

— Voilà justement ce qui donne à réfléchir, dit Poirot.

— En tout cas, le criminel, quel qu’il soit, a couru des risques inouïs. Ce type-là doit avoir perdu la boule. Qui reste-t-il encore à voir ? Seulement une jeune fille. Qu’elle entre et finissons-en. Jane Grey… Cela rappelle le titre d’un roman.

— C’est un beau brin de fille.

— Tiens ! Vous n’avez donc pas dormi tout le temps ?

— Elle est jolie… et paraissait agitée.

— Ah ! Elle paraissait agitée, répéta Japp, intrigué.

— Cher ami, quand une jeune fille est nerveuse, il s’agit plutôt d’amour que de crime.

— Vous avez sans doute raison. La voici.

Jane répondit aux questions posées de façon assez claire. Elle se nommait Jane Grey, et travaillait chez Mr. Antoine, salon de coiffure, Burton Street. Elle habitait, 10, Harrogate Street, N. W. 5. Elle rentrait à Londres, venant du Pinet.

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