La mort dans les nuages Agatha Christie

— Il n’y a pas de quoi s’emporter, dit le journaliste sans s’émouvoir. Bonsoir. Donnez-moi un coup de téléphone à mon bureau s’il vous arrive de changer d’idée. Voici ma carte.

Allègre, il sortit du salon de thé, songeant à part lui :

— Pas si mal, après tout, ma petite interview.

De fait, le numéro suivant du Cri Hebdomadaire offrait à ses lecteurs un sensationnel article d’une colonne sur les impressions de deux témoins du crime en avion. Tout ce drame avait causé une telle émotion à miss Jane Grey qu’elle s’en remettait à peine et éprouvait une réelle répugnance à en évoquer les détails. Quant à Mr. Norman Gaile, il s’était étendu longuement sur le tort que pouvait causer à un homme de carrière libérale le fait d’être mêlé à une affaire criminelle, même si son innocence était hors de question. Mr. Gaile avait exprimé avec beaucoup de verve, le vœu que certaines de ses clientes, se contentant de lire les pages de la mode, viennent sans appréhension subir l’épreuve du « fauteuil ».

Après le départ du journaliste, Jane observa :

— Pourquoi diable ne s’est-il pas adressé à des personnalités plus notoires ?

— Un trop gros gibier pour lui, répondit Gaile en riant. Peut-être a-t-il essayé, mais sans succès.

Il se tut quelques instants et reprit :

— Jane – à présent je vais vous appeler Jane, vous permettez ?

— Jane, qui, selon vous, a tué cette Mme Giselle ?

— Je n’en ai pas la moindre idée.

— Y avez-vous déjà réfléchi sérieusement ?

— Ma foi, non. J’avoue n’avoir songé qu’à mon rôle personnel dans cette histoire, et cela m’a suffisamment tourmentée. En réalité, je n’ai pas cherché lequel des autres passagers aurait pu commettre le crime. Je crois même que jusqu’ici je ne m’étais même pas rendu pleinement compte que le coupable était parmi nous.

— Aujourd’hui, le coroner l’a expliqué clairement Quant à moi, je sais que ni moi ni vous n’avons tué cette femme, parce que… parce que je vous ai observée durant tout le voyage.

— Et moi, dit Jane, je sais que vous êtes innocent… pour la même raison. Si ce n’est pas nous, c’est quelqu’un d’autre. Qui ? Je l’ignore.

— Moi aussi.

Norman Gaile, l’air songeur, paraissait suivre le cours de ses pensées. Jane poursuivit :

— Comment pourrions-nous soupçonner un des voyageurs ? Nous n’avons rien vu… moi du moins. Du moins, j’aurais pu voir…

Jane s’arrêta et rougit. Elle se souvenait que ses yeux n’avaient guère quitté un chandail bleu pervenche et que son esprit, loin de se soucier des événements qui se déroulaient autour d’elle, ne s’intéressait qu’à la personne qui portait le vêtement en question.

Norman Gaile pensa :

« Pourquoi rougit-elle ainsi ?… Elle est ravissante… Je veux l’épouser… C’est décidé… Mais à quoi bon prévoir si loin ? Trouvons d’abord un bon prétexte pour la rencontrer souvent. Cette histoire de meurtre peut me servir… elle constitue en quelque sorte un lien… Ce diable de journaliste et sa publicité… »

Tout haut, il déclara :

— Allons, réfléchissons un peu. Qui a tué la vieille dame ? Passons en revue toutes les personnes du compartiment. Les garçons ?

— Non, dit Jane.

— Les femmes assises de l’autre côté du couloir ?

— Je ne crois pas qu’une personne comme lady Horbury soit capable de commettre un crime. Quant à miss Kerr, je répondrais volontiers qu’elle n’avait aucun mobile pour tuer cette vieille Française.

— Vous avez sans doute raison, Jane. Vient ensuite l’homme à moustaches. De l’avis du jury, il serait le coupable ; cela ne tient pas debout. Et le médecin ? C’est également peu probable.

— S’il avait eu l’intention de tuer, il se serait servi d’un poison ne laissant aucune trace et personne n’en aurait rien su.

— En effet, dit Norman Gaile, ces fameux poisons que rien ne décèle sont très commodes, mais je doute qu’ils existent réellement. Que dire du petit bonhomme qui a avoué détenir un chalumeau ?

— Cette déclaration, j’en conviens, le rend plutôt suspect. Cependant, il a l’air sympathique et rien ne l’obligeait à dire qu’il possédait un chalumeau. Ce n’est sûrement pas lui qui a tué Mme Giselle.

— Il y a ensuite le docteur Jameson… non… Ryder ?

— Oui, ce pourrait bien être lui.

— Ou les deux Français ?

— Leur culpabilité paraîtrait encore plus vraisemblable. Ils ont visité nombre de pays sauvages. Ils pouvaient avoir des motifs que nous ignorons totalement. Je trouve que le jeune Dupont avait l’air sombre et inquiet.

— N’éprouveriez-vous pas quelque inquiétude si vous aviez un crime sur la conscience ?

— Il semblait pourtant bien doux, et le vieux monsieur était tout à fait charmant. Je souhaite que ce ne soient pas eux.

— Nous n’avançons guère dans notre enquête, remarqua Norman Gaile.

— Comment pourrions-nous progresser, ignorant tout de la vieille dame qui a été tuée… ses ennemis, ses héritiers et sa manière de vivre ?

Norman Gaile demanda avec hésitation :

— Croyez-vous que cette recherche du coupable soit de ma part une simple curiosité ?

— Est-ce autre chose ? répliqua Jane, très calme.

— Peut-être. J’ai l’impression de faire œuvre utile…

Jane leva vers lui des yeux interrogateurs.

— Un meurtre, poursuivit Norman Gaile, n’affecte pas seulement la victime et le coupable. Il nuit parfois aux innocents. Ni vous ni moi n’avons commis ce crime, cependant l’ombre de la mort nous a frôlés, et nous ignorons encore quelles conséquences peuvent en découler et influencer nos existences.

Malgré tout son sang-froid, Jane frissonna.

— Ne parlez pas ainsi. Vous m’effrayez.

— J’avoue que j’en tremble un peu moi-même, dit Norman Gaile.

CHAPITRE VI : Echange de vues

Hercule Poirot vint trouver son ami, l’inspecteur Japp. Celui-ci l’accueillit avec un sourire amusé.

— Bonjour, vieux ! lui dit-il. Eh bien ! vous l’avez échappé belle ! Un peu plus, on vous fourrait au violon.

— Pareille aventure n’eût certes pas manqué de me nuire dans l’exercice de ma profession, prononça Poirot, avec le plus grand sérieux.

— On voit parfois des détectives devenir des criminels… surtout dans les romans policiers.

Bientôt entra un homme grand et mince, à la physionomie éveillée et mélancolique. Japp le présenta à Hercule Poirot.

— M. Fournier, de la Sûreté générale. Il vient nous aider à déchiffrer le mystère de la mort de Marie Morisot.

— Monsieur, je crois avoir déjà eu le plaisir de vous rencontrer il y a quelques années, dit Fournier en tendant la main à Poirot. En outre, M. Giraud m’a parlé de vous.

Un sourire effleura les lèvres de M. Fournier. Et M. Poirot qui devinait en quels termes Giraud avait dû parler de lui, esquissa en réponse un discret ricanement ; puis il ajouta :

— Vous me feriez grand plaisir en acceptant de dîner tous deux avec moi en compagnie de Me Thibaut, qui m’a promis de venir… du moins… si mon ami Japp et vous ne repoussez pas ma collaboration.

— Vous êtes naturellement des nôtres, mon vieux, lui dit Japp en lui tapant sur l’épaule. Pourquoi cette question ?

— C’est au contraire un insigne honneur que vous nous faites, renchérit le Français, d’un ton cérémonieux.

— Ainsi que je l’expliquais tout à l’heure à une ravissante jeune personne, je tiens essentiellement à démontrer mon innocence, déclara Poirot.

— Votre tête ne disait rien qui vaille à ces jurés, acquiesça Japp. Voilà longtemps que je n’ai tant ri.

D’un commun accord, on ne fit aucune allusion au crime durant l’excellent repas que le petit Belge servit à ses amis.

— Somme toute, il est possible de faire bonne chère chez les Anglais, murmura Fournier d’un ton approbateur, tout en choisissant avec soin un havane dans une boîte de luxe.

— Quel délicieux repas, monsieur Poirot ! s’exclama Thibaut.

— Un peu à la française, mais tout de même excellent, certifia Japp.

— Un repas doit toujours être léger à l’estomac, dit Poirot. Trop pesant, il paralyse la pensée.

— Oh ! mon estomac ne me tourmente guère, observa Japp. Toutefois, je ne veux pas entrer en discussion sur ce point. Parlons, si vous le voulez bien, de l’affaire qui nous préoccupe. Comme Me Thibaut est attendu ailleurs ce soir, il conviendrait que nous lui demandions d’abord son avis sur ce crime.

— A votre disposition, messieurs. Ici, je puis parler plus librement qu’en plein tribunal. Avant l’enquête, j’ai eu une courte conversation avec l’inspecteur Japp, qui m’a recommandé de ne révéler à l’audience que les faits indispensables.

— Parfait, dit Japp. Il ne faut pas vider son sac trop tôt. À présent, veuillez nous révéler tout ce que vous savez de cette femme, Giselle.

— A dire vrai, peu de chose. Je ne connais pour ainsi dire rien de sa vie privée. M. Fournier, ici présent, vous renseignera mieux que moi. Je puis, cependant, affirmer ceci : Mme Giselle était un « phénomène » comme on en rencontre peu. Ses antécédents demeurent absolument inconnus. A mon sens, elle devait être jolie autrefois, avant que la petite vérole eût ravagé ses traits. Cette femme – je vous donne mon impression — aimait à dominer les autres et en réalité elle exerçait sur son prochain une puissance occulte. C’était une vraie femme d’affaires, une de ces Françaises à la tête solide, qui ne laissent point le sentiment affecter leurs intérêts. Toutefois, elle avait la réputation d’agir dans sa profession avec une honnêteté scrupuleuse.

Il chercha l’approbation de Fournier. Celui-ci hocha sa tête sombre et mélancolique.

— Oui, elle était honnête… à son point de vue. Cependant, la loi aurait pu l’inquiéter si seulement on avait eu des preuves en main.

— Pourquoi ? demanda Me Thibaut.

— Pour chantage… un chantage d’une manière spéciale. Mme Giselle prêtait de l’argent contre une simple signature sur papier libre. Elle observait une stricte discrétion quant au montant de ses prêts et aux modalités de remboursement ; mais je vous prie de croire qu’elle avait une méthode bien à elle de rentrer dans son argent.

Poirot se pencha en avant ; l’air curieux. M. Fournier continua :

— Ainsi que l’a déclaré aujourd’hui Me Thibaut, la clientèle de Mme Giselle se recrutait parmi les gens du monde ou de professions libérales… c’est-à-dire dans un milieu où l’on redoute par-dessus tout le scandale. Or, Mme Giselle possédait son service d’espionnage… et avant de prêter des capitaux, quand il s’agissait évidemment d’une grosse somme, elle recueillait le plus de renseignements possibles sur l’emprunteur éventuel. Je me fais l’écho de notre ami en disant que Mme Giselle était scrupuleusement honnête ; jamais elle ne trahissait ceux qui lui étaient fidèles et je crois qu’elle ne fit jamais usage des secrets en sa possession pour soutirer de l’argent, à moins qu’on ne lui en dût réellement.

— Vous voulez dire que ces renseignements secrets constituaient sa garantie ?

— Exactement. Et elle en usait avec une dureté impitoyable, demeurant sourde à toutes supplications. Je vous prie de croire que cela « rendait » ! Très rarement elle dut renoncer à une créance. Un homme ou une femme occupant une situation notoire vendait n’importe quoi afin d’obtenir l’argent nécessaire pour éviter la diffamation. Nous étions donc au courant de ses agissements. Quant à la poursuivre… (il haussa les épaules) c’était une autre paire de manches. On ne peut demander l’impossible.

— Et si, par hasard, comme vous venez de nous le dire, elle devait passer une mauvaise créance aux profits et pertes, que faisait-elle ?

— En ce cas, répondit lentement Fournier, le secret qu’elle détenait était rendu public, ou divulgué au tiers intéressé.

Après un moment de silence, Poirot remarqua :

— Pécuniairement, elle n’en profitait guère.

— Non… du moins, pas directement.

— Indirectement, alors ?

— Cela devait inciter les autres à payer, hein ? dit Japp.

— Précisément, répondit Fournier. Le résultat utile était l’effet moral produit sur les autres clients.

— Je dirais plutôt l’effet immoral, répliqua Japp, en se frottant le nez, ce qui ouvre bien des perspectives quant au mobile du meurtre. Reste la question de l’héritage. Qui bénéficie de la fortune de la femme Giselle ? Me Thibaut va peut-être nous éclairer là-dessus.

— Il y a une fille quelque part, dit le notaire. Une fille qui depuis sa plus tendre enfance vivait éloignée de sa mère. Celle-ci cependant, voilà quelques années, a fait un testament laissant toute sa fortune à sa fille, Anne Morisot, à l’exception d’un petit legs à sa bonne. C’est le seul testament qu’on lui connaisse.

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