La mort dans les nuages Agatha Christie

— M. Hercule Poirot.

Vêtu à la dernière mode, comme un dandy, M. Poirot fit son entrée et salua la comtesse. Le valet referma la porte. Cicely s’avança d’un pas.

— Mr. Barraclough vous envoie ?

— Veuillez vous asseoir, madame.

Il parlait d’un ton aimable, mais autoritaire.

Lady Horbury s’assit machinalement. Poirot prit un siège à côté d’elle et aussitôt la rassura par son ton paternel.

— Madame, je vous en prie, considérez-moi comme un ami. Je viens ici pour vous donner un conseil. Je sais que de graves ennuis vous menacent. D’une voix faible, elle murmura :

— Mais non…

— Ecoutez, madame, je ne vous demande pas de me révéler vos secrets. Inutile : je les connais déjà. Un bon détective doit, en effet, tout savoir.

— Un détective ? (Ses yeux s’agrandirent.) Je me souviens à présent. Vous voyagiez dans l’avion. C’était vous…

— Eh oui ! c’était moi. Maintenant, madame, arrivons au fait. Comme je viens de vous le dire, je ne tiens nullement à vous arracher des confidences. Contrairement à votre attente, c’est moi qui vais vous apprendre ce que je sais. Ce matin, il y a une heure à peine, vous avez reçu la visite d’un homme… peut-être s’appelait-il Brown ?

— Robinson, murmura Cicely.

— C’est le même individu. Il s’appelle tour à tour Brown, Smith, Robinson. Il vint ici pour essayer de vous faire chanter, madame, car il possède certaines preuves de votre imprudence. Ces documents appartenaient à Mme Giselle ; maintenant ils sont entre les mains de cet homme. Il vous les offre pour la somme de sept mille livres, n’est-ce pas ?

— Huit.

— Huit, soit. Vous est-il facile d’emprunter cette somme tout de suite, madame ?

— Impossible… absolument impossible… Je suis déjà endettée jusqu’au cou… Je ne sais comment m’en tirer…

— Calmez-vous, madame. Je viens ici pour vous aider.

Elle le dévisagea.

— Comment avez-vous appris tout cela ?

— Simplement, madame, parce que je suis Hercule Poirot. Ne craignez rien… remettez-vous-en à moi… Je me charge de ce Robinson.

— Oui. Et combien vous faut-il ? Hercule Poirot salua.

— Je demande seulement une photographie d’une très jolie femme, avec une petite signature…

Elle poussa un cri.

— Oh ! mon Dieu ! Que vais-je devenir ?… Mes nerfs… Je perds la tête.

— Non, non, tout s’arrangera. Ayez confiance en Hercule Poirot et dites-lui la vérité… toute la vérité. Ne me cachez rien, autrement vous me mettrez dans l’impossibilité d’agir.

— Vous comptez me tirer d’embarras ?

— Je vous jure solennellement que vous n’entendrez plus parler de Mr. Robinson.

— Eh bien, je vais tout vous dire !

— Bon. Ainsi, vous avez emprunté de l’argent à cette Mme Giselle ?

Lady Horbury fit un signe de tête affirmatif.

— Quand cela ? Je veux dire : à quelle époque avez-vous eu recours à ses services ?

— Voilà huit mois. Je me trouvais criblée de dettes.

— Des dettes de jeu ?

— Oui. La déveine me poursuivait.

— Et elle vous prêta tout ce que vous lui demandiez ?

— Pas au début. Tout d’abord, elle ne m’avança qu’une petite somme.

— De qui teniez-vous l’adresse de cette femme ?

— De Raymond… Mr. Raymond Barraclough savait par ouï-dire que cette personne prêtait de l’argent aux femmes du monde.

— Par la suite, elle vous en prêta davantage ?

— Oui, autant que j’en désirais. Cela tenait du miracle !

— C’était le genre de miracles qu’opérait Mme Giselle, prononça sèchement Poirot. Auparavant, vous et Mr. Barraclough étiez devenus ?… euh… des amis ?

— Oui.

— Mais vous ne souhaitiez nullement que votre mari fût mis au courant ?

Cicely s’écria en colère :

— Stephen est un goujat. Il ne m’aime plus et veut en épouser une autre. Il ne cherche qu’une occasion de divorce !

— Et vous ne voulez pas du… divorce ?

— Non. Je… je…

— Vous préférez conserver votre situation… et aussi le revenu considérable qu’elle vous procure. Je comprends vos sentiments. Il faut bien que les femmes songent à leur avenir. Pour en revenir à nos moutons… Il a fallu rembourser Mme Giselle ?

— Oui, et je… je n’avais pas le sou. Alors, la vieille sorcière s’est montrée intraitable. Elle connaissait les relations existant entre Raymond et moi… le nom des hôtels, les dates et toutes sortes de renseignements. J’ignore comment elle a pu les obtenir.

— Elle avait sa tactique. Sans doute vous a-t-elle menacée de communiquer toutes ces preuves à lord Horbury ?

— Oui, si je ne la remboursais pas.

— Ce qui vous était impossible ?

— Absolument impossible…

— En somme, sa mort est providentielle pour vous ?

D’un accent sincère, Cicely s’exclama :

— C’était trop… trop beau !

— Précisément. Cependant, vous n’étiez pas sans appréhension ?

— Pourquoi ?

— Parce que, seule parmi les passagers du Prométhée, vous aviez un motif de souhaiter la mort de Mme Giselle.

Elle retint un instant son souffle.

— Je sais. J’ai horriblement souffert. Je croyais devenir folle.

— D’autant plus que vous l’aviez quittée la veille au soir à Paris après une scène violente.

— Cette infâme usurière refusait de m’accorder le moindre délai. Je crois même qu’elle se délectait de mon malheur. Jusqu’au bout, elle demeura inflexible. Elle m’avait réduit, ce soir-là, à l’état de loque.

— Pourtant à l’enquête, n’avez-vous pas affirmé n’avoir jamais vu cette femme ?

— Naturellement. Qu’aurais-je pu dire d’autre ?

L’air pensif, Poirot l’observait.

— Je comprends, madame. Vous ne pouviez, en effet, dire autre chose.

— Quand je pense à tous les mensonges qu’il m’a fallu raconter ! Cet odieux inspecteur est venu ici à plusieurs reprises m’accabler de questions. Toutefois, je me sentais en sûreté. Je devinais qu’il essayait de me faire parler, mais qu’il ne savait rien.

— Celui qui accuse sur simple présomption doit y aller à coup sûr.

— Cependant, ajouta Cicely, poursuivant son idée, je me rassurais à la pensée que si quelque chose devait transpirer, le fait se serait produit dès le début. Je dormais assez tranquille, jusqu’à la réception de cette lettre d’hier.

— Vous n’avez tout de même pas vécu dans la terreur depuis ce moment-là ?

— Oh ! si ! Je redoutais tellement…

— Quoi donc ? Le scandale, ou l’arrestation pour meurtre ?

Cicely devint blême.

— Pour meurtre !… Mais ce n’est pas moi qui l’ai tuée ! Vous le savez bien !

— Vous désiriez néanmoins sa suppression…

— Oui, mais je ne l’ai pas tuée… je vous le jure ! Il faut me croire. Je n’ai pas quitté ma place. Je…

Sa voix se brisa. Ses yeux bleus magnifiques suppliaient le détective. Hercule Poirot la rassura d’une voix douce.

— Je vous crois, madame, pour deux raisons. D’abord parce que vous êtes femme, et ensuite à cause d’une guêpe.

Elle le regarda fixement :

— Une guêpe ?

— Oui, une guêpe. Cela ne vous dit rien sans doute. Pour en finir, je vous promets que jamais vous ne reverrez ce Mr. Robinson, ni n’entendrez parler de lui. En retour de ce service, je vous prie de répondre à deux questions : Mr. Barraclough se trouvait-il à Paris la veille de l’assassinat ?

— Oui. Nous avons dîné ensemble, mais il croyait préférable que j’aille seule voir cette femme.

— Ah ! vraiment ! Encore une petite question, madame. Avant votre mariage, vous vous appeliez Cicely Bland. Etait-ce un nom de guerre ou votre véritable nom ?

— Je m’appelais en réalité Martha Jebb, mais l’autre nom…

— Convenait mieux pour le théâtre. Et vous êtes née… où ?

— À Doncaster. Mais pourquoi ?

— Simple curiosité de ma part. Excusez-moi. Maintenant, lady Horbury, permettez-moi de vous donner un conseil. Pourquoi ne pas décider votre mari à divorcer discrètement ?

— Et le laisser épouser cette femme ?

— Mais oui ! Vous avez un cœur généreux, madame. En outre, vous serez si tranquille… si libre… et votre mari vous servira une pension.

— Oh ! pas grand-chose.

— Une fois divorcée, qui vous empêche d’épouser un millionnaire ?

— Ils se font de plus en plus rares.

— N’en croyez rien, madame. L’homme riche autrefois à trois millions n’en possède maintenant plus que deux… Eh bien, c’est encore suffisant.

Cicely sourit.

— Vous êtes très persuasif, monsieur Poirot. Alors, vous m’assurez que Mr. Robinson, cet odieux individu, ne viendra plus me tourmenter ?

— Vous avez la parole d’Hercule Poirot, déclara le petit détective belge d’un ton solennel.

CHAPITRE XX : Dans Harley Street [3]

L’inspecteur Japp longea Harley Street d’un pas rapide et s’arrêta devant une certaine porte.

Il demanda au domestique si le docteur Bryant était visible.

— Vous a-t-il donné rendez-vous, monsieur ?

— Non, mais je vais écrire quelques mots pour lui annoncer l’objet de ma visite.

Sur une de ses cartes officielles, il griffonna :

« Je vous serais reconnaissant de bien vouloir me consacrer quelques minutes. Je ne vous retiendrai pas longtemps. »

Il glissa la carte dans une enveloppe qu’il tendit au valet de chambre.

On l’introduisit dans un salon d’attente ou se trouvaient déjà deux femmes et un homme. Japp s’assit, un vieux numéro du Punch entre les mains.

Le valet revint, traversa le salon, et lui glissa d’une voix discrète :

— Monsieur, si vous voulez bien attendre un instant, le docteur vous recevra, mais il est fort occupé ce matin.

Japp se montra tout disposé à prendre patience.

En effet, ses deux voisines venaient d’entamer une conversation très intéressante. Toutes deux professaient la plus grande estime pour les talents du praticien. De nouveaux clients arrivèrent. De toute évidence, le docteur Bryant était un médecin en vogue.

« Il gagne trop d’argent pour avoir besoin d’emprunter, pensa Japp. Toutefois, le prêt peut remonter à une époque moins prospère. Actuellement, il a une clientèle de choix et il suffirait du moindre scandale pour la réduire à néant. Voilà l’inconvénient d’être médecin. »

Un quart d’heure plus tard, le valet reparut :

— Monsieur, dit-il, le docteur vous attend.

Le docteur Bryant reçut Japp dans son cabinet de consultation, pièce éclairée par une large baie donnant sur l’arrière de la maison. Le médecin, assis à son bureau, se leva et tendit la main à l’homme de Scotland Yard.

Son beau visage aux traits réguliers témoignait d’une grande lassitude, mais il ne semblait nullement ému par la visite de l’inspecteur.

— Qu’y a-t-il pour votre service, inspecteur ? lui demanda-t-il en se rasseyant et en indiquant à Japp un fauteuil en face de lui.

— Tout d’abord, je m’excuse de vous déranger à l’heure de votre consultation, mais je n’en ai pas pour longtemps.

— Vous ne me dérangez nullement. Vous venez sans doute au sujet du drame de l’avion ?

— Parfaitement. Nous continuons à nous en occuper.

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