La mort dans les nuages Agatha Christie

— Pardon, monsieur, ne seriez-vous point, par hasard, médecin ?

Norman Gaile répondit :

— Je suis dentiste, mais si je puis me rendre utile…

Il se leva à demi sur son siège.

— Je suis médecin, déclara le docteur Bryant. Que se passe-t-il ?

— Il y a là-bas une dame qui me paraît très souffrante.

Bryant se mit debout et accompagna le garçon. Sans se faire remarquer, le petit homme aux moustaches les suivit.

Le docteur Bryant se pencha sur la forme tassée dans le siège n°2, une femme d’un certain âge, assez forte et vêtue d’un lourd manteau noir.

Le jugement du médecin fut rapide. Il prononça :

— Elle est morte. Mitchell demanda :

— De quoi est-elle morte ? à la suite d’une crise ?

— Je ne pourrai le préciser qu’après un examen détaillé. Quand l’avez-vous vue en vie pour la dernière fois ?

Mitchell réfléchit quelques secondes.

— Elle allait très bien au moment où je lui ai servi son café.

— Quand cela ?

— Il y a environ trois quarts d’heure, une heure. Ensuite, lorsque je lui ai porté l’addition, j’ai cru qu’elle dormait.

Bryant observa :

— Depuis une demi-heure au moins elle a cessé de vivre.

Leur discussion commençait à éveiller l’intérêt des autres passagers. Les cous s’allongeaient et les têtes s’avançaient pour mieux entendre.

— Je suppose qu’il s’agit d’une sorte de crise, répéta Mitchell.

Il tenait à son idée première. Sa belle-sœur souffrait de crises. A son avis, les crises constituaient des accidents familiers, compréhensibles pour tous.

Sans vouloir se compromettre, le docteur Bryant hocha la tête avec un sourire énigmatique.

Une voix s’éleva à proximité de lui : la voix de l’homme emmitouflé.

— Il y a, disait celui-ci, une marque sur le cou. Il parlait avec modestie, car il s’adressait à un homme d’une science supérieure.

— C’est exact, approuva le docteur Bryant.

La tête de la femme, penchée sur le côté, laissait voir, en effet, une trace de piqûre sur le cou.

Les deux Dupont, qui prêtaient l’oreille à la conversation, se joignirent au petit groupe.

— Pardon, dit le plus jeune des Dupont, vous dites que cette dame porte une marque sur le cou ? Me serait-il permis de risquer une supposition ? Tout à l’heure, une guêpe volait dans le compartiment. Je l’ai tuée. (Il montra le cadavre de l’insecte dans sa soucoupe.) Serait-il possible que cette malheureuse fût morte d’une piqûre de guêpe ? J’ai déjà entendu parler d’accidents de ce genre.

— En effet, acquiesça le médecin, je connais moi-même des cas identiques. Cette explication me semble plausible, surtout si la victime était atteinte de troubles cardiaques.

— Puis-je me retirer, monsieur ? demanda le garçon. Nous arrivons à Croydon dans une minute.

— Mais oui ! mais oui ! dit le docteur Bryant en s’éloignant d’un pas. Il n’y a plus rien à faire. Qu’on ne déplace le corps sous aucun prétexte.

— Bien, monsieur, j’y veillerai.

Le docteur Bryant se disposait à reprendre sa place et regardait avec quelque surprise le petit étranger aux grandes moustaches, debout devant lui.

— Cher monsieur, lui dit-il, le mieux est de regagner votre place. Nous allons débarquer à Croydon d’un instant à l’autre.

— C’est exact, monsieur, appuya le garçon. Que chacun veuille bien reprendre sa place, ajouta-t-il en élevant la voix.

— Pardon, insista le petit homme, je vois quelque chose.

— Quelque chose ?

— Mais oui, un détail, que personne n’a remarqué.

Du bout de son soulier verni, il désigna l’objet auquel il faisait allusion. Le garçon et le docteur Bryant suivirent son geste des yeux et aperçurent, à demi caché par le bord de la jupe noire, un reflet noir et jaune.

— Encore une guêpe ! s’exclama le médecin avec surprise.

Hercule Poirot s’agenouilla, tira de sa poche une minuscule paire de pinces et s’en servit délicatement. Il se releva, tenant sa prise bien en vue.

— Cela ressemble à une guêpe, mais ce n’en est pas une !

Il tourna l’objet d’un côté puis de l’autre, de façon que le médecin et le garçon puissent le distinguer nettement : un petit nœud de fil de soie jaune et noir, duveteux, retenant une longue épine.

— Oh ! par exemple !

L’exclamation émanait du petit Mr. Clancy, qui avait quitté son siège et avançait désespérément sa tête par-dessus l’épaule du garçon.

— Etonnant ! Merveilleux ! De ma vie je n’ai vu pareil phénomène ! Sur mon âme, j’en crois à peine mes yeux !

— Expliquez-vous, s’il vous plaît, lui dit le garçon. Reconnaissez-vous ceci ?

— Si je le reconnais ? Certes, oui ! (Mr. Clancy se gonflait de fierté et d’importance.) Cet objet, messieurs, est une épine dont les indigènes de certaines tribus, je ne sais exactement si c’est en Amérique du Sud ou dans l’île de Bornéo, se servent comme d’un projectile qu’ils lancent à l’aide d’une sarbacane, et je présume fort qu’au bout de ce dard se trouve…

— Le fameux poison dont les Indiens de l’Amérique du Sud imprègnent leurs flèches, acheva Hercule Poirot. Puis il ajouta : Est-ce possible ?

— C’est en tout cas extraordinaire, poursuivit Mr. Clancy, au comble du ravissement. J’écris moi-même des romans policiers, des œuvres de pure imagination, mais rencontrer dans la vie réelle…

Il fut interrompu par une secousse.

L’avion descendit et les passagers qui se tenaient debout perdirent légèrement l’équilibre. Le Prométhée décrivait un cercle avant d’atterrir sur l’aérodrome de Croydon.

CHAPITRE III : Croydon

Le garçon et le médecin, qui, jusque-là, semblaient maîtres de la situation, virent leur place usurpée par le bizarre petit bonhomme emmitouflé jusqu’aux oreilles. A présent, il s’exprimait avec une autorité que nul ne songeait à discuter.

Il murmura quelques mots à Mitchell qui approuva de la tête, puis, passant entre les passagers, il se posta devant le couloir conduisant aux lavabos et à l’avant de l’aéroplane.

Maintenant le Prométhée roulait sur le terrain. Lorsqu’il fut complètement arrêté, Mitchell éleva la voix :

— Mesdames et messieurs, je vous prie de bien vouloir rester assis à vos places jusqu’à la visite des autorités. J’espère qu’on ne vous retiendra pas longtemps.

Cette recommandation parut raisonnable à tous les occupants du compartiment, sauf à lady Horbury, qui protesta d’une voix aigre :

— Mais c’est ridicule ! Vous ne me connaissez donc pas ? J’insiste pour qu’on me laisse sortir immédiatement.

— Mille excuses, madame, mais cette règle ne souffre aucune exception, lui fit remarquer Mitchell.

— C’est grotesque, absolument grotesque ! criait lady Horbury en frappant du pied avec colère. Je vous signalerai à la compagnie. Il est inadmissible de nous séquestrer ici avec un cadavre.

— Vraiment, ma chère, lui dit Venetia Kerr avec un accent traînant, c’est affreux, je vous l’accorde, mais il faut bien en passer par là.

Elle s’assit et ouvrit son étui à cigarettes :

— Garçon, puis-je fumer ?

Harassé, Mitchell répondit :

— Je n’y vois pas d’inconvénient à présent, madame.

Il jeta un coup d’œil par la fenêtre. Davis, le second garçon, avait fait descendre par la porte de secours les passagers du compartiment avant et allait prendre des ordres.

L’attente ne fut pas longue. Cependant les passagers, impatients, croyaient qu’une demi-heure s’était déjà écoulée au moment où un homme à l’allure militaire, mais vêtu en bourgeois, accompagné d’un policeman en uniforme, traversa prestement l’aérodrome et monta dans l’avion par la porte que Mitchell lui tenait ouverte.

— Que se passe-t-il donc ? demanda-t-il d’un ton sec.

Après avoir écouté Mitchell et le docteur Bryant, il regarda rapidement la femme morte, affaissée sur son siège.

Il donna un ordre au constable, puis s’adressa aux passagers :

— Mesdames et messieurs, je vous prie de me suivre.

Il les fit sortir de l’avion puis traverser le terrain, mais au lieu de les conduire vers le bâtiment de la douane, selon la coutume, il les introduisit dans un petit bureau privé.

— Je m’efforcerai de ne point vous retenir plus longtemps qu’il ne sera indispensable, leur déclara-t-il.

— Inspecteur, dit Mr. James Ryder, un important rendez-vous d’affaires me réclame à Londres.

— Mille regrets, monsieur.

— Je suis lady Horbury. Je considère comme un affront d’être gardée ici de cette manière !

— Je m’excuse infiniment, lady Horbury, mais sachez qu’il s’agit d’une affaire sérieuse, selon toute vraisemblance, d’un assassinat.

— La flèche empoisonnée des Indiens de l’Amérique du Sud, murmura Mr. Clancy, le visage rayonnant de joie.

L’inspecteur tourna vers lui un regard soupçonneux.

Le romancier parlait avec animation en français, et l’inspecteur lui répondit posément dans cette même langue.

— Cet incident est bien fâcheux, inspecteur, observa Venetia Kerr, mais vous ne pouvez que remplir votre devoir.

A quoi l’honorable représentant de la loi répondit, avec un accent de gratitude :

— Je vous remercie, madame. Puis, il ajouta :

— Mesdames et messieurs, veuillez demeurer ici. Je voudrais échanger quelques mots avec le docteur… euh… le docteur…

— Docteur Bryant.

— Merci. Voulez-vous me suivre de ce côté, docteur ?

— Puis-je assister à votre entretien ?

C’était la voix du petit homme aux grandes moustaches.

L’inspecteur se retourna, prêt à invectiver cet intrus, mais il changea soudain d’expression.

— Ah ! pardon, monsieur Poirot. Vous êtes si emmitouflé que je ne vous avais pas reconnu. Entrez donc, je vous prie.

Il ouvrit la porte, laissa passer Bryant et Poirot, sur lequel se tournèrent les regards soupçonneux des autres.

— Pourquoi permet-on à cet homme-là de sortir et nous tient-on enfermés ici ? protesta Cicely Horbury.

Résignée, Venetia Kerr s’assit sur une banquette.

— Peut-être appartient-il à la police française, ou est-ce un espion de la douane, dit-elle, en allumant une cigarette.

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