La mort dans les nuages Agatha Christie

— Hum ! Du Pinet ?

L’interrogatoire qui suivit amena Jane à raconter l’histoire du billet du Sweepstake.

— La loi devrait interdire ces jeux de hasard, grogna Japp.

— Pour moi, je les trouve merveilleux, dit Jane. N’avez-vous donc jamais parié une demi-couronne sur un cheval ?

Japp rougit et prit un air confus.

Lorsqu’on lui montra le chalumeau, Jane nia avoir vu quelque chose de semblable. Elle ne connaissait pas la morte, mais l’avait remarquée au Bourget.

— Qu’est-ce qui avait particulièrement attiré votre attention sur elle ?

— Elle était laide à faire peur, avoua Jane.

Ne pouvant tirer d’elle rien d’intéressant, on l’autorisa à se retirer. Japp contempla rêveusement le chalumeau.

— Ce problème policier dépasse tout ce que l’imagination peut concevoir ! De quel côté allons-nous diriger nos recherches à présent ? Il s’agit de découvrir un homme qui a voyagé dans la partie du monde d’où vient cette arme. Mais d’où peut-elle venir ? D’Afrique aussi bien que d’Amérique. Nous laisserons à un spécialiste le soin de trancher la question.

— Si vous observez ce chalumeau de près, vous remarquerez, mon cher Japp, qu’un minuscule morceau de papier y est resté collé : on dirait un reste d’étiquette arrachée. Ce spécimen serait donc parvenu jusqu’à nous après avoir passé par la boutique d’un marchand de curiosités. Voilà qui facilitera peut-être notre enquête. Puis-je me permettre une petite question ?

— Dites toujours.

— Pensez-vous encore à établir cette liste… la liste des objets appartenant aux passagers ?

— Cela ne présente plus guère d’importance maintenant, mais on peut le faire. Vous y tenez toujours ?

— Mais oui… je suis perplexe, très perplexe. Si seulement je découvrais un indice…

Japp ne l’écoutait plus. Il examinait le débris d’étiquette.

— Clancy a reconnu qu’il avait acheté un chalumeau. Oh ! ces auteurs de romans détectives… où toujours les policiers jouent un rôle ridicule ! Si je m’avisais de parler à mes chefs sur le ton employé par les inspecteurs dans leurs fichus bouquins, ma parole ! on me ficherait à la porte illico. Ce meurtre ressemble comme un frère à ceux qu’un écrivassier de cet acabit croit pouvoir commettre impunément.

CHAPITRE IV : L’enquête

L’audition des témoins eut lieu quatre jours plus tard. Les circonstances tragiques de la mort de Marie Morisot ayant éveillé la curiosité du public, la salle du tribunal se trouva comble.

Le premier témoin appelé, un Français d’âge mûr, de haute stature et à la barbe grise, Me Alexandre Thibaut, s’exprimait lentement en un anglais imprégné d’un léger accent, mais très correct.

Après les questions préliminaires, le coroner lui demanda :

— Vous avez vu le cadavre de la défunte. La reconnaissez-vous ?

— Oui. C’est celui de ma cliente, Marie-Angélique Morisot.

— Ce nom figure sur son passeport, mais ne la connaissez-vous pas davantage sous un autre nom ?

— Si, on l’appelait d’ordinaire Mme Giselle.

Un remous se produisit dans l’auditoire. Des journalistes demeurèrent immobiles, le crayon en suspens.

— Voulez-vous nous dire exactement, reprit le coroner, qui était cette Mme Morisot… ou Mme Giselle ?

— Mme Giselle – pour la nommer par son nom de guerre, celui sous lequel elle opérait — était une des prêteuses d’argent les plus célèbres de Paris.

— Où exerçait-elle sa profession ?

— Au numéro 3, rue de la Joliette. Elle y avait aussi son appartement.

— Elle se rendait, dit-on, fréquemment en Angleterre. Etendait-elle ses affaires jusque dans ce pays ?

— Oui. Elle avait nombre de clients en Angleterre et était même assez connue dans une certaine classe de la société.

— Comment définiriez-vous cette classe de la société ?

— Sa clientèle se recrutait surtout parmi les gens du monde dont les transactions de ce genre exigeaient une discrétion absolue.

— Elle avait donc la réputation d’être discrète ?

— Extrêmement discrète.

— Puis-je savoir si vous étiez au courant de… de ses diverses opérations ?

— Non. Je me chargeais seulement de ses affaires légales. Mme Giselle était une maîtresse femme, capable de mener à bien son entreprise sans le secours d’autrui. C’était, si je puis dire, une personne d’un caractère très original et une figure bien connue dans le monde.

— Autant que vous sachiez, elle était riche à l’heure de sa mort ?

— Immensément riche.

— Avait-elle des ennemis ?

— A ma connaissance, non.

Me Thibaut quitta la barre et on appela Mitchell. Le coroner lui demanda :

— Vous vous appelez bien Henry Charles Mitchell et vous habitez 11, Shoeblack Lane, Wandsworth ?

— Oui, monsieur.

— Vous êtes employé à la compagnie aérienne Universal ?

— Oui, monsieur.

— Comme premier garçon de restaurant sur l’avion de ligne le Prométhée ?

— Oui, monsieur.

— Mardi dernier, 18 courant, vous assuriez le service de midi entre Paris et Croydon sur le Prométhée, à bord duquel avait pris place la défunte. Aviez-vous déjà vu cette personne ?

— Oui, monsieur. Il y a six mois, j’étais de service sur l’avion de 8 h 45 du matin et je me souviens qu’elle l’a pris une ou deux fois.

— Connaissiez-vous son nom ?

— J’ai dû l’avoir sur ma liste, mais je n’y ai pas fait attention.

— Aviez-vous déjà entendu prononcer le nom de Mme Giselle ?

— Non, monsieur.

— Veuillez nous rapporter à votre façon les événements de mardi.

— J’avais servi les déjeuners et faisais le tour des tables avec les additions. Cette personne m’ayant paru endormie, je décidai de ne la déranger que cinq minutes avant l’atterrissage. Lorsque je voulus la réveiller, je m’aperçus qu’elle était morte ou sérieusement malade. Je m’inquiétai s’il y avait un médecin à bord, et le docteur Bryant constata…

— Le docteur Bryant fera sa déposition tout à l’heure. Veuillez, je vous prie, jeter un coup d’œil sur cet objet.

On tendit le chalumeau à Mitchell, qui le prit délicatement.

— Vous rappelez-vous avoir déjà vu cet objet ?

— Non, monsieur.

— Vous êtes bien sûr de ne pas l’avoir vu dans la main d’un des passagers ?

— Oui, monsieur.

— Albert Davis !

Le deuxième garçon se présenta à la barre.

— Vous êtes Albert Davis, 23, Barconne Street, Croydon, employé à la compagnie aérienne Universal ?

— Oui, monsieur.

— Vous travailliez mardi dernier sur le Prométhée, en qualité de second garçon ?

— Oui, monsieur.

— Comment avez-vous appris le drame ?

— Mon collègue, Mr. Mitchell, m’a fait part de ses craintes au sujet de l’une des voyageuses.

— Avez-vous déjà vu cet instrument ?

On tendit le chalumeau à Davis.

— Non, monsieur.

— Vous ne l’auriez point aperçu entre les mains d’un des passagers ?

— Non, monsieur.

— S’est-il passé, au cours du voyage, quelque incident de nature à jeter, selon vous, un peu de clarté sur cette affaire ?

— Non, monsieur.

— Bien. Merci.

Le docteur Bryant donna ensuite son nom et son adresse et déclina sa profession : spécialiste des maladies de l’oreille et de la gorge.

— Voulez-vous nous expliquer, docteur Bryant, ce dont vous avez été témoin, mardi dernier 18 ?

— Peu avant notre arrivée à Croydon, un des garçons s’approcha de moi et me demanda si j’étais médecin. Sur ma réponse affirmative, il m’annonça qu’une des passagères se trouvait malade. Je me levai et le suivis. La femme en question, affaissée dans son fauteuil, était morte depuis un moment.

— Depuis combien de temps, à votre avis, docteur ?

— Au moins une demi-heure… entre une demi-heure et une heure.

— Soupçonnez-vous la cause de sa mort ?

— Non. Il était difficile de se prononcer sans un long examen de la victime.

— Vous avez remarqué une petite piqûre sur le cou ?

— Oui.

— Merci… Docteur James Whistler !

Le docteur Whistler était un petit homme d’une maigreur extraordinaire.

— Vous êtes médecin légiste de ce district ?

— Oui.

— Voulez-vous nous faire votre déposition ?

— Mardi dernier 18, peu après trois heures de l’après-midi, je reçus l’ordre de me rendre à l’aérodrome de Croydon. Là, on m’amena devant cette femme d’âge mûr, assise dans un des sièges de l’avion de ligne le Prométhée. Cette passagère était morte et le décès remontait à une heure environ. Je relevai un point sur le côté du cou… sur la veine jugulaire, pour être exact. Cette marque pouvait fort bien avoir été occasionnée par une piqûre de guêpe ou par la piqûre d’une épine que l’on me montra. Le cadavre fut alors transporté à la morgue où je pus me livrer à un examen complet.

— Et que concluez-vous ?

— Je conclus que la mort a été provoquée par l’introduction dans le sang d’une substance toxique, qui a déterminé la paralysie du cœur. La mort a dû être instantanée.

— Pouvez-vous préciser la nature du poison ?

— C’est la première fois que je me trouve en présence d’un tel poison.

Aussitôt les journalistes de noter : « Poison inconnu. »

— Merci… Mr. Henry Winterspoon !

Mr. Winterspoon, un énorme bonhomme, à l’air doux et rêveur, paraissait totalement dénué d’intelligence. On apprit avec une véritable stupeur qu’il était le premier toxicologue du Royaume-Uni et que son opinion faisait loi en matière de poisons.

Le coroner prit l’épine fatale et demanda à Mr. Winterspoon s’il la reconnaissait.

— Oui. On me l’a envoyée aux fins d’analyse.

— Voulez-vous nous communiquer les résultats de cette analyse ?

— Certainement. Autrefois, ce dard a été plongé dans une préparation indigène de curare… un poison dont certaines tribus sauvages enduisent leurs flèches.

Les journalistes s’empressèrent de noter cette déclaration.

— Selon vous, la mort serait due au curare ?

— Non, dit Mr. Winterspoon. Il ne restait sur la pointe qu’une faible trace de la préparation primitive. D’après mon analyse, l’épine a récemment été plongée dans le venin du Dispholidus Typus, mieux connu sous le nom de boomstang, ou serpent des arbres.

— Un boomstang ?

— C’est un reptile de l’Amérique du Sud, un des plus venimeux du monde. On ignore les effets de son venin sur l’homme, mais vous aurez une idée de sa virulence lorsque vous saurez qu’une injection de ce poison dans le corps d’une hyène foudroie l’animal avant qu’on ait pu retirer l’aiguille. Un chacal en meurt comme s’il était tué par un coup de fusil. Ce venin cause une hémorragie sous-cutanée et paralyse en même temps le cœur.

Les journalistes inscrivirent :

Histoire fantastique. Empoisonnement en avion par un venin plus redoutable que celui du cobra.

— Connaissez-vous des cas où le meurtrier ait eu recours au venin d’un serpent pour empoisonner quelqu’un ?

— Jamais. Ce phénomène est extrêmement intéressant.

— Je vous remercie, monsieur Winterspoon.

Le sergent détective Wilson expliqua ensuite sa découverte du chalumeau derrière le coussin de l’un des sièges. Il n’y avait aucune empreinte digitale. Des essais effectués, il résultait que la trajectoire du projectile lancé par le chalumeau atteignait dix mètres.

— M. Hercule Poirot !

Un mouvement de curiosité se produisit dans l’auditoire, mais la déposition de M. Poirot fut très courte. Il n’avait rien remarqué d’anormal. Oui, il avait bien découvert le dard minuscule sur le parquet du compartiment. Il se trouvait dans la position qu’il eût naturellement occupée s’il était tombé du cou de la défunte.

— Mrs la comtesse Horbury ! Certains journalistes écrivirent :

La femme d’un pair se présente à la barre des témoins pour déposer dans une affaire de meurtre en avion… D’autres : Dans une mystérieuse affaire d’empoisonnement, au moyen du venin d’un serpent.

Les reporters attachés aux journaux féminins crurent bon d’ajouter :

Lady Horbury portait un de ces délicieux chapeaux, d’allure très jeune et une magnifique fourrure de renard. Ou : Lady Horbury avait revêtu une toilette noire du dernier chic et était coiffée d’un de ces ravissants petits chapeaux si en vogue cette saison. Miss Cicely Bland était élégamment habillée de noir, avec un de ces nouveaux chapeaux,…

Chacun se plut à admirer cette jeune femme coquette et jolie, mais sa déposition fut brève. Elle n’avait rien vu et ne connaissait pas du tout la défunte.

Venetia Kerr, qui lui succéda, produisit beaucoup moins d’effet.

Les infatigables pourvoyeurs de nouvelles destinées aux journaux de femmes notèrent cependant : La fille de lord Cottesmore portait un tailleur d’une coupe impeccable toute nouvelle.

— James Ryder !

— Vous êtes James Bell Ryder et vous habitez 17, Blanberry Avenue, Londres ?

— Oui.

— Quelle est votre profession ?

— Directeur de la compagnie du Ciment Ellis Vale.

— Voulez-vous avoir l’obligeance d’examiner ce chalumeau. (Une pause.) L’avez-vous vu ?

— Non.

— N’avez-vous point remarqué un instrument de ce genre dans la main d’un des passagers du Prométhée ?

— Pas le moins du monde.

— Vous étiez assis au numéro 4, dans le siège immédiatement devant la défunte.

— Et après ?

— Je vous prie de ne pas employer ce ton avec moi. Vous occupiez le siège numéro 4. De cette place, vous pouviez voir tout le monde dans le compartiment.

— Pas du tout. Les dossiers, très élevés, m’empêchaient de voir quiconque de mon côté.

— Cependant, si l’un des passagers s’était posté au milieu du couloir… et dans la position voulue pour lancer une fléchette vers la victime… vous l’auriez vu ?

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