La mort dans les nuages Agatha Christie

À partir de ce moment, je ne laissai pas de m’inquiéter au sujet de Miss Jane. Ou elle était complice de Norman Gaile, ou tout à fait innocente… autrement dit, sa victime. Un jour proche, elle allait s’éveiller l’épouse d’un assassin.

En vue de prévenir une union trop précipitée, j’emmenai Miss Jane à Paris, en qualité de secrétaire.

Tandis que nous étions dans la capitale française, l’héritière que nous recherchions se présenta pour réclamer la fortune de sa mère. A sa vue, je fus frappé par une ressemblance que je n’arrivais pas à déterminer. J’y réussis enfin… mais trop tard.

Tout d’abord, je découvris qu’elle avait voyagé dans l’avion fatal, et le fait qu’elle n’en avait point parlé l’accusait et bouleversait toutes mes présomptions. Sans le moindre doute, je tenais la coupable.

Mais si elle était coupable, elle avait un complice : l’homme qui acheta le chalumeau et suborna Jules Perrot. Qui était ce personnage ? Etait-ce le mari d’Anne Morisot ?

Tout à coup, la vérité s’imposa à mon esprit… la vérité… à condition toutefois qu’Anne Morisot ne se trouvât point dans l’aéroplane.

Je téléphonai à lady Horbury et obtins l’explication : la femme de chambre, Madeleine, avait pris l’avion, grâce à un caprice de sa maîtresse, à la dernière minute.

Poirot fit une pause.

Mr. Clancy prit la parole :

— Hum ! Tout cela ne me paraît pas très clair.

— Quand avez-vous cessé de me considérer comme l’assassin ? demanda Norman.

Poirot se tourna vers lui.

— A aucun moment. Vous êtes l’assassin… Attendez. Je vais tout vous dire. La semaine dernière, Japp et moi nous n’avons pas perdu notre temps. Il est vrai que vous avez embrassé la profession de dentiste pour plaire à votre oncle… John Gaile. Vous avez pris son nom en vous associant avec lui, mais vous êtes le fils de sa sœur, et votre vrai nom est Richards. C’est sous ce nom que vous avez fait connaissance avec Mlle Anne Morisot à Nice, l’hiver dernier, lorsqu’elle s’y trouvait avec sa maîtresse. Ce qu’elle nous a raconté de son enfance était véridique, mais la dernière partie de son récit a été forgée adroitement par vous-même. Elle savait pertinemment le nom de jeune fille de sa mère. Mme Giselle villégiaturait à Monte-Carlo… où chacun la connaissait sous son véritable nom. Tout de suite, vous avez compris l’avantage pécuniaire que vous pouviez tirer de la situation, qui n’était pas pour déplaire à vos goûts de joueur et d’aventurier.

Anne Morisot vous mit au courant des relations entre lady Horbury et Mme Giselle. En votre esprit s’élabora aussitôt un projet d’après lequel tous les soupçons retomberaient sur lady Horbury. Après mûres réflexions, vous avez soudoyé l’employé de l’Universal Airlines, afin que Giselle voyage dans le même avion que lady Horbury. Anne Morisot vous avait déjà prévenu qu’elle-même se rendait en Angleterre par le train… vous ne vous attendiez guère à la voir dans le Prométhée et son apparition bouleversa sérieusement vos intentions. Si l’on avait su que la fille et héritière de Giselle s’était trouvée dans l’avion, les soupçons eussent naturellement pesé sur elle. Votre première idée était qu’elle se présentât pour toucher l’héritage avec un alibi indiscutable, du moment qu’elle devait voyager par chemin de fer et bateau à l’heure du crime. Ensuite vous l’auriez épousée.

Cette jeune personne était follement éprise de vous et vous, vous ne songiez qu’à l’argent, et non à votre fiancée.

Une nouvelle complication surgit. Au Pinet, il vous arriva de rencontrer Miss Jane Grey, pour qui vous eûtes le coup de foudre. Votre passion pour cette jeune Anglaise vous conduisit à tenter un jeu beaucoup plus dangereux encore.

Vous décidâtes alors d’avoir à la fois l’argent et l’amour. Pour l’argent vous aviez commis un crime et à aucun prix vous ne vouliez renoncer aux profits qu’il devait vous apporter. Vous avez effrayé Anne Morisot en lui disant que si elle proclamait son identité aussitôt après la mort de sa mère, on la soupçonnerait du meurtre. Sur vos conseils, elle prit quelques jours de congé et vous allâtes ensemble à Rotterdam, pour vous marier.

En temps utile, vous lui avez indiqué la manière d’entrer en possession de son héritage. Se gardant bien de parler de son emploi de femme de chambre, elle devait insister sur le fait qu’au moment de l’assassinat, elle et son mari voyageaient à l’étranger.

Malheureusement, à la date où Anne Morisot arrivait à Paris pour réclamer la fortune de sa mère, Hercule Poirot débarquait aussi à la gare du Nord, en compagnie de miss Grey, Cela ne faisait pas du tout votre affaire. Miss Jane ou moi-même pouvions reconnaître en Anne Morisot, la Madeleine, ex-femme de chambre de lady Horbury.

Vous avez bien essayé de vous mettre à temps en communication avec elle, mais en vain. Enfin, vous arrivez en personne à Paris et apprenez qu’elle s’est déjà rendue chez le notaire. A son retour, elle vous met au courant de sa rencontre avec moi. La situation devient dangereuse et vous songez à agir promptement.

Déjà votre intention était de ne point laisser votre femme survivre longtemps après son accession à la fortune. Tout de suite, après la cérémonie du mariage, vous vous êtes mutuellement légué, par testament, ce que vous possédiez. Touchante précaution !

Vous pensiez alors, j’imagine, ne point précipiter les événements. Vous seriez parti pour le Canada… aux yeux de tous, en raison de vos mauvaises affaires. Là, vous auriez repris le nom de Richards et votre femme vous aurait rejoint. Avant peu, je le crains, Mrs. Richards, hélas ! serait morte, laissant à un époux éploré et inconsolable une fortune rondelette. Au bout de quelque temps, vous seriez retourné en Angleterre, sous le nom de Norman Gaile, vous félicitant d’avoir réalisé une heureuse spéculation au Canada ! Mais à présent, vous comprenez qu’il n’y a pas une minute à perdre.

Poirot s’interrompit. Norman Gaile haussa les épaules et éclata de rire.

— Vous êtes un fier malin pour inventer ainsi la façon d’agir des autres ! Vous devriez suivre la profession de Mr. Clancy ?

Soudain la colère enfla sa voix :

— Je n’ai jamais entendu pareilles idioties ! Ce que vous imaginez ne repose sur rien !

Sans se démonter, Poirot répliqua :

— C’est une opinion, mais je possède des preuves.

— Vraiment ? ricana Norman. Auriez-vous la preuve que j’ai tué la vieille Giselle, alors que tous les passagers savent parfaitement que je ne me suis jamais approché d’elle ?

— Je vais vous dire exactement de quelle façon vous avez commis le crime, déclara Poirot. Venons maintenant au contenu de votre mallette. Vous étiez en vacances. Pourquoi emportiez-vous une veste de dentiste ? Je me le suis demandé. Et voici ma réponse : parce qu’elle ressemble à la veste blanche des garçons de restaurant.

Voici comment vous avez opéré. Une fois le café servi et les garçons dans l’autre compartiment, vous êtes allé au lavabo pour revêtir votre veste blanche et gonfler vos joues avec de petits rouleaux d’ouate. En sortant, vous avez pris une cuiller à café à l’office et, du pas agile des garçons, vous avez suivi le passage, cuiller en main, jusqu’à la table de Mme Giselle. Vous avez enfoncé l’épine dans son cou, ouvert la boîte d’allumettes pour laisser échapper la guêpe ; puis vous avez regagné en hâte le lavabo, enlevé ouate, veste et puis tranquillement, vous êtes retourné à votre place. Tout cela n’a dû vous demander que deux minutes, au plus.

Personne ne prêta attention aux allées et venues des garçons. Miss Jane était la seule personne qui eût pu vous reconnaître. Mais vous connaissez les femmes ! Dès qu’une femme se trouve seule (surtout lorsqu’elle voyage avec un séduisant jeune homme), elle saisit l’occasion pour se regarder dans sa petite glace, se poudrer le nez et s’arranger le visage.

— Vraiment ? gouailla Gaile. Elle est fameuse, votre hypothèse ! L’ennui, c’est que tout cela est faux. Qu’avez-vous encore à dire ?

— Beaucoup de choses ! Comme je l’expliquais tout à l’heure, un homme finit par se livrer au cours de la conversation. Vous avez eu l’imprudence de m’apprendre qu’autrefois vous avez dirigé une ferme en Afrique du Sud. Ce que vous avez omis de dire, je l’ai découvert depuis, c’est qu’il s’agissait d’un élevage de serpents.

Pour la première fois, la peur se manifesta sur les traits de Norman Gaile. Il essaya de parler, mais les mots s’arrêtèrent sur ses lèvres. Poirot continua :

— Vous portiez là-bas votre vrai nom de Richards. On vous a reconnu d’après votre photographie transmise en Afrique du Sud par bélinogramme. Cette même photographie a été identifiée, à Rotterdam, comme celle de Mr. Richards, époux d’Anne Morisot.

De nouveau, Norman Gaile essaya de parler, mais en vain. Toute sa personnalité sembla se transformer. Le beau jeune homme plein de vigueur se mua en une bête traquée, au regard effaré, cherchant à s’échapper et ne trouvant pas d’issue.

— Votre précipitation a bouleversé tous vos plans. La supérieure de l’Institution Sainte-Marie s’est empressée de câbler à Anne Morisot et il eût paru louche de n’en point tenir compte. Vous avez fait ressortir à votre femme qu’à moins de dissimuler certains faits, elle ou vous, pouviez être soupçonnés de meurtre, puisque tous deux, malheureusement, voyagiez dans l’avion lorsque Giselle fut tuée. Quand elle vous a fait part de ma présence chez le notaire, vous avez brûlé les étapes. De crainte que je ne fisse parler votre femme – peut-être commençait-elle à vous suspecter — vous lui faites quitter l’hôtel en hâte et la fourrez dans le train de Boulogne. De force, vous lui avez fait avaler de l’acide prussique et laissé le flacon vide dans la main.

— Encore un odieux mensonge !

— Pas du tout. On a relevé des meurtrissures sur son cou.

— Vous mentez !

— Vous avez même laissé vos empreintes digitales sur ce flacon.

— Vous mentez. Je portais…

— Ah ! Vous portiez des gants ? Je crois, monsieur, que ce petit aveu vous conduira à la potence !

— De quoi vous mêlez-vous, espèce de pitre !

Livide, la face convulsée par la rage, Gaile bondissait vers Poirot. Heureusement, Japp fut plus rapide que lui et le maintint de sa poigne de fer.

— James Richards, alias Norman Gaile, prononça-t-il. Je vous arrête sous l’inculpation d’assassinat prémédité. Je vous préviens que tout ce que vous pourrez dire sera consigné et répété au tribunal.

Le misérable fut secoué d’un long frisson et parut sur le point de s’évanouir.

Deux policiers en civil attendaient dehors. On les appela et ils emmenèrent Norman Gaile. Japp les accompagna.

Demeuré seul avec Poirot, le petit Mr. Clancy poussa un cri d’admiration.

— Monsieur Poirot, dit-il, vous venez de me procurer une émotion unique et inoubliable. Vous avez été superbe.

Poirot sourit modestement.

— Mais non. Japp mérite autant de compliments que moi. Il s’est montré d’une perspicacité étonnante en reconnaissant Richards dans la personne de Gaile. La police canadienne réclame Richards. Une jeune fille qu’il fréquentait là-bas s’était, croyait-on, suicidée ; mais depuis, certains faits indiqueraient qu’il y a eu meurtre.

— C’est affreux ! murmura Mr. Clancy.

— Un tueur, prononça Poirot… et, comme beaucoup de tueurs, il plaît aux femmes.

Mr. Clancy toussota.

— Cette pauvre petite Jane Grey ?

Poirot hocha tristement la tête.

— Oui. Comme je le lui ai dit, la vie est parfois terrible. Mais Miss Grey ne manque pas de courage et surmontera cette épreuve.

D’une main distraite, il remit de l’ordre dans une pile de journaux illustrés que Norman avait fait crouler en essayant de se jeter sur lui.

Un détail retint son attention : un instantané de Venetia Kerr aux courses « s’entretenant avec lord Horbury et un ami ».

Il tendit le journal à Mr. Clancy.

— Voyez-vous cela ? D’ici un an, on lira cet entrefilet :

« On annonce le prochain mariage de lord Horbury avec l’Hon. Venetia Kerr. » Savez-vous qui a préparé cette union ? Hercule Poirot ! Je suis en train d’en conclure une autre.

— Lady Horbury et Mr. Barraclough ?

— Non, ces deux-là ne m’intéressent pas. (Il se pencha en avant.) Non, je veux parler d’un mariage entre M. Jean Dupont et miss Jane Grey. Oui, oui, vous verrez…

Un mois plus tard, Jane vint trouver Poirot. Blême et les traits tirés, elle avait des cernes noirs autour des yeux.

— Je devrais vous haïr, monsieur Poirot.

Poirot lui dit d’une voix douce :

— Haïssez-moi un peu si bon vous semble. Je suis certain que vous êtes de ces femmes qui préfèrent regarder la vérité en face, que de vivre au pays des chimères… d’autant plus que vous n’y auriez peut-être pas vécu longtemps. Se débarrasser des femmes était un procédé cher à Mr. Gaile.

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