La mort dans les nuages Agatha Christie

D’un air timide, Norman Gaile s’adressa à Jane :

— Il me semble, mademoiselle, vous avoir déjà rencontrée…, à… au Pinet ?

— Je reviens, en effet, du Pinet.

— Quel ravissant pays ! Les pins sont admirables.

— Oui. Et ils sentent si bon !

Ils se turent un instant, ne sachant plus que dire ensuite. Enfin, Gaile se hasarda :

— Je… je vous ai reconnue tout de suite dans l’avion.

Jane exprima sa surprise :

— Pas possible ?

Gaile ajouta :

— Croyez-vous vraiment que cette pauvre femme ait été assassinée ?

— Oui, je le crois, dit Jane. Le fait d’être mêlée à un crime procure une petite émotion, mais aussi bien des désagréments.

Elle frissonna et Norman Gaile s’approcha un peu d’elle comme pour la protéger.

Les Dupont conversaient entre eux en français. Mr. Ryder faisait des calculs sur un carnet et consultait sa montre de temps à autre. Cicely Horbury frappait impatiemment le parquet du bout de son soulier. Elle alluma une cigarette d’une main tremblante.

Dans la pièce où attendaient les passagers, un robuste gaillard, vêtu de l’uniforme des policemen, se tenait appuyé contre la porte, impassible.

Dans une pièce voisine, l’inspecteur Japp s’entretenait avec le docteur Bryant et Hercule Poirot.

— Vous avez toujours l’art de vous trouver dans les endroits les plus insolites, monsieur Poirot.

— Et vous, cher ami ? Croydon, ce me semble, n’est point votre lieu de chasse habituel ?

— Ah ! Je suis en quête d’un gros gibier spécialisé dans la contrebande. C’est tout à fait le hasard qui m’amène ici. Voilà des années que je n’ai entendu parler d’une affaire aussi étonnante. Allons, mettons-nous à l’ouvrage. D’abord, docteur, veuillez me décliner vos nom et adresse.

— Roger James Bryant, spécialiste de l’oreille et de la gorge. J’habite, 329, Harley Street.

Un constable, assis à une table, inscrivit des déclarations.

— Notre médecin légiste examinera le corps, remarqua Japp. Toutefois, nous aurons besoin de vous pour l’enquête.

— Bien.

— Pouvez-vous nous donner une idée de l’heure de la mort ?

— Quand j’ai examiné cette femme, la mort devait remonter à une demi-heure au moins. J’ai constaté son décès quelques minutes avant notre arrivée à Croydon. Je ne puis préciser davantage, mais le garçon m’a dit lui avoir parlé une heure auparavant.

— Voilà qui, au point de vue pratique, circonscrit assez nettement le moment où le crime, si crime il y a, s’est perpétré. Je suppose qu’il est inutile de vous demander si vous avez observé autour de vous quelque chose de suspect ?

Le médecin hocha la tête négativement.

— Moi non plus, je dormais, soupira Poirot avec tristesse. Je suis presque aussi malade dans l’air que sur mer, alors je m’enveloppe bien chaudement et j’essaie de recourir au sommeil.

— A votre avis, quelle est la cause de la mort, docteur ?

— Je n’aimerais pas à me prononcer de façon catégorique au point où nous en sommes ; l’autopsie et l’examen des viscères s’imposent en pareil cas.

Japp approuva de la tête.

— Bien docteur ; je ne crois pas devoir vous retenir plus longtemps. Pourtant, je vous prierai de remplir certaines formalités comme tous les passagers. Nous ne pouvons faire d’exception.

Le docteur Bryant sourit.

— Je tiens d’abord à ce que vous vous assuriez que je ne possède point de sarbacane ou autre arme mortelle, dissimulée sur ma personne, fit-il gravement.

— Rogers va s’en charger, dit Japp en faisant signe à son subordonné. A propos, docteur, soupçonnez-vous la nature du poison qu’on a mis sur ce dard ?

Il indiquait la pointe décolorée de l’épine placée dans une petite boîte sur la table, devant lui. Le médecin secoua négativement la tête.

— Très difficile à déterminer sans analyse. Le curare est le poison habituellement employé par les indigènes.

— Peut-il provoquer une mort aussi rapide ?

— L’action du curare est foudroyante.

— Il ne doit pas être facile de s’en procurer, n’est-ce pas ?

— Du moins, pour le commun des mortels.

— En ce cas, nous allons vous fouiller avec un soin tout particulier, annonça Japp, toujours fier de ses plaisanteries. Rogers !

Le médecin et le constable quittèrent la pièce.

Japp recula sa chaise et regarda Poirot.

— En voilà une drôle d’histoire ! Trop fantastique pour être vraie. Comment admettre que, dans un avion, il soit possible de lancer un dard avec une sarbacane ou un chalumeau sans se faire voir ?

— Ah ! mon ami, vous venez de prononcer une très judicieuse remarque.

— Deux de mes hommes s’occupent à fouiller l’avion en ce moment, annonça Japp. Nous attendons, en outre, un photographe et un spécialiste pour relever les empreintes. Pour le moment, écoutons ce que vont nous raconter les garçons.

A grandes enjambées, il alla vers la porte puis donna un ordre. Les deux garçons entrèrent. Le plus jeune avait recouvré tout son sang-froid, tandis que son aîné, toujours pâle, semblait effaré.

— Asseyez-vous, mes enfants, leur dit Japp. Vous avez les passeports ? Bon.

Rapidement, il les feuilleta.

— Ah ! Nous y voici : Marie Morisot… passeport français. Que savez-vous de cette personne ?

— Je l’avais déjà vue, répondit Mitchell. Elle voyageait assez souvent sur la ligne.

— Ah ! sans doute pour affaires. Savez-vous quelle était sa profession ?

Mitchell hocha la tête. Le second garçon dit alors :

— Je me rappelle également l’avoir vue, mais à l’avion du matin, qui part de Paris à huit heures.

— Qui de vous deux l’a vue en vie le dernier ?

— Lui, fit le second garçon, en désignant son collègue.

— En effet, déclara Mitchell, lorsque je suis allé lui porter son café, elle vivait encore. Je n’ai rien remarqué d’anormal. Je lui ai tendu le sucre, puis je lui ai offert du lait, qu’elle a refusé.

— Quelle heure était-il ?

— Je ne saurais préciser. Nous passions au-dessus de la Manche. Il pouvait être deux heures environ.

— Oui, à peu près, appuya aussitôt Davis, le deuxième garçon.

— Au moment où je distribuais les additions.

— Vers quelle heure ?

— Un quart d’heure après. Je la croyais endormie… Hélas ! elle était peut-être déjà morte !

— Vous n’avez pas remarqué ceci…

Japp indiquait le dard affectant la forme d’une guêpe.

— Pas du tout, monsieur.

— Et vous, Davis, dites-nous ce que vous savez.

— Je vis cette dame pour la dernière fois au moment où je lui apportais les biscuits que nous servons avec le fromage. Je n’ai observé sur sa personne aucun symptôme alarmant.

— Comment organisez-vous le service des repas ? demanda Poirot. Chacun de vous s’occupe-t-il exclusivement d’un compartiment ?

— Non, monsieur. Nous travaillons tous les deux ensemble. D’abord nous servons le potage, puis la viande, les légumes et la salade, les desserts, et ainsi de suite. D’ordinaire, nous commençons par le compartiment arrière, ensuite nous nous occupons du compartiment avant.

D’un mouvement de tête, Poirot leur indiqua qu’il avait parfaitement compris.

— Cette dame Morisot a-t-elle parlé à quelqu’un dans l’avion, ou adressé un signe quelconque à un passager ?

— Je n’ai rien remarqué, monsieur.

— Et vous, Davis ?

— Moi non plus, monsieur.

— A-t-elle quitté son siège au cours du voyage ?

— Je ne crois pas, monsieur.

— Ni l’un ni l’autre ne vous souvenez d’aucun détail, même infime, de nature à guider nos recherches ?

Les deux hommes réfléchirent, puis hochèrent la tête.

— Bien. Cela suffit pour l’instant, dit Japp. Je vous reverrai plus tard.

Henry Mitchell lui dit, du ton le plus sérieux :

— Quelle sale tuile pour moi ! Il a fallu que ce crime se produise pendant mon service !

— Je ne vois pas que vous ayez commis quoi que ce soit de répréhensible. Toutefois, je vous l’accorde, c’est une sale tuile, acquiesça Japp.

Il les renvoya d’un geste. Poirot se pencha en avant :

— Vous me permettez de leur poser une petite question ?

— Allez-y, monsieur Poirot.

— L’un de vous deux n’aurait pas remarqué une guêpe qui volait dans l’avion ?

Les deux hommes secouèrent la tête.

— Je n’ai pas vu de guêpe du tout, répondit Mitchell.

— Pourtant, il y en avait une, déclara Poirot. Nous avons vu son cadavre dans la soucoupe de l’un des passagers.

— Ma foi, monsieur, je ne l’ai pas vue, répéta Mitchell.

— Ni moi non plus, dit Davis.

— Peu importe.

Les deux garçons s’éloignèrent. Japp parcourut rapidement des yeux les passeports.

— Nous avons une comtesse à bord, dit-il. Sans doute cette personne qui fait son importante. Mieux vaut la voir avant qu’elle sorte de ses gonds et fasse déposer une interpellation au Parlement contre les agissements brutaux de la police.

— J’espère que vous ferez fouiller sérieusement tous les bagages, n’est-ce pas ? valises et sacs à main des passagers du compartiment arrière de l’avion, demanda Poirot. Japp cligna de l’œil d’un air amusé.

— Pourquoi pas, monsieur Poirot ? il faut absolument retrouver le chalumeau… du moins si ce chalumeau existe autrement que dans votre imagination. Il me semble vivre un cauchemar. Je me plais à croire que l’écrivaillon de romans policiers, perdant brusquement la boussole, n’a pas commis un de ses crimes dans la réalité au lieu de le coucher sur le papier. Cette histoire de flèche empoisonnée serait assez dans ses cordes.

Poirot hochait négativement la tête.

— Parfaitement, poursuivit Japp, il faut fouiller tous les passagers, et tous leurs bagages à main. Voilà qui est formel.

— Peut-être conviendrait-il de dresser une liste exacte du contenu des bagages ? suggéra Poirot.

Japp le considéra d’un œil intrigué.

— Oui, si vous le jugez utile, monsieur Poirot. Encore que je ne voie pas où vous voulez en venir… Ne savons-nous point ce que nous cherchons ?

— Vous, peut-être, mon ami ; moi je n’en suis pas aussi convaincu. Je cherche quelque chose, mais j’ignore quoi.

— Vous voilà encore, monsieur Poirot ! Vous compliquez toujours les choses à plaisir. Appelons maintenant la Seigneurie avant qu’elle soit prête à m’arracher les yeux.

Cependant, lady Horbury parut un peu calmée. Elle consentit à s’asseoir et répondit aux questions de Japp sans la moindre hésitation. Elle se fit connaître comme l’épouse du comte d’Horbury, donna son adresse dans le Sussex, au château d’Horbury, et à Londres, 315, Grosvenor Square. Elle rentrait à Londres, venant du Pinet. La défunte lui était tout à fait inconnue, et elle n’avait rien vu d’anormal durant le trajet. D’ailleurs, elle était assise le visage tourné vers l’avant de l’avion et ne pouvait voir ce qui se passait derrière elle. Elle n’avait pas bougé de son siège pendant tout le voyage, et, autant qu’elle pouvait se fier à sa mémoire, nul n’était entré dans le compartiment venant de l’avant, à l’exception des garçons. Elle se rappelait vaguement, toutefois, que deux des passagers avaient quitté le compartiment pour se rendre aux lavabos, mais elle n’eût pas osé l’affirmer. Elle n’avait vu entre les mains de personne un objet identique à un chalumeau, ni la moindre guêpe dans le compartiment, répondit-elle à Poirot.

Lady Horbury sortit, et l’honorable Venetia Kerr vint prendre sa place.

La déposition de miss Kerr ressembla fort à celle de son amie. Elle déclina son nom, Venetia Anne Kerr, et déclara qu’elle habitait Little Paddocks, Horbury, dans le Sussex. Elle revenait du midi de la France. Elle n’avait jamais rencontré la morte auparavant ni relevé rien de suspect au cours de voyage. Oui, elle avait vu des passagers, un peu plus loin dans le compartiment, essayant d’attraper une guêpe, et elle croyait que l’un d’eux l’avait tuée. Cela se passait tout de suite après que le lunch fut servi.

Miss Kerr sortit.

— Vous semblez attacher une énorme importance à cette guêpe, monsieur Poirot, observa Japp.

— La guêpe ne m’intéresse guère en elle-même, mais elle peut suggérer certaines idées.

— Si vous voulez mon opinion, dit Japp, changeant de sujet, les coupables sont les deux Français. Ils se trouvaient assis de l’autre côté de la dame Morisot. Ils ont l’air plutôt miteux et leur vieille valise est presque entièrement recouverte d’étiquettes de pays étrangers. Je ne serais pas étonné d’apprendre qu’ils reviennent de Bornéo ou de l’Amérique du Sud. Evidemment, nous ne pourrons savoir ici le mobile du crime, mais Paris nous le fournira. Nous demanderons à la Sûreté de collaborer avec nous ; cette affaire la concerne plus que nous. Mais si vous désirez mon avis, ces deux forbans sont les coupables. Poirot lui sourit d’un air malicieux.

— Ce que vous dites est plausible, mais vous vous méprenez sur plusieurs points, mon ami. D’abord, ces deux hommes ne sont point des forbans ni des assassins comme vous le prétendez. Il s’agit, au contraire, de deux archéologues distingués.

— Monsieur Poirot, vous vous moquez de moi !

— Pas le moins du monde. Je les connais parfaitement de vue. Ce sont M. Armand Dupont et son fils M. Jean Dupont. Depuis peu, ils sont revenus de Perse où ils ont procédé à des fouilles très intéressantes non loin de Suse.

— Non, vraiment ?

Japp prit un passeport et l’examina.

— Vous avez raison, monsieur Poirot. Admettez tout de même qu’ils ne paient pas de mine.

— C’est ordinairement le cas des hommes célèbres. Tenez, moi qui vous parle, on m’a déjà pris pour un barbier !

— Pas possible ! s’exclama Japp en riant. Eh bien ! voyons un peu vos « archéologues distingués ».

M. Dupont père déclara qu’il ne connaissait nullement la défunte. Il n’avait rien remarqué d’anormal pendant le voyage, car il discutait avec son fils un sujet passionnant. Il n’avait pas quitté sa place. Cependant, il avait vu une guêpe vers la fin du repas. Son fils l’avait tuée.

M. Jean Dupont confirma cette déposition. Lui-même n’avait rien observé de ce qui se passait autour de lui. La guêpe l’ayant agacé, il l’avait écrasée. Quel avait été leur sujet de conversation ? La poterie préhistorique du Proche-Orient.

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