La mort dans les nuages Agatha Christie

— Comment cela ? demanda Fournier.

— Je n’en sais rien. Madame était très jeune à cette époque. Elle était, paraît-il, jolie et pauvre. Peut-être était-elle mariée, peut-être pas. Pour moi, je crois que non. On prit certainement des dispositions pour assurer l’avenir du bébé. Quant à Madame, elle contracta la petite vérole, elle fut gravement malade et faillit en mourir. Quand elle fut guérie, toute sa beauté s’était enfuie. Alors, adieu, folies ! Adieu, l’amour, Madame devint une femme d’affaires.

— Mais n’a-t-elle pas légué toute sa fortune à sa fille ?

— Bien entendu, dit Elise. A qui laisserait-on son argent, sinon à des proches ? La voix du sang parle plus haut que tout le reste. Madame ne fréquentait pas d’amis. Elle vivait toujours seule. Son unique passion était l’argent – gagner de l’argent et en gagner toujours. Elle dépensait peu et dédaignait le luxe.

— Elle vous a laissé quelque bien. Etes-vous au courant ?

— On m’en a prévenue, en effet. Madame s’est toujours montrée très généreuse envers moi. Tous les ans, elle m’offrait de bonnes gratifications en plus de mes gages. Je lui suis extrêmement reconnaissante.

— Nous allons vous quitter, mademoiselle, annonça Fournier. En passant, nous dirons quelques mots encore au vieux Georges.

— Je vous suis dans une petite minute, lui indiqua Poirot.

— Comme il vous plaira. Fournier s’éloigna.

Une fois de plus, Poirot marcha de long en large dans la pièce, puis il s’assit et ses yeux se posèrent sur le visage d’Elise. Sous ce regard scrutateur, la femme parut un peu embarrassée. Elle dit sèchement :

— Monsieur désire-t-il me poser encore quelques questions ?

— Mademoiselle Grandier, savez-vous qui a tué votre maîtresse ?

— Non, monsieur. Je le jure devant Dieu.

Elle parlait en toute sincérité. Poirot l’examina un moment, puis baissa la tête.

— Bien, j’accepte votre réponse. Toutefois, savoir est une chose, soupçonner, une autre. Avez-vous une idée – je dis seulement une idée — de la personne qui aurait pu commettre ce crime ?

— Aucune, monsieur. Je l’ai déjà déclaré à la police.

— Ne pourriez-vous lui répondre d’une manière et à moi d’une autre ?

— Pourquoi me parlez-vous ainsi, monsieur ? Pourquoi agirais-je de la sorte ?

— Parce qu’il en va différemment de renseigner la police et de répondre à un détective privé.

— C’est juste, répliqua Elise.

L’indécision se peignit sur ses traits. Elle semblait réfléchir. Poirot l’étudiait attentivement ; il se pencha vers elle et lui dit :

— Voulez-vous apprendre quelque chose, mademoiselle ? Ma profession m’oblige à ne point croire tout ce qu’on me dit… du moins ce qui n’est point étayé de solides témoignages. Mes soupçons ne se portent pas sur une autre personne, puis sur une autre. Je suspecte d’abord tout le monde. Celui qui, de près ou de loin, touche à la victime est considéré par moi comme coupable jusqu’à preuve du contraire.

Elise Grandier fronça les sourcils et, tremblante de colère, regarda Poirot.

— Autrement dit, vous me soupçonnez… moi… d’avoir tué Madame ? Ça c’est trop fort ! Faut-il avoir du vice tout de même pour concevoir de pareilles pensées !

Sa volumineuse poitrine se soulevait et s’abaissait tumultueusement.

— Non, Elise, je ne vous soupçonne pas d’avoir tué Mme Giselle. Le meurtrier est un des passagers de l’avion. Vous ne pouvez l’avoir tuée de votre main. Mais vous avez pu être complice avant l’acte. Vous avez pu donner à quelqu’un des détails sur le voyage de Madame.

— Moi, pas du tout, je le jure !

Pendant quelques instants, Poirot la considéra encore en silence. Puis il hocha la tête :

— Je veux bien vous croire. Cependant, vous ne me dites pas tout. Non ! non ! Ecoutez-moi. Tout crime présente le même phénomène : au cours de l’interrogatoire, chaque témoin dissimule quelque secret. Souvent – et même presque toujours — il s’agit d’un détail insignifiant, sans rapport direct avec le crime, mais, je le répète, on cache toujours quelque petit mystère. Vous ne faites pas exception à la règle. Non ! non ! ne protestez pas ! Hercule Poirot sait ce qu’il dit. Quand mon ami, M. Fournier, vous a demandé si vous aviez dit tout ce que vous saviez, vous vous êtes troublée et vous avez répondu évasivement. Tout à l’heure, lorsque je vous ai laissé entendre que vous pouviez me parler plus facilement qu’à la police, vous avez soupesé cette idée en votre esprit. Il y a donc quelque chose que je voudrais connaître.

— Oh ! ce n’est rien d’important.

— Peut-être. Confiez-le-moi tout de même. Souvenez-vous que je n’appartiens pas à la police, ajouta-t-il, voyant qu’elle hésitait.

— C’est vrai, monsieur, je suis perplexe… Je ne sais pas ce que Madame, si elle vivait, désirerait me voir faire.

— On prétend que deux têtes valent mieux qu’une. Voulez-vous que nous examinions la question ensemble ?

La femme réfléchissait encore. Poirot se mit à sourire.

— Je vois que vous êtes un excellent chien de garde, Elise. Je comprends qu’il s’agit d’une question de loyauté envers feu votre maîtresse.

— Oui, monsieur. Madame plaçait en moi une confiance illimitée. Depuis que je suis à son service, j’ai toujours suivi fidèlement ses instructions.

— Vous lui étiez reconnaissante d’un grand service qu’elle vous avait rendu, n’est-ce pas ?

— Monsieur devine tout. Eh bien ! oui, je l’avoue ! J’ai été trompée par un homme qui m’a volé toutes mes économies… et m’a abandonnée avec un enfant. Madame m’a comblée de bontés. Elle a fait élever le bébé chez de braves gens à la campagne. C’est alors, monsieur, qu’elle m’a appris qu’elle aussi était mère.

— Vous a-t-elle dit l’âge de son enfant et où il se trouvait ?

— Non, monsieur. Elle parlait de sa fille comme si elle lui était étrangère. « Cela vaut mieux ainsi », disait-elle. La petite ne manquait de rien, on lui enseignait une profession. Plus tard, à sa mort, elle lui léguerait sa fortune.

— Elle ne vous a rien confié de plus sur cet enfant ou sur son père ?

— Non, monsieur, mais il me vient une idée…

— Je vous écoute, mademoiselle Elise.

— Ce n’est qu’une idée, vous comprenez ?

— Parfaitement, parfaitement.

— Je crois que le père de l’enfant était un Anglais.

— Qu’est-ce qui vous fait penser ainsi ?

— Rien de précis… mais lorsque Madame parlait des Anglais, sa voix devenait amère. Dans les affaires, elle jubilait chaque fois qu’elle tenait un Anglais sous sa coupe. C’est seulement une impression…

— Qui peut avoir sa valeur ; en tout cas, elle ouvre des perspectives… Votre enfant, mademoiselle Elise, était-ce une fille ou un garçon ?

— Une fille, monsieur. Mais elle est morte… voilà cinq ans.

— Ah !… Toutes mes sympathies, mademoiselle Elise.

Il y eut un silence.

— A présent, mademoiselle Elise, racontez-moi ce que vous avez hésité à dire jusqu’ici.

Elise se leva, quitta la pièce. Elle revint quelques minutes plus tard avec un petit calepin noir dans la main.

— Ce carnet appartenait à Madame. Il ne la quittait jamais. Au moment de son départ pour l’Angleterre, impossible de mettre la main dessus ; elle l’avait égaré. Je l’ai retrouvé ensuite : il était tombé derrière la tête de son lit. Je l’avais rangé dans ma chambre, jusqu’au retour de Madame. J’ai brûlé les papiers dès que j’ai appris sa mort, mais j’ai conservé le carnet. Je n’avais pas d’instruction à ce sujet.

— Quand avez-vous appris la mort de Mme Giselle ?

Elise réfléchit un instant.

— Les policiers vous l’ont annoncée, n’est-ce pas ? fit Poirot. Ils sont venus ici faire une perquisition. Ils ont trouvé le coffre vide et vous leur avez dit que vous aviez brûlé les papiers, mais en réalité vous ne les avez détruits qu’après leur passage.

— C’est vrai, monsieur, avoua Elise. J’ai profité de ce qu’ils regardaient dans le coffre pour enlever les documents de la malle et je leur ai dit que je les avais brûlés. Le mensonge n’était pas grave, puisque j’ai accompli cet acte dès que l’occasion s’en est présentée. Il me fallait bien suivre les ordres de Madame. Vous comprenez mon embarras, monsieur. Surtout, n’en parlez pas à la police. Votre indiscrétion pourrait me causer de graves ennuis.

— Je crois, mademoiselle Elise, que vous avez agi avec les meilleures intentions du monde. Il est cependant regrettable… fort regrettable… Enfin, à quoi bon gémir sur le passé, et je ne vois d’ailleurs nullement la nécessité de faire connaître à cet excellent M. Fournier l’heure exacte de la destruction des papiers. Voyons, à présent, si le contenu de ce petit calepin peut nous éclairer.

— J’en doute, monsieur. Bien qu’il appartienne personnellement à Madame, vous n’y verrez que des chiffres. Sans les documents et les autres papiers, ces notes ne vous apprendront rien.

De mauvaise grâce, elle remit le carnet à Poirot. Il feuilleta les pages couvertes au crayon d’une écriture penchée. Ces notes, au nombre d’une vingtaine, se ressemblaient toutes. Un nom, suivi de quelques détails, tels que :

C.X. 265, femme de colonel. Garnison en Syrie. Caisse du régiment.

C.F. 342, député français. Affaire Stavisky.

A la fin du carnet, une petite liste de dates et adresses comme :

Le Pinet, lundi. Casino, 19 h 30. Hotel Savoy, 5 h. A.B.C. Fleet Street. 11 h.

Ces renseignements, très incomplets, semblaient avoir été jetés là non comme des rendez-vous, mais plutôt comme des mémorandums.

Elise observait Poirot avec inquiétude.

— Ces griffonnages n’ont aucun sens, monsieur, du moins à mon avis. Ils n’étaient compréhensibles que pour Madame.

Poirot referma le calepin et le glissa dans sa poche.

— Il peut nous être précieux, mademoiselle. Je vous félicite de me l’avoir donné. Ainsi votre conscience n’aura rien à vous reprocher. Mme Giselle ne vous a pas demandé de brûler ce carnet ?

— Ma foi non, répondit Elise, dont le visage s’éclaira légèrement.

— Comme vous n’avez pas reçu d’instructions sur la façon d’en disposer, vous devez le remettre à la police. Je prierai M. Fournier de ne point vous tracasser pour n’avoir pas rempli plus tôt cette formalité.

— Monsieur est bien aimable.

Poirot se leva.

— Je vais à présent rejoindre mon collègue. Une dernière question. Lorsque vous avez retenu une place dans l’avion pour Mme Giselle, vous êtes-vous adressée à l’aérodrome du Bourget, ou avez-vous téléphoné au bureau de la compagnie ?

— J’ai téléphoné au bureau de l’Universal Airlines, monsieur.

— Au boulevard des Capucines, n’est-ce pas ?

— Oui, monsieur, 254, boulevard des Capucines. Poirot nota le numéro dans son petit carnet, puis, avec un salut amical, quitta l’appartement.

CHAPITRE XI : L’Américain

Absorbé dans sa conversation avec le vieux Georges, Fournier paraissait mécontent. Le concierge grognait de sa voix rauque :

— Toujours les mêmes, ces policiers ! Ils ne cessent de vous poser des questions ! Qu’espèrent-ils donc ? Que tôt ou tard on s’écarte de la vérité pour raconter des mensonges… naturellement des mensonges qui arrangent les faits au gré de ces messieurs.

— Je ne vous demande pas de me raconter des mensonges, mais seulement la vérité.

— Eh bien, je ne cesse de vous la dire, la vérité ! Parfaitement ! Une femme est venue voir Mme Giselle la veille de son départ pour l’Angleterre. Vous me montrez un tas de photos et vous voulez que je reconnaisse cette femme parmi elles. Je vous le répète pour la cinquième ou sixième fois, ma vue est mauvaise… Il faisait sombre… et je ne l’ai pas regardée de près. Je ne l’ai pas reconnue la dame et ne la reconnaîtrais pas même si je la voyais devant moi en chair et en os ! Voilà !

— Vous ne pouvez vous rappeler si elle était petite ou grande, blonde ou brune, jeune ou vieille ? J’ai peine à le croire.

Fournier parlait d’un ton irrité et sarcastique.

— Ne le croyez pas si vous voulez ! Je m’en moque… Cela vous dégoûte d’avoir affaire à la police ! Si Mme Giselle n’avait pas été tuée là-haut dans les nuages, vous m’accuseriez, sans doute, moi, de l’avoir empoisonnée. Je vous connais, vous autres !

Poirot prévint une réponse furibonde de la part de Fournier en glissant délicatement le bras sous celui de son ami.

— Venez, mon vieux. Mon estomac crie famine. Allons prendre un repas simple, mais substantiel. Je propose une omelette aux champignons, une sole normande, un Port-Salut, le tout arrosé de vin rouge. Quel vin, exactement ?

Fournier consulta sa montre.

— Tiens, c’est vrai ! Déjà une heure ! En parlant à cet animal…

Il lança un regard sévère vers Georges.

Poirot sourit aimablement au vieux concierge, et lui dit :

— Alors, c’est entendu : la dame inconnue n’était ni grande ni petite, ni brune ni blonde, ni maigre ni grosse. Vous pourrez tout de même nous dire si elle était chic ?

— Chic ! fit Georges, l’air admiratif.

— Je retiens votre réponse, dit Poirot. C’est une femme chic et j’ai idée qu’elle produit encore plus d’effet en costume de bain ?

Georges le regarda fixement.

— En costume de bain ? Que me chantez-vous là ?

— Une jolie femme est toujours plus charmante en costume de bain. Regardez-moi ça.

Il tendit au vieux Georges la feuille détachée du Sketch. Le bonhomme en demeura bouche bée.

— Eh bien, qu’en dites-vous ? lui demanda Poirot.

— Ils sont joliment bien balancés, ces deux-là, dit Georges en rendant la page du magazine. Autant dire qu’ils sont en tenue d’Adam et Eve.

— Ah ! C’est que nous avons découvert l’action bienfaisante du soleil sur la peau. C’est excellent pour la santé.

Georges acquiesça par un grognement, puis rentra dans sa loge, tandis que Fournier et Poirot sortaient dans la rue ensoleillée.

Au cours du repas, le petit détective belge tira de sa poche le calepin noir de Mme Giselle.

Fournier témoigna une vive curiosité et manifesta sa colère contre Elise.

— Son attitude s’explique, fit Poirot La police… ce mot suffit à effrayer les petites gens. Il représente à leurs yeux une foule d’embêtements ; il en va de même dans tous les pays.

— C’est là votre supériorité sur nous. Le détective privé tire des témoins beaucoup plus que nous ne pouvons en obtenir par les voies officielles. Toutefois, il y a l’autre côté de la médaille. Nous autres, nous pouvons accéder aux dossiers… et nous disposons d’une organisation de premier ordre.

— Si vous voulez, travaillons ensemble, en toute amitié, dit Poirot, souriant. Cette omelette est délicieuse.

En attendant la sole, Fournier feuilleta le calepin noir. Puis il prit des notes au crayon sur son propre carnet.

— Avez-vous lu ceci ? demanda-t-il à Poirot.

— Non. J’y ai seulement jeté un coup d’œil. Vous permettez ?

Il prit le calepin des mains de Fournier. Lorsque le garçon eut servi le fromage, Poirot posa le calepin sur la table et regarda le Français.

— Il y a là certaines annotations…, commença Fournier.

— Cinq, dit Poirot.

— Cinq… je suis de votre avis. Fournier lut dans son propre carnet :

C. L. 52, femme d’un lord. Mari.

B. T. 362, médecin, Harley Street.

M. R. 24, contrefaçon d’antiquité.

X. V. B. 724, Anglais. Abus de confiance.

G. F. 45, tentative de meurtre. Anglais.

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