La mort dans les nuages Agatha Christie

Jane tourna son regard vers elles. La femme au visage très maquillé poussa un cri en constatant qu’un de ses ongles était brisé. Elle sonna, le garçon en veste blanche apparut.

— Veuillez m’envoyer ma femme de chambre, lui dit-elle. Elle se trouve dans l’autre compartiment.

— Bien, madame.

Très empressé, le garçon s’éclipsa, et bientôt arriva une jeune personne brune vêtue de noir, portant à la main une petite sacoche de cuir.

Lady Horbury lui adressa la parole en français.

— Madeleine, passez-moi mon sac en maroquin.

La servante suivit le couloir et se dirigea vers l’extrémité du compartiment où s’entassaient des couvertures et des valises.

La jeune fille revint avec un nécessaire de toilette de cuir rouge.

Cicely Horbury s’en saisit et renvoya la femme de chambre.

— C’est bien, Madeleine, je le garderai avec moi. La jeune Française s’en alla. Lady Horbury ouvrit la mallette à l’intérieur magnifiquement garni et choisit une lime à ongles. Puis elle étudia longuement son visage dans un petit miroir et esquissa quelques retouches çà et là… un nuage de poudre, un peu de rouge…

Les lèvres de Jane Grey se plissèrent de mépris ; puis son regard erra plus loin dans le compartiment.

Derrière les deux femmes, elle reconnut le petit étranger qui avait galamment cédé sa place à la « châtelaine sportive ». Emmitouflé dans un inutile cache-nez, il paraissait profondément endormi. Mais sous le regard scrutateur de Jane, il ouvrit les yeux, la dévisagea, puis abaissa ses paupières.

A côté de lui était assis un homme de haute taille à la chevelure grise et au visage autoritaire. Il tenait ouvert sur ses genoux un étui à flûte et polissait l’instrument avec un soin amoureux. Jane lui trouva plutôt l’allure d’un médecin ou d’un homme de loi que celle d’un musicien.

Derrière ces deux voyageurs, un couple de Français, le père et le fils, parlaient avec force gestes.

De son côté du compartiment, la vue de Jane était obstruée par l’homme au chandail bleu, que, sans raison plausible, elle s’obstinait à ne pas vouloir regarder.

« Est-ce idiot de ma part ! pensa Jane, mécontente d’elle-même. Ne dirait-on pas que je suis une gamine de dix-sept ans ! »

En face d’elle, Norman Gaile songeait :

« Elle est jolie… vraiment jolie… Elle se souvient parfaitement de moi. Elle paraissait si déçue de perdre ! J’aurais donné bien davantage pour contempler sa joie de gagner. Avouons que je m’y suis pris adroitement. Elle possède un sourire délicieux et des dents admirables… Tiens, voilà que je m’emballe ! Du calme, petit. »

Au garçon qui lui tendait le menu, il dit :

— Donnez-moi de la langue de bœuf.

La comtesse d’Horbury réfléchissait : « Que faire, mon Dieu ? Je ne vois qu’un seul moyen de me tirer du pétrin dans lequel je me suis fourrée. Si seulement j’avais le cran nécessaire… mais je n’oserai jamais… Je suis à bout de forces. C’est l’effet de la coco… Pourquoi me suis-je laissée entraîner à ce vice ? Ma figure enlaidit, je deviens affreuse. La présence de cette chipie de Venetia Kerr me donne sur les nerfs. Elle me regarde avec mépris. Ah ! elle aurait voulu épouser Stephen, mais elle ne l’a pas eu ! Son profil chevalin m’exaspère. Je déteste ces provinciales. Mon Dieu ! Que devenir ? Il faut absolument prendre une décision. La vieille vipère mettra sa menace à exécution… »

Elle chercha son étui à cigarettes dans son sac, et, d’une main légèrement tremblante, piqua une cigarette dans le long tuyau.

« L’honorable [1] » Venetia Kerr pensait :

« Une poule ! Voilà la femme qu’il a épousée. Je ne conteste pas son talent, mais ce n’est qu’une poule. Pauvre Stephen ! Si seulement il pouvait s’en débarrasser… »

Elle aussi chercha son étui à cigarettes et accepta l’allumette que lui tendait Cicely Horbury.

Le garçon de restaurant intervint :

— Pardon, mesdames, il est défendu de fumer.

— Zut ! s’exclama Cicely Horbury.

M. Hercule Poirot songeait :

« Elle est gentille, cette petite, là-bas. Son menton indique une forte volonté, mais qu’est-ce qui peut bien la tracasser ? Pourquoi évite-t-elle de regarder l’élégant jeune homme assis en face d’elle ? »

L’avion descendait légèrement.

— Oh ! mon estomac ! soupira Hercule Poirot, puis il referma les yeux.

A côté de lui, le docteur Bryant tenait sa flûte dans sa main nerveuse :

— Non, je ne puis encore prendre une décision… Cela m’est simplement impossible. J’arrive à un tournant de ma carrière…

Il tira la flûte de son étui et la caressa avec amour… La musique… La musique vous fait oublier tous vos ennuis. Souriant à demi, il porta l’instrument à ses lèvres, puis le reglissa dans l’étui.

Son voisin immédiat, le petit homme à moustaches, dormait. À un certain moment où l’aéroplane avait fait quelques embardées, il était devenu vert. Le docteur Bryant bénissait le ciel de ne se sentir malade ni dans un train, ni en bateau, ni dans les airs…

M. Dupont père s’enfonçait dans son siège et criait à M. Dupont fils, assis à son côté :

— Cela ne fait aucun doute. Ils se fourvoient tous, Allemands, Américains et Anglais ! Ils situent mal les différentes phases de la poterie préhistorique… Tiens, prenons le Samara…

Jean Dupont, grand jeune homme, avec un faux air de nonchalance, répondit :

— Il faut consulter les différentes sources. Tall Halaf et Sakje Geuze…

Et la discussion se poursuivit sur ce ton. Armand Dupont ouvrit une vieille mallette.

— Regarde un peu ces pipes kurdes, telles qu’on les fabrique aujourd’hui. Leur décoration est presque identique à celle que l’on retrouve sur les poteries datant de cinq mille ans avant Jésus-Christ.

Un geste éloquent de Dupont fils faillit renverser le plateau qu’un des garçons plaçait devant M. Dupont père.

Mr. Clancy, auteur de romans policiers, se leva de son siège, derrière Norman Gaile et se dirigea d’un pas léger vers le fond du compartiment, tira de la poche de son imperméable un horaire Bradshaw et regagna sa place pour élaborer un alibi extrêmement compliqué qu’il destinait à l’un de ses récits.

Derrière lui, Mr. Ryder pensait :

— Il faut à tout prix que je tienne le coup, mais voilà le hic : où trouver le fric pour payer les prochains dividendes… Si nous laissons passer l’échéance, le pot aux roses est découvert… Oh ! quel tracas !

Norman Gaile se leva et se rendit au lavabo. Dès qu’il eut disparu, Jane prit un miroir de poche et étudia ses traits attentivement. Elle aussi se mit de la poudre et du rouge aux lèvres.

Un garçon lui apporta le café sur un plateau.

Elle jeta un coup d’œil par la fenêtre : en bas, la Manche, toute bleue, miroitait au soleil.

Une guêpe bourdonna autour de la tête de Mr. Clancy au moment où il cherchait une correspondance avec le train de 19 h 55 à Tzaribrod, et il la chassa distraitement du revers de sa main. L’insecte se réfugia vers les tasses de café des Dupont.

Jean Dupont le tua d’un coup sec.

Le calme régnait.

Les conversations avaient cessé, mais les pensées poursuivaient leurs voies diverses.

A l’extrémité du compartiment, dans le siège n°2, la tête de Mme Giselle s’affaissa légèrement sur sa poitrine. On aurait pu croire la passagère endormie. Mais elle ne dormait pas plus qu’elle ne parlait ou ne pensait.

Mme Giselle était morte…

CHAPITRE II : Premières constatations

Henry Mitchell, le plus âgé des deux garçons, allait d’une table à l’autre pour distribuer les additions.

D’ici une demi-heure on débarquerait à Croydon. Il ramassait les billets de banque et les pièces de monnaie et s’inclinait en disant : « Merci, monsieur » ou « Merci, madame ».

A la table des deux Français, il dut attendre une ou deux minutes avant que ces messieurs Dupont interrompissent leur discussion. Tristement, Mitchell songea qu’il ne fallait pas espérer un généreux pourboire de la part de ces deux-là.

Deux passagers dormaient : le petit homme aux longues moustaches et la vieille dame du fond. De celle-là rien à redire. Elle avait l’argent facile. Il se souvenait de l’avoir eue plusieurs fois dans son compartiment ; il attendit donc pour la réveiller.

Le petit homme aux moustaches ouvrit les yeux et régla une bouteille de soda et un paquet de biscuits légers : tout ce qu’il avait pris durant la traversée.

Mitchell laissa dormir la passagère aussi longtemps que possible. Environ cinq minutes avant l’arrivée à Croydon, il s’approcha d’elle et se pencha en lui disant :

— Pardon, madame, voici votre addition.

Il lui posa respectueusement la main sur l’épaule. Elle ne bronchait toujours pas. Il appuya plus fort, la secoua doucement ; le seul résultat fut un affaissement inattendu du corps de la vieille dame. Mitchell se pencha davantage, puis se redressa, le visage blême.

Albert Davis, le second garçon, s’exclama :

— Morte ! Pas possible !

— Aussi vrai que je te le dis ! Mitchell était pâle et tremblait.

— Tu en es sûr ?

— Eh ! oui. A moins… que ce ne soit une attaque.

— Nous arrivons à Croydon dans cinq minutes.

— Et si elle était seulement évanouie ?

Après un instant d’hésitation, Mitchell retourna vers le compartiment arrière. Il se rendit d’une table à l’autre, inclina la tête en avant et murmura discrètement à chacun des passagers.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer