La mort dans les nuages Agatha Christie

— Excellent, mon ami. Je constate que nos esprits fonctionnent avec une harmonie parfaite. Dans toutes ces pages, ces cinq lignes seulement paraissent avoir quelque rapport avec les passagers du Prométhée. Reprenons-les une par une.

— Femme d’un lord. Mari, prononça Fournier. Il s’agit probablement de lady Horbury. C’est, paraît-il, une passionnée du jeu. Rien de plus naturel qu’elle ait emprunté de l’argent à Mme Giselle. Sa clientèle se composait spécialement de ce genre de personnes. Le mot mari peut être interprété de deux façons : Mme Giselle s’attendait à ce que le mari payât les dettes de sa femme, ou la prêteuse possédait quelque secret qu’elle menaçait de révéler au mari.

— Oui, dit Poirot, l’une ou l’autre de ces suppositions s’applique au cas de la dame ; cependant, je pencherais pour la seconde, d’autant que tout me porte à croire que la visiteuse de Mme Giselle, la veille du voyage de celle-ci en avion, était lady Horbury.

— Ah ! Vous la soupçonnez ?

— Oui, et il me semble que vous partagez mon opinion sur ce point. Notre vieux concierge témoigne d’une discrétion un peu trop chevaleresque, peut-être. Son entêtement à ne point se souvenir de ladite visiteuse en dit long là-dessus. Lady Horbury est certes très jolie. J’ai remarqué le léger tressaillement du père Georges – oh ! à peine visible — lorsque je lui ai tendu le portrait de cette dame en costume de bain reproduit dans le Sketch. Lady Horbury elle-même s’est rendue chez Giselle ce soir-là, sans aucun doute.

— Elle l’a suivie depuis le Pinet, prononça lentement Fournier. Cela montre son affolement.

— Votre supposition me paraît vraisemblable.

Fournier le considéra d’un œil curieux.

— Mais elle ne cadre point avec vos idées personnelles, hein ?

— Je vous l’ai déjà dit, cher ami, les indices qui, à mon sens, constituent une preuve de culpabilité m’entraînent sur une fausse piste… Je nage en plein mystère. Pourtant…

— Voudriez-vous me dire quels sont ces indices ? lui demanda Fournier.

— Non, parce que, là aussi, je puis me tromper, et en vous les révélant je ne réussirais qu’à vous induire en erreur. Travaillons donc chacun selon nos vues personnelles. Reprenons l’examen des notes de l’agenda de Mme Giselle.

— B. T. 362, médecin. Harley Street, lut Fournier à haute voix.

— Ce qui désigne très probablement le docteur Bryant. Renseignement plutôt laconique, mais il ne faut rien négliger.

— Laissons ce sujet britannique aux soins de l’inspecteur Japp.

— Il m’appartient également, protesta Poirot. Moi aussi, je veux ma part du gâteau.

— M. R. 24. Contrefaçon d’antiquités, continua Fournier. Je pousse peut-être les choses un peu loin, mais cette ligne pourrait très bien s’appliquer aux Dupont. Ne nous y fions pas trop, cependant, M. Dupont est un archéologue éminent connu dans le monde entier et il jouit partout de la plus haute considération.

— Ce qui constitue pour lui un énorme appoint et aplanit en sa faveur maintes difficultés. Mon cher Fournier, songez à l’estime et à l’admiration dont sont entourés la plupart des fameux escrocs… avant d’être démasqués !

— Ce n’est que trop vrai, acquiesça le Français avec un soupir.

— Une bonne réputation, déclara Poirot, est essentielle pour un escroc de grande envergure. Voilà un sujet à méditer. Mais revenons à nos moutons.

— X. V. B. 724, paraît très ambigu. Anglais. Abus de confiance.

— Pas très explicite, en effet. Qui, d’ordinaire, se rend coupable d’un abus de confiance ? Un notaire ? Un employé de banque. Tout homme qui occupe un poste important dans une firme commerciale. Ce ne peut être un écrivain, un dentiste, ni un médecin. Mr. James Ryder est le seul représentant du commerce. Il a pu détourner des sommes d’argent et emprunter à Mme Giselle pour cacher son vol. Voyons le dernier : G. F. 45. Tentative de meurtre. Anglais. Le champ est vaste : écrivain, dentiste, médecin, homme d’affaires, garçon de restaurant, coiffeuse, dame de la noblesse… n’importe laquelle de ces personnes peut être le G. F. 45. Seuls, les Dupont en sont exclus en raison de leur nationalité.

Poirot appela le garçon et lui demanda l’addition.

— Où allons-nous ensuite, mon ami ?

— A la Sûreté, mon cher Poirot. Il y a peut-être du nouveau pour moi.

— Bien, je vous accompagne. Ensuite, j’effectuerai une petite démarche pour mon compte personnel et où votre aide me sera précieuse.

A la Sûreté, M. Poirot renoua connaissance avec le chef de la police, qu’il avait rencontré plusieurs années auparavant au cours d’une enquête. M. Gilles se montra affable.

— Enchanté d’apprendre que vous vous occupez de cette affaire, monsieur Poirot.

— Ma foi, mon cher monsieur Gilles, le crime a été commis sous mes yeux. Je considère ce crime comme une insulte personnelle ! Hercule Poirot dort tandis qu’on assassine quelqu’un à côté de lui !

M. Gilles hocha discrètement la tête.

— Oh ! Ces avions ! Par mauvais temps, ils sont loin d’être stables ; il s’en faut même de beaucoup. Il m’est arrivé à moi-même une ou deux fois d’être malade en survolant la Manche.

— On prétend qu’on fait marcher une armée par l’estomac, observa Poirot, mais combien plus sensible est l’influence de l’appareil digestif sur les circonvolutions délicates du cerveau ! Quand le mal de mer me prend, moi, Hercule Poirot, je ne suis plus qu’un individu quelconque de la race humaine, avec une intelligence bien au-dessous de la moyenne ! Pitoyable ! A propos, que devient mon excellent ami Giraud ?

M. Gilles, homme prudent, ne releva pas le sens de cet « à propos », du petit Belge, mais répondit que Giraud continuait d’avancer en grade.

— Il est plein de zèle et d’une énergie inlassable, ajouta-t-il.

— Il n’a pas changé, dit Poirot. Il se démène, il court de tous côtés, ne sait où donner de la tête, on le voit ici et là… partout. Il n’a pas même le temps de s’arrêter pour réfléchir.

— Ah ! monsieur Poirot, voilà votre théorie. Un homme du genre de M. Fournier présente plus d’affinités avec vous. Il sort de la nouvelle école et attache une grosse importance à la psychologie. Vous devez mieux vous entendre avec lui.

— Naturellement… naturellement.

— Il connaît fort bien l’anglais. Pour cette raison, nous l’avons envoyé à Croydon afin qu’il mène cette enquête. Mme Giselle était une figure bien connue à Paris. La façon dont le meurtre a été commis reste des plus… extraordinaires. Un dard empoisonné, lancé par un chalumeau dans un avion ! Je vous demande un peu ! Est-ce possible que pareil fait se produise ?

— Voilà ! s’écria Poirot. Vous avez mis le doigt dessus… Vous venez d’enfoncer le clou !… Ah ! voici notre ami Fournier. À en juger par votre mine, Fournier, vous nous apportez du nouveau.

Le mélancolique Fournier paraissait, en effet, très surexcité.

— Oui, un antiquaire grec, un certain Zéropoulos, a déclaré avoir vendu un chalumeau et des dards trois jours avant le meurtre.

La nouvelle causa une vive sensation.

— Monsieur, dois-je interroger cet homme ? ajouta Fournier, s’adressant à son chef.

— Certes. Allez-y tout de suite. M. Poirot vous accompagnera-t-il ?

— J’en serais enchanté, dit Poirot. Cela me paraît intéressant… extrêmement intéressant.

La boutique de M. Zéropoulos, située rue Saint-Honoré, semblait des mieux fournies. On y voyait de magnifiques poteries persanes, un ou deux bronzes de Louristan, quantité de bijoux indiens de pacotille, des rayons garnis de soieries et de broderies de divers pays, toute une collection de perles sans valeur aucune, et de bibelots égyptiens à bon marché. C’était un de ces magasins où l’on paie un million de francs ce qui, en réalité, vaut un demi-million, ou dix francs un objet valant tout juste cinquante centimes. Sa clientèle se composait surtout de touristes américains et d’amateurs érudits.

M. Zéropoulos était un petit homme râblé, aux yeux noirs, brillants comme des perles. Très loquace, il ne cessait de parler, avec une volubilité étourdissante.

Ces messieurs appartiennent à la police ? Il était ravi de leur visite ! Voulaient-ils entrer dans son bureau privé ? En effet, il avait vendu un chalumeau et des dards – une curiosité de l’Amérique du Sud.

— Vous comprenez, messieurs, je vends un peu de tout ici ! J’ai ma spécialité : l’article persan. M. Dupont, le distingué archéologue, vous en dira des nouvelles. Souvent, il vient admirer ma collection… contempler mes nouveaux achats… donner son approbation sur l’authenticité de certaines pièces. Quel homme ! Un vrai puits de science ! Quels yeux ! Quel flair ! Mais je m’écarte du sujet. Je vous disais donc que je possède une collection… une collection de grande valeur, estimée de tous les connaisseurs, et aussi un assortiment d’articles disparates. Si vous voulez, messieurs, appelons cela ma camelote ! Mais, entendons-nous bien : de la camelote étrangère, provenant des mers du Sud, de l’Inde, du Japon, de Bornéo. Peu importe. Habituellement, je n’établis pas de prix pour ces fouillis. Si un client s’y intéresse, je lui fixe un prix selon une rapide estimation et, en fin de compte, je me laisse rouler, il emporte la marchandise pour la moitié de ce que je lui demandais. Cependant, je ne me plains pas, le commerce va bien. J’achète ces articles à des marins de passage, ordinairement à bas prix.

M. Zéropoulos reprit haleine, puis, satisfait de lui-même, de son importance et de sa faconde, continua son monologue.

— J’avais ce chalumeau et ces dards depuis très longtemps… au moins deux ans. Ils se trouvaient là, sur ce plateau, avec un collier de couris [2], une coiffure de Peau-Rouge, une ou deux idoles en bois et quelques perles de jade. Personne ne s’y arrêtait, lorsque, un jour, cet Américain me demanda des renseignements à leur sujet.

— Un Américain ? répéta Fournier.

— Oui, un Américain, et encore pas de la meilleure espèce… ce genre de types d’une ignorance crasse et dont l’ambition se borne à rapporter une quelconque antiquité aux Etats-Unis. Ces gens-là font la fortune des marchands de perles égyptiens… ils achètent les scarabées les plus grotesquement fabriqués en Tchécoslovaquie. Je n’ai pas été long à jauger mon homme. Je lui parle des habitudes de certaines tribus et des poisons mortels dont elles font usage. Je lui fais valoir la rareté d’un tel objet. Il s’enquiert du prix. Je le lui apprends. Bien entendu, j’annonce mon chiffre destiné aux Américains, moins élevé, toutefois, qu’auparavant.

— Hélas ! ils souffrent également de la crise, chez eux.

— Je m’attends à ce qu’il marchande, mais il me paie sans barguigner. J’en demeure stupéfait. Dommage ; j’aurais pu obtenir davantage ! J’enveloppe le chalumeau et les dards dans un papier et il emporte le tout. J’avais oublié l’incident jusqu’au jour où je lus dans le journal le récit de cet étrange crime. Je me suis demandé… oui, je me suis demandé… et je me suis mis en communication avec la police.

— Nous vous en sommes très reconnaissants, lui dit Fournier poliment. Croyez-vous pouvoir reconnaître ce chalumeau et ces dards ? Pour le moment, ils se trouvent à Londres, mais vous aurez sûrement l’occasion de les identifier.

— Le chalumeau était long comme cela, dit M. Zéropoulos, indiquant une mesure sur son bureau – et de la grosseur de mon porte-plume. Il était de couleur claire. Les dards – il y en avait quatre — étaient de longues épines légèrement décolorées à la pointe, avec un petit duvet rouge collé dessus.

— De la soie rouge ? demanda Poirot.

— Oui, monsieur. Un rouge cerise quelque peu passé.

— C’est curieux, observa Fournier. Etes-vous certain que sur l’un d’eux le duvet n’était pas noir et jaune ?

Le marchand secoua négativement la tête.

— Noir et jaune ? Non, monsieur.

Fournier interrogea Poirot du regard. Un sourire de satisfaction épanouissait le visage du petit Belge.

Fournier se demandait la raison de ce sourire. Zéropoulos mentait-il ?

Il dit d’un ton ambigu :

— Il y a peut-être dix-neuf chances sur vingt pour que ce chalumeau et ces dards n’aient rien à voir avec le crime. Néanmoins, j’aimerais que vous nous donniez le signalement aussi exact que possible de votre Américain.

Zéropoulos étendit ses deux mains.

— C’était simplement un Américain. Il nasillait, ignorait le français, mâchait de la gomme et portait des lunettes d’écaille. Il était grand et, ce me semble, assez jeune.

— Brun ou blond ?

— Je ne saurais le préciser. Il a gardé son chapeau.

— Le reconnaîtriez-vous ?

Zéropoulos ne pouvait l’affirmer.

— Je n’en suis pas certain. Tant d’Américains vont et viennent dans mon magasin ! D’autre part, je n’ai rien remarqué de spécial chez lui.

Fournier étala sous ses yeux la collection d’instantanés, mais en vain. Le Grec ne reconnut son client sur aucune des photographies.

— Nous avons perdu notre temps, dit Fournier en quittant la boutique.

— C’est possible, acquiesça Poirot, mais attendons. Les étiquettes des poteries étaient de la même forme et certaines remarques de M. Zéropoulos me paraissent dignes de réflexion. A présent, mon ami, continuons notre chasse. Vous ne m’en voudrez pas si nous revenons bredouilles ?

— Où allons-nous ?

— Au boulevard des Capucines.

— Voyons… c’est ?…

— Le bureau de l’Universal Airlines.

— Ah ! oui ! Nous avons déjà mené notre petite enquête de ce côté, et sans rien recueillir d’intéressant.

Poirot lui tapa amicalement sur l’épaule.

— Ah ! la réponse dépend de la question. Vous ne saviez pas quelles questions poser.

— Et vous le savez ?

— Moi foi, j’ai une petite idée en tête.

Il n’en dit pas davantage et bientôt ils arrivèrent au boulevard des Capucines.

Le bureau de l’Universal Airlines était de dimensions restreintes. Un jeune homme brun, l’air éveillé, se tenait derrière un comptoir de bois verni et un gamin de quinze ans environ était assis devant une machine à écrire.

Fournier déclina sa qualité de policier et l’employé, nommé Jules Perrot, se mit à son entière disposition.

À l’instigation de Poirot, le petit dactylographe fut envoyé en course.

— Ce que nous avons à vous dire est d’ordre confidentiel, expliqua-t-il à l’employé.

Jules Perrot parut agréablement surpris.

— Je vous écoute, messieurs.

— Il s’agit du meurtre de Mme Giselle.

— Ah ! oui ! Je m’en souviens. J’ai déjà répondu à quelques questions touchant ce crime.

— Parfaitement, mais il est nécessaire de préciser certains détails. Quand Mme Giselle a-t-elle retenu sa place ?

— Je l’ai déjà dit. Elle l’a retenue par téléphone, le 17.

— Pour l’avion partant à midi, le lendemain ?

— Oui, monsieur.

— Il me semble pourtant que la domestique parlait de l’avion de huit heures quarante-cinq du matin.

— Non, non… du moins voici ce qui s’est passé. La bonne de Mme Giselle a demandé une place pour l’avion de huit heures quarante-cinq, mais comme celui-ci était au complet, nous lui avons offert une place dans le Prométhée, quittant le Bourget à midi.

— Ah ! je comprends. Je comprends.

— Oui, monsieur.

— Je comprends… Je comprends… mais c’est tout de même curieux, très curieux.

L’employé le regardait, étonné.

— Un ami à moi, ayant décidé de partir pour l’Angleterre à la dernière minute, prit ce matin-là l’avion de huit heures quarante-cinq et m’a dit qu’il était à moitié vide.

M. Perrot feuilleta quelques papiers et se moucha.

— Votre ami s’est sans doute trompé. Peut-être s’agissait-il de la veille ou du lendemain ?…

— Du jour même, puisqu’il m’a fait remarquer que s’il avait manqué le départ du matin, il se serait trouvé dans le Prométhée.

— Vraiment ? Ça, c’est curieux. Souvent des personnes ayant retenu des places n’arrivent pas à l’heure du départ et il reste alors des sièges inoccupés… et puis des erreurs se produisent parfois. Je vais me renseigner au Bourget. Les employés ne sont pas toujours précis…

Le regard interrogateur de Poirot posé sur lui décontenança visiblement Jules Perrot. Il se retourna et ses yeux papillotèrent. Une gouttelette de transpiration brilla sur son front.

— Ces deux explications paraissent plausibles. Toutefois, dit Poirot, la vérité est tout autre. Voyons, n’estimez-vous pas qu’il vaudrait mieux avouer ?

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