La mort dans les nuages Agatha Christie

Il fit une pause. Norman et Japp répliquèrent vivement :

— Non, non, c’est très intéressant.

— Puisque vous consentez à m’écouter, je vais vous exposer « ma méthode », touchant la recherche du meurtrier de Mme Giselle.

Il s’interrompit à nouveau et consulta ses notes. Japp chuchota à l’oreille de Norman :

— Ah ! il n’est pas peu fier de sa petite personne, hein ? Non, mais regardez-moi cela : quelle vanité !

Poirot lui adressa un regard chargé de reproche.

— Attention ! fit-il.

Tous les visages se tournèrent vers lui et il commença :

— Mes amis, remontons à ce malheureux voyage du Prométhée, de Paris à Croydon. Je vais vous relater mes impressions personnelles à ce moment, afin de vous montrer comment, par la suite, elles se sont modifiées à la lumière des faits nouveaux.

Lorsque, peu avant notre arrivée à Croydon, le docteur Bryant, à la demande du garçon, se rendit près de la victime, je l’accompagnai. J’avais le sentiment de me rendre utile… qui sait ? Lorsqu’il s’agit de la mort, j’ai peut-être un point de vue trop professionnel. Dans mon esprit, je classe les morts en deux catégories : celles qui me regardent, et celles qui ne me regardent pas. Bien que les secondes soient les plus nombreuses, chaque fois que je me trouve en présence de la mort, je ressemble au chien qui dresse la tête et renifle l’air.

Le docteur Bryant confirma les craintes du garçon et constata la mort de Mme Giselle. Quant à la cause du décès, il ne pouvait la déterminer sans un examen approfondi. À ce moment, M. Dupont suggéra que la mort pouvait être due à une piqûre de guêpe. Pour appuyer son hypothèse, il attira mon attention sur une guêpe qu’il venait lui-même de tuer.

L’explication était très plausible, d’autant plus qu’il y avait sur le cou de la défunte la trace d’une piqûre…

Mais à ce moment, j’eus l’excellente idée de baisser les yeux et je découvris ce qui, à première vue, eût pu passer pour le corps d’une autre guêpe. En réalité, c’était une épine garnie d’un petit duvet de soie jaune et noir.

Alors, Mr. Clancy s’approcha et certifia que cette épine avait dû être lancée au moyen d’un chalumeau, à la façon de certaines tribus sauvages. Plus tard, vous le savez, on trouva le chalumeau.

Lorsque nous atteignîmes Croydon, plusieurs pensées me trottaient déjà par la tête. Une fois debout, sur la terre ferme, je sentis mon cerveau se remettre à l’ouvrage, avec sa vivacité normale.

— Continuez, monsieur Poirot, dit Japp en ricanant. Surtout, pas de fausse modestie.

Poirot lui décocha un regard sévère et poursuivit :

— Comme le reste des voyageurs, je fus d’abord frappé par l’audace du criminel et le fait que personne n’avait rien vu d’anormal.

Deux autres détails m’intriguaient : la présence opportune de la guêpe et la découverte du chalumeau. Ainsi que je le faisais remarquer à mon ami Japp après la séance du tribunal, pourquoi diable le meurtrier ne s’était-il pas débarrassé du chalumeau en le lançant par les trous d’aération de la fenêtre ? L’épine pouvait, à la rigueur, passer inaperçue, mais un chalumeau sur lequel se voyait encore un morceau de l’étiquette du marchand, cela c’est autre chose !

Dans quelle intention ? De toute évidence, le meurtrier voulait qu’on ramasse le chalumeau.

Pourquoi ? Une seule réponse semble logique. De la découverte dans l’avion d’un chalumeau et d’une épine empoisonnée, chacun devait naturellement déduire que la victime avait été tuée par une épine lancée à l’aide d’un chalumeau. En réalité, le meurtre n’a pas été commis de cette manière.

D’autre part, l’examen médical l’a confirmé, la mort a été causée par la piqûre de l’épine empoisonnée. Les yeux fermés, je m’interroge : quelle est la manière la plus pratique d’enfoncer une épine dans la veine jugulaire ? Avec la main.

Telle est la réponse qui s’impose à l’esprit et jette une vive lumière sur la nécessité pour le coupable de faire découvrir le chalumeau. Cet instrument implique une idée de distance : or, si mon hypothèse se confirme, l’assassin de Mme Giselle a dû se rendre à sa table et se pencher sur elle.

Les deux garçons qui servaient le déjeuner ont eu l’occasion d’approcher de très près Mme Giselle, sans que personne n’en ait rien remarqué.

Qui encore ?

Mr. Clancy. Seul de tous les voyageurs, il passa tout près du siège de la victime, et, je m’en souviens, c’est lui qui attira l’attention sur l’emploi du chalumeau capable de projeter le dard à distance.

Mr. Clancy se leva d’un bond.

— Je proteste ! s’écria-t-il. C’est une infamie !

— Asseyez-vous, lui dit Poirot. Je n’ai pas terminé et je veux vous montrer par quel raisonnement je suis arrivé à ma conclusion.

J’avais noté trois suspects : Mitchell, Davis et Mr. Clancy. A première vue, aucun d’eux ne semblait être le criminel ; mais encore fallait-il s’en assurer et enquêter sur leur compte.

Ensuite, je songeai à la guêpe. D’abord, aucun des voyageurs n’avait remarqué la présence de cet insecte avant que le café soit servi ; fait assez bizarre en lui-même. J’échafaudai de nouvelles hypothèses. Le meurtrier préparait deux versions du drame. Dans la première, la plus simple, Mme Giselle avait été piquée par une guêpe et avait succombé à une faiblesse cardiaque. Le succès de cette version dépendait de la possibilité, pour le meurtrier, d’arracher le dard et d’éloigner ainsi tout soupçon du crime. Japp et moi tombâmes d’accord sur ce point, d’autant plus qu’on avait sciemment enlevé la soie rouge cerise pour la remplacer par de la soie jaune et noire donnant ainsi à l’épine l’aspect d’une guêpe.

Notre assassin s’approche donc de la victime, enfonce l’épine et libère la guêpe ! Le poison est si violent qu’il provoque une mort foudroyante. Si Giselle avait poussé un cri, on ne l’aurait probablement pas entendu, à cause du bruit de l’avion ; si, au contraire, on l’avait perçu, la guêpe qui bourdonnait dans le compartiment eût fourni l’explication : la pauvre femme venait d’être piquée.

Telle est la première version. Mais, supposons, ainsi que le fait s’est produit dans la réalité, que l’épine empoisonnée ait été découverte avant que le meurtrier ait pu la dissimuler. Alors, la bombe va éclater ; plus moyen de croire à une mort naturelle. Au lieu de se débarrasser du chalumeau en le lançant par la fenêtre, on le place derrière un siège, où il sera certainement retrouvé lorsqu’on fouillera l’avion. On en déduira aussitôt que le chalumeau a été l’instrument du drame. L’idée de distance est soulevée et égarera les soupçons des enquêteurs.

Dès lors, j’élaborai une hypothèse toute différente, avec trois suspects et peut-être un quatrième : M. Jean Dupont qui, le premier, avait émis l’idée de la mort due à une piqûre de guêpe ; placé au bord du passage, tout près de Mme Giselle, il pouvait s’être approché d’elle sans que personne s’en aperçût. D’autre part, je n’osais croire qu’il se fût exposé à courir un tel risque.

Je concentrai alors toute ma pensée sur le problème de la guêpe. Si l’assassin avait apporté l’insecte dans l’avion pour le relâcher au moment psychologique, il devait avoir en sa possession une petite boîte dans laquelle il l’avait enfermée.

De là mon insistance à ce qu’on fouille les bagages des voyageurs.

Alors, se produisit un fait inattendu. Je trouvai ce que je cherchais, mais semblait-il, sur un innocent. Dans la poche de Mr. Norman Gaile, il y avait une petite boîte d’allumettes vide. Mais, suivant le témoignage de chacun, Mr. Gaile ne s’était levé que pour se rendre au lavabo et regagner sa place.

Toutefois, si impossible que cela paraisse, Mr. Gaile avait un moyen de commettre le crime, ainsi que le montre le contenu de sa mallette.

— Ma mallette ? répéta Norman Gaile, amusé et intrigué à la fois. Par exemple ! Je ne me souviens même pas de ce que j’y avais fourré.

Poirot le regarda en souriant.

— Une petite minute, s’il vous plaît. Nous reviendrons sur ce sujet. Je vous expose simplement mes premières déductions.

Poursuivons. Quatre personnes, à mon avis, pouvaient avoir commis le crime : les deux garçons, Clancy et Gaile.

Tous quatre avaient eu la possibilité d’approcher la victime ; si à l’un d’eux je trouvais le mobile suffisant, je tenais mon meurtrier ! Hélas ! mes recherches n’aboutirent point.

Mon ami Japp me reprocha de compliquer les choses les plus simples. Au contraire, j’envisageai cette question de la façon la plus logique. Qui bénéficiait de la mort de Mme Giselle ? De toute évidence, sa fille, puisqu’elle héritait de sa fortune. Il y avait aussi certaines personnes que Mme Giselle tenait entre ses griffes… ou que nous soupçonnions être sous sa dépendance… Là je procédai par élimination et conservai seulement le nom d’une personne qui, je m’en assurai, était en relations d’affaires avec Mme Giselle : lady Horbury.

Dans le cas de lady Horbury, le mobile crevait les yeux. La veille du crime, à bout de ressources, elle avait rendu visite à la vieille usurière. Son ami, un jeune acteur, aurait fort bien pu jouer le rôle de l’Américain qui acheta le chalumeau et suborna l’employé de l’Universal Airlines, pour qu’il fît prendre à Mme Giselle l’avion de midi au lieu de celui de huit heures quarante-cinq.

Comme vous le voyez, le problème offrait deux aspects : d’un côté, il semblait impossible que lady Horbury eût matériellement commis le crime ; de l’autre, je ne concevais point quel mobile eût poussé les deux garçons, Mr. Clancy ou Mr. Gaile à tuer la vieille femme.

Continuellement, en mon for intérieur, je ne cessai de songer à la fille inconnue de Giselle, son héritière. Un de mes quatre suspects était-il marié, et cette épouse était-elle Anne Morisot ? Si son père était Anglais, peut-être avait-elle été élevée en Angleterre ? J’écartai sans hésiter la femme de Mitchell : elle descendait d’une bonne vieille famille du Dorset. Davis courtisait une jeune fille dont le père et la mère vivaient encore. Mr. Clancy était célibataire. Quant à Mr. Gaile, il était éperdument amoureux de Jane Grey.

Je dois dire que je recherchai minutieusement les antécédents de miss Grey, celle-ci m’ayant appris, au hasard d’une conversation, qu’elle avait passé son enfance aux environs de Dublin. Je ne tardai pas à me convaincre que miss Grey n’était point la fille de Mme Giselle.

Je dressai alors un tableau des conséquences du crime, en rapport avec chacun des passagers du Prométhée. Les garçons ne gagnaient ni ne perdaient rien par la mort de la vieille prêteuse, sauf que Mitchell souffrait d’une dépression nerveuse. Mr. Clancy composait un roman sur le meurtre et escomptait en tirer un grand profit. Mr. Gaile voyait fondre sa clientèle à vue-d’œil. A celui-ci, le crime ne rapportait rien.

Et pourtant, dès lors, j’étais convaincu que Mr. Gaile était le coupable. Comme preuves, j’avais la boîte d’allumettes vide et le contenu de la mallette. A première vue, il perdait dans l’affaire, mais souvent les apparences sont trompeuses.

Je me décidai à le fréquenter. Je sais, par expérience, qu’au cours d’une conversation, on finit, tôt ou tard, par se trahir… Chacun éprouve un besoin irrésistible de parler de soi.

J’essayai donc de gagner la confiance de Mr. Gaile, je feignis de le mettre dans mes confidences et allai jusqu’à lui demander son concours. Je réussis même à lui faire jouer le rôle d’un faux maître chanteur auprès de lady Horbury. C’est alors qu’il commit sa première bévue.

Je lui avais conseillé un déguisement discret et le voilà qui se présente à moi accoutré de façon ridicule, anormale ! On eût dit un personnage de vaudeville. Personne, je l’aurais affirmé, ne se serait grimé aussi mal. Pour quelle raison ? Parce que la conscience de sa culpabilité l’empêchait de se montrer trop bon acteur. Lorsque j’eus rectifié son maquillage, son talent artistique se révéla. Il s’en tira à merveille et lady Horbury ne le reconnut point. Je fus alors persuadé qu’il avait pu se déguiser en Américain à Paris et jouer son rôle sur le Prométhée.

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