CHAPITRE III – LE MIROIR ÉLECTRIQUE
Todd Marvel avait vainement essayé de savoirce qu’étaient devenus Benazy et ses complices.
Ils avaient disparu avec une soudaineté quiprouvait que, depuis longtemps, ils avaient envisagé l’éventualitéd’une fuite précipitée.
L’auto ne se trouvait plus sous la remise.Très peu de temps après la délivrance de Jack Randall, la voitureavait traversé à une allure désordonnée les rues d’Harrisburg.
– Il est certain, dit le lendemain ToddMarvel à Floridor, que Benazy a dû gagner quelque autre propriétéappartenant à Ary Morlan.
– Je crois que nous aurons grand-peine àles retrouver.
– Je suis de ton avis, mais il fautcependant faire tout ce que nous pourrons pour mettre la main surcet habile coquin et surtout sur Ary Morlan. Il est en possessionde sommes considérables, au moins d’une bonne moitié de l’immensefortune de Jack Randall.
« À ce propos, n’as-tu pas été surpriscomme moi de la singulière attitude de « notreclient » ?
– Oui, je crois que cette longueséquestration a quelque peu dérangé ses facultés mentales.
– Tu n’y es pas, murmura Todd Marvel, enhochant la tête ; j’ignore pour quelle raison, mais JackRandall a l’air de redouter ma présence. On dirait qu’il me craint.La première fois que nous nous sommes trouvés ensemble, il amanifesté une violente émotion. Il ne me quittait pas des yeux etsa physionomie exprimait un étonnement mêlé de terreur. Depuis, ilsemble m’éviter…
– Pourquoi donc aurait-il peur devous ! surtout après l’immense service que vous venez de luirendre ?
– Précisément c’est ce que je cherchevainement à m’expliquer. Il y a là-dessous quelque mystère.
– Je persiste dans ma première opinion.On ne m’ôtera pas de l’idée que sa longue séquestration lui aquelque peu dérangé la cervelle.
– Ce n’est pas mon avis. Bien qu’il l’eûtprivé de la liberté, Ary Morlan a eu pour lui certains égards. Lachambre où j’ai été moi-même enfermé est confortable et mêmeluxueuse.
« Jack Randall y a constamment séjourné,sauf pendant les quelques jours où il a été détenu dans lamaisonnette du parc.
– Pourquoi l’avait-il transportélà ?
– Tout simplement pour que je puisseprendre sa place dans la chambre aux volets capitonnés. JackRandall a si peu l’esprit dérangé que, depuis qu’il a recouvré laliberté, il a pris les mesures les plus judicieuses et les plusénergiques pour qu’Ary Morlan ne puisse rien toucher des sommesdéposées dans les banques et pour qu’il soit mis en étatd’arrestation, s’il essaie de le faire.
À la suite de cette conversation Floridor serendit à Harrisburg et employa une partie de la journée à envoyerdans toutes les directions le signalement exact d’Ary Morlan, deBenazy et de leurs complices.
Pendant ce temps, ainsi qu’il avait étéconvenu avec Jack Randall, Todd Marvel téléphonait aux directeursdes principales banques de Chicago et de New York et aux agencesdes grandes compagnies de navigation.
Accompagné de Floridor, le détective venait derentrer au ranch du Poteau quand un des domestiques lui remit unedépêche qui venait d’arriver à son adresse.
Il la décacheta d’un geste machinal, mais dèsqu’il y eut jeté un coup d’œil, il changea de couleur.
– Regarde, balbutia-t-il, en tendant ladépêche au Canadien. C’est Betty qui me télégraphie. Attirées parune fausse lettre de moi, Elsie et Miss Barney ont disparu.
– Ce ne peut être qu’Ary Morlan qui afait le coup.
– C’est évident, murmura Todd Marvel,avec amertume. Le bandit a pris sa revanche, et cela grâce à monimprudence. J’aurais bien dû supposer que le misérable essayeraitde se venger ! Il m’en avait menacé, d’ailleurs… Je n’auraispas dû laisser les deux jeunes filles seules et sans protection auGigantic Hotel.
– Que faire ? murmura le Canadienconsterné.
– Je n’en sais rien encore. Peut-êtredevrions-nous retourner à Chicago.
Cette conversation fut brusquementinterrompue. Un des domestiques du ranch vint prévenir Todd Marvelqu’on l’appelait au téléphone, précisément dans la mystérieusechambre où Jack Randall avait été retenu prisonnier pendant plusd’une année.
Le milliardaire eut tout de suite unpressentiment.
– Je parierai, murmura-t-il, que c’estAry Morlan qui me fait appeler.
– Je le crois aussi. Maintenant qu’il ades otages en son pouvoir, il va vous dicter ses conditions.
– Et le plus ennuyeux, c’est que je seraiforcé de les accepter, s’écria Todd Marvel avec colère.
Tout en parlant, ils étaient montés dansl’ascenseur qui les déposa à la porte même de la chambre.
Todd Marvel saisit un des récepteurs del’appareil et Floridor s’empara de l’autre.
– Allô !Allô !
– Ici, Mr. Todd Marvel.
– Ici, Mr. Ary Morlan.
– Je sais, dit le détective en contenantà grand-peine son indignation, que vous avez attiré dans unguet-apens Miss Elsie et Miss Barney. Je suppose que vous allez mefaire connaître à quelles conditions vous allez leur rendre laliberté.
– Très exact ! Je vois que vous êtesdéjà au courant. Rappelez-vous ce que je vous disais hier quand jevous ai téléphoné dans cette même chambre orientale où vous étiezalors mon prisonnier.
« Je vous ai prévenu que si vousn’acceptiez pas du premier coup mes conditions, je me montreraisbeaucoup plus exigeant une seconde fois.
– Que voulez-vous ? demanda ToddMarvel en frémissant de colère.
– Juste le double de ce que je demandaisprimitivement, soit six millions de dollars. J’estime que la sommen’est pas excessive, étant donné l’intérêt que vous portez à mesdeux charmantes prisonnières.
Todd Marvel ne répondit pas. Il étaitimpressionné malgré lui par le sang-froid tranquille du bandit.
Celui-ci continua du même ton calme etposé.
– Vous me signerez douze chèques auporteur d’une valeur de chacun cinq cent mille dollars, et vous lesferez parvenir à la banque Walker à Chicago qui se chargera de meles transmettre.
« Il est bien entendu, que votre fiancéeet son amie ne seront délivrées que lorsque je serai entré enpossession de la somme. Enfin, toute tentative de votre part pourfaire arrêter les personnes que je chargerai d’encaisser l’argentserait punie par des représailles sévères, envers les deux jeunesfilles. Dans une tractation de ce genre, il importe que tout soitparfaitement clair.
– À quelles représailles faites-vousallusion ?
– Vous devez bien le deviner. Vousagissez avec moi en ennemi. Aujourd’hui même vous avez envoyé monsignalement dans toutes les directions. Je n’ai donc aucune raisonde vous ménager. Sachez seulement que si vous refusez d’accepter maproposition, vous mettez en péril l’existence de votre fiancée etcelle de son amie.
– Je suis bien obligé d’accepter,répliqua Todd Marvel exaspéré, mais rien ne m’empêchera de vousdire que vous êtes un infâme bandit, digne du plus profondmépris.
– Vous pourriez peut-être vous tromper,répliqua l’Anglo-Indien d’une voix légèrement altérée. Grâce à vosmilliards et à votre intelligence, vous n’avez jusqu’ici rencontréguère d’obstacles. Vous avez pris l’habitude de vous tenirvous-même en haute estime. Vous êtes encore très jeune, maisl’expérience de la vie vous apprendra que des actes qui vousparaissent infâmes ont parfois des motifs beaucoup plus nobles etbeaucoup plus désintéressés que vous ne pouvez l’imaginer.
– Je ne vous comprends pas, répliqua ToddMarvel avec surprise.
– Il est très exact que je me suisapproprié la plus grande partie de la fortune de Mr. Jack Randall.Aujourd’hui même, j’ai pris à Miss Gladys Barney deux millions dedollars que j’aurais été fort embarrassé d’encaisser si elle ne s’yfût prêtée, sans s’en douter. Enfin, vous-même, allez aujourd’huiou demain, au plus tard, verser à ma caisse une somme qui est loind’être négligeable…
– Vous êtes un bandit de grandeenvergure, interrompit le détective milliardaire, agacé par le tonde forfanterie de son interlocuteur. Mais vous êtes tout de même unbandit.
– Pas beaucoup plus que vous-même. Jevais plus loin, écraser à l’aide d’un trust, des concurrentsdésarmés et impuissants et cela sans risques, me semble beaucoupmoins noble que d’arracher audacieusement et au péril de ma vie etde ma liberté quelques millions de dollars à des gens qui, commevous et comme Jack Randall, en possèdent beaucoup trop.
– Je ne vous suivrai pas sur le terrainoù vous portez la discussion. Je me contenterai de vous répondreque je ne fais, moi, partie d’aucun trust. Si j’ai agrandi mafortune, c’est honnêtement, grâce à mon intelligence et à mascience des affaires.
– Soit, mais vous avez toujours agi dansun but égoïste, pour votre seul avantage personnel. Je puisdéclarer hautement que mon but à moi est absolumentdésintéressé.
« Celui que vous croyez êtrel’Anglo-Indien, Ary Morlan, est le Radjah Ary Singh, fils d’unsouverain dépossédé par les Anglais. Je ne garde rien pour moi desmillions que je prends, comme j’estime avoir le droit de le faire.Tout cet argent est envoyé aux Indes où il sert à soulager lamisère de mes anciens sujets, affamés par la rapacité anglaise, ouencore à susciter ces révoltes que notre ennemi héréditaire, endépit des plus sanglants massacres, n’a jamais pu domptercomplètement. Vous me voyez maintenant sous mon vrai jour. Je n’aiplus d’ailleurs aucune raison de dissimuler.
– Je suis charmé de connaître un banditpatriote et philanthrope, cela manquait à ma collection, répliquaTodd Marvel, non sans ironie. Demain, la banque Walker sera enpossession des valeurs que vous réclamez. Mais qui me dit qu’unefois nanti de mes bank-notes vous tiendrez votrepromesse ?
– Je vous en donne ma parole, et il fautque vous vous contentiez de cette garantie.
– Elle n’est pas sérieuse.
– Tant pis, je n’en ai pas d’autre à vousoffrir.
Et l’Indien ajouta d’une voixmenaçante :
– N’essayez pas de me tendre quelquepiège. Souvenez-vous que la vie de mes deux prisonnières, comme lavie de n’importe quel Anglo-Saxon, n’a pas plus de valeur à mesyeux que la cendre de mon cigare ou un grain de poussière sur mamanche.
– Ce sont là des menaces biensuperflues.
– Il y a des choses qui doivent êtredites.
– Je suis obligé d’avouer que je n’ai pasla moindre confiance en vous, reprit Todd Marvel incapable de sedominer plus longtemps. Qui me dit qu’en ce moment même les deuxjeunes filles que vous avez fait enlever sont encore saines etsauves.
– J’ai ma loyauté à moi, répliqual’Hindou blessé au vif par le mépris non dissimulé que luitémoignait son interlocuteur. Tenez l’engagement que vous venez deprendre, et je tiendrai le mien scrupuleusement. Quelques heuresaprès que je serai entré en possession des fonds, les deux missesseront ramenées au Gigantic Hotel sans avoir éprouvé lemoindre dommage. Je puis d’ailleurs vous prouver à l’instant mêmequ’elles sont en parfaite santé.
– Je ne demande pas mieux.
– Regardez en face de vous entre les deuxbibliothèques, il y a un grand rideau de velours rouge ;soulevez ce rideau.
– Je vois une glace dont la bordured’ébène est hérissée de fils électriques.
– Vous commencez à comprendre. Tournez lamanette d’ivoire qui se trouve à gauche et en dessous de la glace.Maintenant, regardez !
Des formes vagues et imprécises commençaient às’agiter dans l’eau terne du miroir qui ne reflétait plus lesobjets qui l’entouraient comme si ses profondeurs eussent étéanimées d’une vie mystérieuse.
Todd Marvel, bien qu’il possédât lui-même àSan Francisco un des merveilleux miroirs téléphotes, réalisés grâceaux découvertes du savant français Branly, ne put s’empêcher dejeter un cri de surprise.
À deux pas de lui, il apercevait Elsie etGladys. Assises l’une près de l’autre, sur un sofa délabré, lesdeux jeunes filles paraissaient inquiètes et mortellementtristes.
La pièce où elles se trouvaient était meubléeavec un certain luxe, mais paraissait avoir été laissée depuislongtemps à l’abandon. Les rideaux de soie qui garnissaient unehaute fenêtre étaient élimés et poussiéreux, un vieux lit d’acajou,en forme de bateau, était piqué de nombreux trous de vers. Enfin,des brocs pleins d’eau, des serviettes blanches, un guéridon, surlequel se trouvaient des assiettes et des couverts, montrait qu’onavait fait en hâte quelques préparatifs pour rendre la chambreaussi confortable que possible.
Tout à coup, Miss Elsie se leva et tira d’unpetit sac à main une jumelle de théâtre, puis elle ouvrit toutegrande la fenêtre qui se trouvait au fond de la chambre, et quiaccédait à une sorte de balcon.
Todd Marvel put voir qu’au-dessus de ce balconune tige de fer rouillé supportait un animal de bois peint enrouge, qui lui parut être un chien ou un taureau. Sans doutel’enseigne d’une auberge.
En effet, il put lire en caractères, autrefoisdorés, mais presque effacés par la pluie les mots : At theRed Bull (au Taureau Rouge).
Du balcon, les deux jeunes filles découvraientune immense forêt de sapins, qui s’étendait jusqu’au fond del’horizon, et que barrait une route blanche que l’éloignementfaisait paraître aussi étroite qu’un ruban.
Armée de la jumelle, Elsie semblait regarderavec beaucoup d’intérêt quelque chose que Todd Marvel ne pouvaitapercevoir, puis Gladys regarda à son tour. Les deux jeunes fillesparaissaient très émues.
Le milliardaire pensa que cette émotion devaitavoir une autre cause que la contemplation du coucher du soleil quitout là-bas, derrière les sapins disparaissait dans un nuagecouleur de sang.
Très absorbées par le spectacle qui attiraitleur attention, les deux jeunes filles ne virent pas entrer AryMorlan qui sans doute avait ouvert la porte sans faire debruit.
L’Hindou eut un geste de colère en voyant lesdeux jeunes filles installées sur le balcon.
Avec une brutalité de geste, qui indignaprofondément Todd Marvel, il prit Elsie par le bras, et la força derentrer dans l’intérieur de la chambre, il en fit autant pourGladys, puis il referma la fenêtre avec un geste menaçant.
Presque aussitôt, la vision disparut, lemiroir se brouilla, et bientôt ne refléta plus que les meubles dela chambre orientale.
Todd Marvel et le Canadien encore sousl’impression de la merveilleuse apparition qu’ils venaient d’avoir,demeurèrent silencieux pendant une longue minute, puis tout à coup,Todd Marvel se leva.
– Floridor, dit-il à son ami, il n’y apas une minute à perdre. Tu vas mettre la plus robuste et la plusrapide des autos en état de partir.
« Hopkins et un de ses hommes nousaccompagneront.
– Et nous allons ?
– D’abord à Harrisburg.
– Et ensuite ?
– Je n’en sais rien ; probablementrejoindre Miss Elsie.
– Mais nous ne savons pas où aller.
– Ne t’inquiète pas de cela, c’estjustement ce que je vais tâcher de découvrir.