L’Amérique mystérieuse – Todd Marvel Détective Milliardaire – Tome II

CHAPITRE III – LE PRIX DU SANG

Le ciel commençait à peine à blanchir du côtéde l’orient, que Dadd et Toby, exacts au rendez-vous qui leur avaitété assigné, se trouvaient déjà au bord du marécage, au fond del’inquiétant ravin où ils devaient rencontrer l’homme au chiennoir.

Dans la pâleur du matin, le terrifique paysagebrillait de ce genre de beauté sinistre, qui fait admirer les vivescouleurs de certains serpents à la piqûre mortelle ; la roséecouvrait les feuilles charnues des plantes grasses d’un glacisd’argent ; à chacune de leurs pointes acérées, tremblait uneperle liquide ; partout de larges orchidées ouvraient leurcalice aux fantasques découpures, les grands nymphéas étalaientparesseusement sur l’eau noire leurs larges corolles couleur d’orou d’azur, et la brise du matin murmurait doucement avec des bruitsde soie froissée dans le feuillage des roseaux géants.

Une nuée vivante d’énormes moustiques, delibellules rouges ou bleues, de mouches et de coléoptères au refletmétallique, de papillons jaune soufre ou bleu de ciel,tourbillonnait au-dessus du marécage où s’agitait déjà tout unpeuple de hideux reptiles.

Les arbres vampires, comme affamés par unenuit de jeûne, happaient avec une rapidité silencieuse les insectesqui avaient l’imprudence de s’aventurer entre les coques hérisséesd’épines de leurs larges feuilles.

– Moi, ça me fiche la frousse de regarderça ! grommela Toby, c’est une vraie hallucination ! Quandje vois ces gueules vertes se refermer sans faire de bruit, quej’entends les insectes bourdonner encore dans l’estomac – si onpeut appeler ça un estomac – qui va les digérer, ça me donne lefrisson. Je ne puis pas m’empêcher d’avoir l’impression, que cetarbre-là est un être, qui me voit, qui m’entend, qui m’écoute et,vrai, j’en ai peur !…

Dadd se garda bien de répondre à cesobservations quelque peu simplistes ; armé d’un cailloutranchant, il était fort occupé à guetter un gros lézard gris etrose, qui, affalé sur une pierre plate, happait béatement desmoustiques d’une langue rose, longue et pointue comme uneflèche.

Brusquement le bras de Dadd se détendit, lecaillou alla frapper le lézard à la tête et le tua net. Quandl’animal ne remua plus, Dadd le prit délicatement par la queue etle déposa avec précaution dans le creux d’une des feuilles de ladionée, non sans avoir laissé tomber de nombreuses gouttes de sangsur les feuilles voisines.

Les mandibules vertes du monstre végétals’étaient refermées promptes et silencieuses sur le cadavre dulézard.

– Voilà ! fit Dadd en se frottantles mains.

– Écoute donc, murmura Toby, il me sembleque j’ai entendu comme un aboiement.

– Ce doit être ce maudit blood-hound, etson damné patron.

– Attention !

– Tu sais ce qui est convenu.

L’homme venait d’apparaître à l’entrée duravin ; il marchait à grands pas et paraissait inquiet. Ilalla droit aux deux bandits.

– Eh bien ? leur demanda-t-il d’unton menaçant, m’avez-vous obéi ?

– La chose est faite, répondit Dadd, enprenant une mine apeurée, ça n’a pas été sans peine.

– La preuve que tu ne mens pas ?

– Voilà.

Dadd tira de sa poche un médaillon en orauquel pendait un bout de ruban bleu et une minuscule chemise define toile, guère plus grande qu’un mouchoir de poche.

– Cela appartenait au baby, déclara-t-ilfroidement.

L’homme palpa et retourna la petite chemiseavec un sourire hideux puis la rendit à Dadd, ainsi que lemédaillon.

– Et qu’en as-tu fait ?demanda-t-il, après quelques secondes d’un pénible silence.

– Ce que vous avez dit qu’il fallait enfaire, répondit Dadd avec le plus grand calme. Le baby estlà !

Il montrait la feuille de la dionée,barbouillée de sang et repliée sur elle-même, entre les lames delaquelle avait été précipité le cadavre du lézard.

L’homme ne répondit pas. Puis, brusquement,devenu furieux sans cause apparente :

– C’est bon : cria-t-il, aux deuxbandits, maintenant, foutez-moi le camp plus vite que ça !Tâchez surtout que je ne vous voie jamais rôder de cecôté-ci !…

– Ce n’est pas ce qui a été convenu, fitDadd avec le même flegme. Vous nous devez mille dollars !

– Mille coups de pied dans le ventre, sivous ne détalez pas à l’instant même !…

Le reste de la phrase s’acheva en ungrognement indistinct. Avant que son adversaire eût pu devinercomment cela avait pu se faire, Dadd avait maintenant en main unsuperbe browning avec lequel il le mettait en joueméthodiquement.

– Je croyais que tu n’avais pas d’armes,balbutia le bandit pris au piège.

– Il faut croire que j’en ai trouvé,ricana Dadd goguenard, allons haut les mains, vieuxsacripant ! Tâche de ne pas bouger, si tu tiens à ta peau.Puis tu sais, pas de blagues avec le blood-hound, s’il remueseulement une patte, c’est sur toi que je tire…

Cette recommandation n’était pas inutile,Bramador grondait sourdement et n’attendait qu’un signe de sonmaître pour s’élancer les crocs en avant.

– Couchez ! Bramador, couchez…bégaya le bandit d’une voix à peine distincte.

« Vous voyez que je fais tout ce que vousvoulez, ajouta-t-il mourant de peur… On pourrait s’entendre… jevous promets…

– Ne promets rien, c’est inutile, je n’aipas confiance en toi, tu n’es pas un homme de parole. J’aime mieuxme servir moi-même. À toi, Toby, regarde un peu ce qu’il a dans sespoches.

Grinçant des dents, fou de rage etd’humiliation, le bandit dut se laisser dépouiller de son browning,de ses chargeurs et de son couteau, mais quand Toby voulut luiprendre son portefeuille il le saisit à la gorge et se faisant deson corps un bouclier, en même temps qu’il excitait son blood-houndcontre Dadd.

Une minute à peine s’écoula pendant laquellela lutte se déroula et prit fin avec des péripéties d’une poignanteatrocité.

N’obéissant qu’à l’instinct qui le portait àattaquer l’adversaire immédiat de son maître, Bramador s’était jetésur Toby, au lieu de s’en prendre à Dadd. Ce fut une grande chancepour ce dernier dont le formidable dogue n’eût fait qu’unebouchée.

Demeuré très maître de lui, Dadd logea uneballe, presque à bout portant, dans l’oreille du chien qui roula àterre, foudroyé.

Voyant son allié hors de combat et menacé parle browning de Dadd, l’homme lâcha Toby à moitié étranglé et dontles mollets avaient été entamés par les crocs de Bramador.

Pendant que Toby, furieux, reprenait haleineet pansait tant bien que mal sa blessure, Dadd, sans cesser detenir en joue l’ennemi vaincu, réfléchissait avec ce sang-froidqui, au cours de la lutte, avait sauvé la situation.

– Qu’est-ce qu’on va faire de cettebrute ? demanda-t-il distraitement, comme s’il se posait laquestion à lui-même.

L’homme eut un regard de fauve pris au piège,mais il ne bougea pas, il était devenu d’une pâleur livide, ilcomprenait qu’il avait perdu la partie et qu’il allait falloirpayer.

– Tu t’embarrasses de peu de chose,répliqua haineusement Toby ; tiens, voilà ce qu’il faut enfaire !

Et avant que Dadd eût pu deviner sesintentions, il avait foncé sur l’homme comme un taureau furieux et,d’un coup de tête dans le ventre, l’avait lancé dans lemarécage.

C’est alors que le misérable lacéré par lesaiguilles acérées des plantes mortelles, immergé dans les eauxfétides, pullulantes de sangsues et de reptiles, avait lancé cetappel déchirant que, malgré la distance, avait entenduMarianna.

Un instant, la face blême, fendue par unabominable rictus et dont les prunelles révulsées sortaient deleurs orbites, émergea au-dessus des eaux noires. Puis l’homme – ilétait sans doute devenu fou instantanément – éclata d’un rire aiguconvulsif qui fit frissonner d’horreur ses deux bourreaux. Il fitquelques faibles mouvements pour s’arracher à la vase quil’engluait et brusquement il s’enfonça et disparut.

Tout à coup, au milieu des cercles quiallaient en s’élargissant sur l’eau dormante, une main noire defange apparut, chercha éperdument à s’accrocher à quelque chose, sedéchira aux épines aiguës des dionées et retomba.

Une minute s’écoula, l’eau était redevenueunie comme un miroir entre les larges feuilles des nymphéasgéants.

Dadd et Toby se regardèrent, ils étaient d’unepâleur de mort ; nul des deux n’osait rompre le premier lesilence.

– Allons-nous-en, dit enfin Dadd, d’unevoix tremblante ; toute ma vie, j’aurai devant les yeux, cettehorrible gueule…

Toby ne répliqua rien et tous deux, sansprononcer une parole, s’éloignèrent précipitamment de ce paysaged’épouvante.

Ils ne retrouvèrent leur sang-froid quelorsqu’ils eurent atteint le bois qui s’étendait jusqu’auxmurailles du jardin. Ils couraient plutôt qu’ils ne marchaient, etd’instant en instant, ils cédaient à l’irrésistible besoin de seretourner, dans une crainte inavouée et confuse de voir surgirderrière eux l’homme assassiné et son chien noir.

– C’est tout de même une chance, ditenfin Dadd, que j’ai trouvé un browning dans la chambre de lanourrice. Sans ça…

– C’est probablement nous qui servirionsà l’heure qu’il est de pâture aux sangsues. Enfin tout est bien quifinit bien ; maintenant nous revoilà en fonds.

– C’est vrai, au fait, nous n’avonsseulement pas pensé à regarder ce qu’il y a dans leportefeuille.

Toby exhiba une solide pochette de cuir debœuf, comme en portent les cow-boys. Elle contenait deux milledollars, de la menue monnaie et divers papiers, au nom d’ElihuKraddock, prospecteur. Les deux bandits se débarrassèrent despapiers qui ne pouvaient que les compromettre et se partagèrentloyalement les bank-notes.

– Tout va bien, s’écria Dadd qui, petit àpetit, reprenait son entrain, il ne nous reste plus maintenant qu’àexécuter la seconde partie du programme, ou je ne suis qu’un âne,ou nous avons encore aujourd’hui à encaisser « des dividendesintéressants », comme on disait à la banque Rabington.

– Tu crois ? demanda Toby avechésitation.

– J’en suis sûr.

– Ne serait-il pas plus sage, puisquenous avons de l’argent, de prendre le train immédiatement ? Ilme tarde d’être loin de ce maudit pays.

– Quel chien de poltron tu fais, grommelaDadd en haussant les épaules. Je te dis que je réponds de tout.

Et sans plus se préoccuper de son compagnon,Dadd se mit à la recherche de certains arbres dont, quelques heuresauparavant, il avait entaillé les écorces et qui devaient luiservir à retrouver son chemin. Les entailles le conduisirentdirectement au pied d’un vieux chêne dont le feuillage dominait desa masse imposante les arbres avoisinants.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer