L’Amérique mystérieuse – Todd Marvel Détective Milliardaire – Tome II

CHAPITRE IV – À L’INSTRUCTION

Dans son cabinet du palais de justice,M. Mauguin, le magistrat chargé d’instruire « l’affaireBaudreuil » venait de recevoir les dernières dépositions dunotaire et du banquier de la victime.

– Messieurs, leur dit-il courtoisement,je ne vous retiendrai plus que le temps nécessaire à la lecture devos dépositions, et vous ne serez plus convoqués avant les assises.Mon opinion est faite, ce soir j’enverrai le dossier à la chambredes mises en accusation.

– Vous croyez donc décidément à laculpabilité de Mlle Simone Garsonnet ? demandale banquier.

– Si j’y crois ! répliqua le jugeavec animation, mais c’est l’évidence absolue ! Les faitsparlent d’eux-mêmes. L’achat du poison, la fuite précipitée, lerefus d’expliquer l’emploi du temps… Il me semble que c’estprobant.

– On ne m’ôtera pas de l’idée que cettejeune fille est innocente, reprit le banquier, d’un ton sincèrementapitoyé. Elle a l’air si doux. Je croirai plutôt – excusez-moi devous donner ici une opinion personnelle – que le meurtrier est unde ces vagabonds qui venaient si souvent frapper à la porte de montrop charitable client !

Un garde républicain venait d’entrer ; ilremit au juge d’instruction une large enveloppe et un petitpaquet.

« Vous permettez, messieurs », ditle magistrat en ouvrant l’enveloppe, d’où s’échappèrent diverspapiers parmi lesquels une feuille jaunie presque entièrementcouverte de chiffres.

M. Mauguin commença la lecture de lalettre jointe aux documents, mais à mesure qu’il lisait, ilrougissait et pâlissait tour à tour. Brusquement, il donna un ordreà voix basse à l’un des garçons et ce dernier sortit aussitôtprécipitamment.

– Monsieur, dit-il tout à coup au notaire– d’une voix qui n’était plus celle de l’homme du monde, mais la« voix vraie » du magistrat dans l’exercice de sesfonctions – vous pouvez vous retirer, je n’ai plus besoin devous.

– Et moi ? demanda le banquier avecsurprise.

– Pour vous, M. Brysgaloff, c’estdifférent, votre présence m’est indispensable.

– Je croyais…

– Moi aussi, je croyais, il y a uninstant, en avoir fini avec vous. Je me trompais.

Le notaire était parti. M. Brysgaloffsous les regards du juge, qui, tout en continuant sa lecture jetaitde temps à autre sur lui, un coup d’œil perçant, se sentait envahipar un étrange malaise. Le banquier dont les yeux légèrement bridésoffraient une expression d’astuce et d’hypocrisie, boutonnaitnerveusement ses gants, croisait et décroisait ses jambes, comme unhomme en proie à toutes les nervosités de l’impatience. À la fin iln’y tint plus.

– Monsieur le juge d’instruction, dit-ilavec un sourire obséquieux, si je dois demeurer longtemps dansvotre cabinet, voulez-vous me permettre de faire avertir monchauffeur, qu’il ne m’attende pas…

– Votre chauffeur est prévenu, répliquaM. Mauguin d’un ton très sec.

« Il est prévenu qu’on ne vous attendepas chez vous ce soir.

– Puis-je vous demander ?… balbutiale banquier qui devint livide.

– Pour la bonne raison que, trèsprobablement, vous coucherez ce soir au dépôt.

– Alors, c’est unearrestation ?…

Le juge ne répondit pas, mais il coupa lesficelles du petit paquet qu’on avait apporté avec l’enveloppe et ilen tira divers objets qu’il étala sur son bureau ; c’était ungros revolver rongé par la rouille, une balle de plomb, un vieuxgant noirci et déchiré et un petit flacon bouché à l’émeri quicontenait encore quelques gouttes d’un liquide brun.

– Vous comprenez maintenant, n’est-ce pasBrysgaloff ? dit M. Mauguin. Inutile de nier n’est-cepas ?

– Je proteste contre cette effroyableerreur ! balbutia le banquier avec effort. Je ne comprendspas !…

– Je vois qu’il faut vous mettre lespoints sur les i. Je sais maintenant comment vous avez assassinéM. Baudreuil. Je suis en mesure de vous donner les plusgrandes précisions.

Brysgaloff, la sueur de l’angoisse au front,n’avait même plus la force de protester, il écoutait atterré, lesmains agitées d’un tremblement nerveux.

– Vous vous donnez comme banquier, repritâprement le juge – qui, furieux de l’erreur qu’il avait commise,n’était peut-être pas fâché de faire passer sa mauvaise humeur surle vrai coupable – vous êtes en réalité ce qu’en argot de Bourse,on appelle un contre partiste.

« Vous appartenez à ce clan de financiersvéreux, qui, grâce à d’habiles démarcheurs, à des nuées deprospectus alléchants, se font confier des fonds par de petitsrentiers auxquels ils promettent d’énormes bénéfices, par des gainsà la Bourse. Le naïf capitaliste est loin de se douter que celuiqui joue contre lui, c’est celui-là même à qui il a confié sonargent et qui, ayant toute liberté d’opérer à sa guise, manœuvre aunom du déposant dans le sens où celui-ci a le plus de chances deperdre…

– Monsieur le juge d’instruction, s’écriaBrysgaloff, qui faisait d’incroyables efforts pour reprendre un peud’aplomb et de sang-froid, je vous jure que vous voustrompez !

« D’ailleurs, même si vous aviez raison,cela ne prouverait pas que je suis un assassin !

– Patience, nous y arrivons !

« M. Baudreuil, que vous aviezalléché au début par de petits gains, a perdu chez vous des sommesconsidérables. Vous ne vous donniez même plus la peine de jouer,vous gardiez son argent en lui adressant des bordereaux defantaisie. Un léger bénéfice, venait, de loin en loin, lui rendreespoir quand il commençait à se lasser.

« Finalement il était devenu prudent etne risquait plus que de faibles sommes, bien qu’il eût encore unegrande confiance en vous.

– C’était mon ami ! Je devaisépouser sa nièce.

– Dites que vous avez commencé àcourtiser la nièce quand vous avez vu que c’était le seul moyen demettre la main sur le million de l’oncle.

« Mais j’arrive au crime. Vous étiezdécidé à le commettre, au cas où Mlle Simonepersisterait dans son refus. Vous guettiez une occasion. La preuvec’est que vous n’alliez jamais à Châtenay que le soir à la nuitclose, dans une auto qui n’était pas la vôtre et que conduisait unchauffeur de louche réputation, Pommadin, dit La Cosse, repris dejustice dangereux que vous avez connu autrefois à la légionétrangère – car vous n’avez pas toujours été banquier – et qui,depuis le crime, auquel il n’a d’ailleurs pas participé, vousfaisait chanter.

Brysgaloff se taisait, la gorge serrée,incapable de protester.

– Ce soir-là, M. Baudreuil vousreçoit seul dans sa chambre, vous apprend le refus catégorique desa nièce et le départ de celle-ci.

« Furieux vous vous jetez sur levieillard qui tire, sans vous atteindre, un coup de revolver. C’estun combat à mort entre vous deux. Finalement vous avez le dessus etvous mettez le genou sur la poitrine du malheureux en le forçantd’avaler le contenu du flacon que voici sur mon bureau.

« Le meurtre commis, vous portez lecadavre sur le lit, vous trouvez le coffre-fort fermé d’un simpletour de clef. Vous vous emparez des valeurs qu’il contient.

– Ce n’est pas vrai ! balbutial’assassin.

– Taisez-vous, – j’ai en main la listedes valeurs, sur cette feuille heureusement retrouvée, et j’ai lenom des banquiers chez qui vous les avez négociées – et vous songezalors à faire disparaître toute trace du crime en faisant tomberles soupçons sur l’innocente Simone.

« Vous saviez qu’elle avait achetéquelques jours auparavant des produits photographiques, vous saviezqu’elle était sortie par la petite porte du jardin et que lavieille bonne Dorothée dormait depuis longtemps. Tout vousfavorisait.

– C’est faux ! hurla Brysgaloffdevenu subitement furieux. C’est un roman qui ne tient pasdebout ! Je prouverai…

– Veuillez me laisser parler, ditsévèrement M. Mauguin… en passant près du puits, vous y jetezle revolver, le flacon d’acide cyanhydrique et un de vos gants, etvous sortez par la petite porte, dont vous possédiez une fausseclef.

« Ce gant le voici, remarquez que lepouce est percé de plusieurs trous : maintenant, montrez-moile pouce de votre main droite.

– Je refuse ! Je ne comprends rien àtoute cette histoire.

– Allons, montrez votre pouce, au pointoù en sont les choses, inutile de nier.

La mine aussi terreuse, aussi décomposée qu’uncondamné avant la guillotine, Brysgaloff se déganta. Il portait aupouce plusieurs petites cicatrices, de blessures à peine guéries,qui correspondaient aux trous du vieux gant.

– Dans sa lutte désespérée,M. Baudreuil vous a mordu au pouce. Après cette preuveformelle, je crois que ce n’est pas la peine d’insister.

L’assassin ne répondit pas. M. Mauguin setourna vers le greffier qui avait assisté, impassible en apparence,à cette scène émouvante.

– Monsieur Bertin, lui dit-il,voulez-vous me remplir un mandat de dépôt.

Brysgaloff baissait la tête, accablé ; ileut pourtant un dernier sursaut de révolte, quand il vit entrer lesgardes qui allaient l’emmener.

– Vous étiez cependant bien convaincu dela culpabilité de la nièce ! s’écria-t-il, écumant derage.

– Je m’étais trompé, répondit gravementle magistrat, je le reconnais.

– Qui vous dit que vous ne vous trompezpas une seconde fois ?

– Je ne me trompe pas.

– Enfin, cette fille n’a pasexpliqué l’emploi de sa soirée ?

– Je sais maintenant comment elle l’aemployée. »

L’assassin cette fois ne répliqua rien, et,sur un signe du juge d’instruction, les gardes l’entraînèrent.

Une heure après, Simone reconnue innocente,grâce à la mystérieuse intervention de Todd Marvel, était mise enliberté.

Elle se jeta en pleurant dans les bras de sonfiancé, le brave Michel Poliveau, que le milliardaire avait eu ladélicate pensée d’amener. Tous deux montèrent en compagnie de leursauveur dans la luxueuse auto qui partit aussitôt dans la directionde Ville-d’Avray.

Chemin faisant, Todd Marvel ne put s’empêcherde demander à la jeune fille pourquoi elle s’était refusée siobstinément à donner l’emploi de sa soirée.

Simone rougissant et souriant à travers seslarmes, répondit après s’être fait quelque peu prier.

– Je puis l’avouer maintenant. J’ai passéune heure dans la pharmacie située près de la gare Montparnasse oùMichel est employé. Il était de garde, ce soir-là, tout seul. Notreconversation nous a menés, sans que nous nous en apercevions,jusqu’à l’heure du dernier train pour Ville-d’Avray.

– Pourquoi ne l’avoir pas dit ?

– J’avais une peur atroce de compromettremon fiancé. On m’accusait de m’être servie d’acide cyanhydriquepour tuer mon pauvre oncle. En sa qualité de pharmacien, onl’aurait immédiatement regardé comme complice.

– C’est exact, fit le jeune homme, etelle m’avait fait jurer de me taire, mais j’étais bien décidé à meprésenter aux assises et à dire toute la vérité.

– Je savais où vous aviez passé lasoirée, dit en souriant le milliardaire, et j’ai pris sur moi d’enaviser M. Mauguin, mais je ne savais pas quel noble mobilevous faisait agir. Toutes mes félicitations, mademoiselle.

Simone ne répondit qu’en jetant ses brasautour du cou de son cher Michel.

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