Vingtième épisode – UNE EXÉCUTION DANS LEMÉTRO
CHAPITRE PREMIER – LE « TRUC »DU MÉTRO
La Rolls Royce du milliardaire Todd Marvel,une magnifique 150 H. P., venait d’entrer dans Paris par la portede Saint-Cloud.
Trois personnes se trouvaient dans l’intérieurde la luxueuse voiture, Todd Marvel, le Canadien Floridor etl’inspecteur de la sûreté, Auguste Poutinard qui, le matin même,avait envoyé sa démission au Préfet de police pour entrer auservice du milliardaire.
À la hauteur du pont Mirabeau, le Canadien seretourna pour regarder par la vitre placée au fond de lavoiture.
– L’auto grise que je vous ai signalée,quand nous avons traversé Saint-Cloud, nous suit toujours,grommela-t-il d’un air mécontent.
– Es-tu bien sûr de ne pas tetromper ? demanda Todd Marvel.
– Il n’y a pas d’erreur possible, noussommes filés bien certainement, l’auto grise accélère sa vitessequand nous augmentons la nôtre, elle ralentit, quand nousralentissons, de façon à toujours garder sa distance.
– De plus, fit Auguste, après avoirregardé à son tour par le carreau, cette auto grise ressemble commedeux gouttes d’eau à celle qui a failli vous écraser sur la routede Ville-d’Avray.
– Ce misérable Klaus Kristian, murmura lemilliardaire avec une sourde irritation, est d’une audace et d’uneimpudence vraiment stupéfiantes. On dirait qu’il ne cherche mêmeplus à se cacher.
– Il nous brave, il nous défie, s’écriaFloridor, il joue son va-tout !
« Jamais, M. Todd, vous n’avez couruautant de dangers que depuis que nous sommes en France.
– Il ne réussira pas à m’intimider,déclara le milliardaire avec fermeté.
« Ses menaces, ses tentativesd’assassinat n’ont eu jusqu’ici pour résultat que de me fairecomprendre qu’il a un intérêt puissant à ce que l’enquête que jepoursuis n’aboutisse pas.
« A-t-il joué un rôle actif dans leterrible drame dont le souvenir a jeté sur toute ma vie son ombresanglante ? En a-t-il seulement connu les acteurs ?Est-il lui-même le détenteur des énormes sommes si mystérieusementdisparues ? C’est ce que je finirai bien par savoir.
– Si vous ne tombez pas sous les coupsdes bandits qui sont à sa solde ! répliqua Floridor avecvivacité. Voulez-vous me permettre de vous dire franchement mafaçon de penser ?
– Certainement, reprit le milliardaire ensouriant. Est-ce que tu n’as pas toujours eu ton franc parler avecmoi ?
– Je crois, moi, que vous jouez unepartie trop dangereuse et dont votre vie est l’enjeu. Je suis sûrque si vous renonciez à cette maudite enquête – qui, en cas desuccès, vous apprendra des choses, que vous auriez peut-êtrepréféré ne jamais savoir – Klaus Kristian disparaîtrait et vouslaisserait tranquille.
– Ce n’est nullement certain, mais,est-ce que par hasard tu aurais peur ?
– Oui, j’ai peur pour vous !
Todd Marvel eut un geste d’impatience.
– Comment ! s’écria-t-il d’une voixfrémissante, c’est toi qui me conseilles de pactiser lâchement avecdes misérables comme le docteur Klaus Kristian et sesbandits ?
– Et s’ils vous tuent ?
– Eh bien, ils me tueront, mais j’auraiaccompli, jusqu’au bout, ce que j’estime être mon devoir ! Jesais que je joue une partie périlleuse, et je me rends compte,après tout, que je n’ai pas le droit de t’exposer aux dangers queje cours.
« Laisse-moi continuer la lutte à moiseul… Je ne t’en voudrai pas pour cela. Retourne au Canada…
Le visage de Floridor s’était empourpré.
– Je n’aurais jamais cru, fit-ilrudement, que vous me feriez un pareil affront ! Ne suis-jepas tout à vous, corps et âme ? Je vous le disais à l’instant,si j’ai peur, c’est pour vous ! pour vous seul…
« Vous savez bien que je ferais lesacrifice de ma vie, pour sauver la vôtre, ou seulement pour êtresûr que vous êtes heureux…
Après le mouvement de colère qui l’avaitemporté, le pauvre Canadien avait les larmes aux yeux.
– Vraiment je n’aurais jamais cru cela devous, ajouta-t-il, vous voulez donc vous débarrasser demoi ?
Todd Marvel était violemment ému. Il pritaffectueusement dans ses mains, la main de Floridor.
– Mon cher ami, lui dit-il, pardonne-moi,mes paroles ont été au-delà de ma pensée.
« Je n’ai jamais douté de ton grand cœuret de ton dévouement. Je n’ai pas eu l’intention de blesser tonamour-propre… Je sais que tu m’es tout acquis…
« Si j’ai parlé comme je l’ai fait, c’estque vraiment, je le répète, je ne me reconnais pas le droit dedisposer – pour une affaire qui m’est toute personnelle – del’existence d’un brave homme comme toi.
« Tu ne m’en veux plusj’espère ?
– Non, répondit le Canadien avec un bonsourire, seulement ne parlez plus jamais de me renvoyer au Canada,au moins tant qu’il y aura du danger à courir.
– Eh bien c’est entendu, il ne sera plusjamais question de cela.
Et le milliardaire ajouta gaiement.
– Tant pis pour toi si tu t’obstines àsuivre ma mauvaise fortune.
Puis changeant brusquement de ton :
– J’ai vu ce matinMlle Simone, c’est une jeune fille véritablementhéroïque. Elle m’a affirmé qu’aucune menace ne l’empêcherait dedemeurer fidèle à notre cause…
– Oui, interrompit Auguste, mais jeparierais qu’elle n’a pu vous donner aucun renseignement sur lemystérieux correspondant, qui, au téléphone, a fait si grand-peur àM. Garsonnet !
– C’est exact, le vieillard se renfermedans un mutisme absolu.
« Je ne sais pas quelles menaces on a pului faire, mais il est tellement épouvanté qu’il a décidé dequitter sa maison de Ville-d’Avray et de se réfugier à Châtenay,dans la villa de M. Baudreuil, qui est maintenant devenue lapropriété de Simone.
« Celle-ci m’a d’ailleurs promis de metenir au courant de tout ce qu’elle pourrait apprendre qui pût nousintéresser.
– Je crois que vous pouvez compter surelle de façon absolue, murmura le Canadien. Le seul fait de vousavoir donné l’adresse de l’ancienne femme de chambre deMrs Alicia est la preuve d’un grand courage…
– Vous savez, interrompit Auguste, aprèsavoir regardé à la vitre, que l’auto grise nous suit toujours.
– Pourtant, dit Todd Marvel, il ne fautpas que nos ennemis sachent où nous nous rendons.
« Si nous quittions l’auto ?
– C’est une bonne idée, réponditAuguste ; en ma qualité d’ancien policier, je vais vousapprendre un petit truc – tout ce qu’il y a de plus simple – grâceauquel on peut « semer » les indiscrets qui se sont misen tête de nous prendre en filature.
– Comment vous y prendrez-vous ?
– Vous allez voir, c’est bête comme tout,seulement il fallait y penser. D’abord nous allons prendre lemétro. Où sommes-nous ?
– Avenue des Champs-Élysées.
– Dites à Peter David de nous déposer àla station du métro de la Concorde.
Floridor s’empara du cornet acoustique etdonna ses instructions au chauffeur.
Une minute après, la Rolls Royce stoppait àl’angle de la rue de Rivoli et de la place.
L’auto grise s’était engagée dans la rueRoyale et s’était arrêtée en face de l’entrée du ministère de lamarine.
Auguste en vit descendre deux personnagesvêtus de noir, d’une allure parfaitement correcte et qui, sans sepresser se dirigèrent, eux aussi vers la station du métro.
– Ils nous suivent à la piste, dit lepolicier, ils vont nous rejoindre, laissons-les faire, tout àl’heure, ils seront bien attrapés.
– Si j’étais sûr que ce soit KlausKristian lui-même qui nous file, murmura Todd Marvel, en cherchant,d’un geste instinctif, son browning dans la poche de côté de sonveston, je n’hésiterais pas à l’abattre comme une bête enragée. Ons’expliquerait ensuite au prochain commissariat.
Auguste sourit.
– Vous n’aurez pas cette peine, fit-il,les deux individus qui nous suivent ne répondent ni au signalementdu docteur, ni à celui de Dadd, pas davantage à celui de TobyGroggan. D’ailleurs les voici.
Deux gentlemen aux façons impeccables, auxrobustes épaules, venaient de s’approcher du guichet et demandaientdes premières. En passant près du milliardaire, ils ne levèrentmême pas les yeux.
– Ce sont sûrement des détectivesanglais, dit Auguste, des gens très forts ; vous avezremarqué, ils ont passé à côté de nous sans même faire mine de nousapercevoir.
Todd Marvel et ses amis descendirent sur lequai, où les deux gentlemen qui les avaient précédés de quelquesinstants, faisaient gravement les cent pas, si absorbés, enapparence, par leur conversation, qu’ils ne tournèrent même pas latête lorsque ceux qu’ils filaient vinrent s’arrêter à quelques pasd’eux.
Le train, à destination de la porte deVincennes, entrait en gare.
Les deux gentlemen s’installèrent sans sepresser dans un compartiment de première.
Todd Marvel et ses amis montèrent dans lecompartiment voisin, mais au moment où le convoi se mettait enmarche, tous trois sautèrent lestement sur le quai.
Un des détectives essaya de les imiter mais aumoment où il ouvrait la portière, Floridor la referma d’un coup depoing si brutal que l’homme eut un doigt écrasé.
Il laissa échapper un cri de douleur, maisdéjà le train avait disparu sous la voûte du tunnel. Toute cettescène n’avait duré que quelques secondes.
– Enfoncés, les agents du docteur !s’écria Auguste triomphalement. Maintenant dépêchons-nous, il n’y apas une minute à perdre.
Et il entraînait le milliardaire et Floridordu côté de la sortie.
– Mais, s’écria le Canadien, je supposeque maintenant que nous avons « semé » nos espions, rienne nous empêche plus de prendre le train suivant ?
– Jamais de la vie, répliqua lepolicier.
« Il ne faut pas être malin pour devinerque les deux détectives vont descendre à la station suivante, auxTuileries où ils attendraient que nous passions ; ils sontd’autant plus furieux que l’un d’eux a eu le doigt écrasé. Ça, cesont les petits bénéfices du métier.
« Pendant qu’ils se morfondront enguettant les voyageurs des trains et en essayant de nousreconnaître dans la foule, nous allons remonter en auto et filervers Saint-Mandé en quatrième vitesse.
– Le plan n’est pas mauvais, dit ToddMarvel, à condition que l’auto grise ne continue pas à noussuivre.
– C’est à voir, répliqua le policier,mais, regardez ! l’auto grise n’est plus là. Rien à craindrede ce côté.
Tous trois remontèrent dans la Rolls Royce,qui stationnait en face de la grille des Tuileries, et qui, filantpar les quais pour éviter les encombrements, se dirigea versSaint-Mandé avec la vitesse d’un météore.
– Vous avez eu là une heureuse idée,monsieur Auguste, dit Todd Marvel.
– Rien de génial, mon prince, réponditl’ex-cabotin, dans ce langage pittoresque dont il avait le secret,comme on dit chez nous, ça ne renverse pas les meubles, le truc dumétro, c’est vieux comme le Pont-Neuf, et c’est toujours bon, onn’a encore rien trouvé de mieux.
La Rolls Royce était sortie de Paris par laporte Dorée. Entre les massifs verdoyants du bois de Vincennes etla ligne des fortifications, apparaissaient de maigres jardinets,semés de baraques en planches et en carreaux de plâtre, couvertesen carton goudronné, ou en plaques de tôle rouillée.
– Nous serons arrivés dans cinq minutes,dit Auguste, quelles sont vos instructions ?
– J’entrerai seul, chezMme Huvon ; je crois que pour ce que j’ai àlui dire il vaut mieux qu’il n’y ait pas de témoins.
« Vous m’attendrez avec Floridor, et voussurveillerez les environs de façon à ce que je ne sois pasdérangé.
« Vous savez de quelle importance estpour moi cet entretien. La femme Huvon est peut-être la seulepersonne qui ait pris une part directe au drame que j’essaye dereconstituer, ou, elle y a assisté d’assez près pour que son aideme soit efficace.
L’auto qui venait de traverser dans un soufflede tempête les paisibles avenues de Saint-Mandé s’arrêta à l’entréedu bois.
Todd Marvel et ses deux gardes du corps endescendirent, non sans avoir jeté sur le paysage désert un regardprécautionneux.
Pendant que le milliardaire se dirigeaitlentement vers la maison de Justine Huvon, Auguste et Floridor lesuivirent à distance avec la ferme résolution de faire bonnegarde.