L’Amérique mystérieuse – Todd Marvel Détective Milliardaire – Tome II

CHAPITRE IV – AU PALAIS D’ALADIN

Deux gentlemen d’une tenue parfaitementcorrecte étaient assis à la terrasse d’un grand café du boulevardde la Madeleine. Un Brummel ou un Chevalier d’Orsay eussent trouvéleur mise irréprochable, sauf cependant sur un point : la tropgrande quantité de bijoux voyants qu’ils étalaient avec unecomplaisance évidente.

Ils avaient des bagues à tous les doigts,leurs boutons de manchettes étaient larges comme des dollars et ungros brillant ornait leur épingle de cravate. Il n’était pasjusqu’à la pomme de leur canne et leurs fume-cigares qui ne fussentenrichis de pierres précieuses. Tous deux étaient littéralementrutilants.

En dépit de cette splendeur, qui leur valaitla déférence des garçons et du gérant de l’établissement, ilsparaissaient assez mélancoliques.

Tout en sirotant à l’aide de longues pailles,un savoureux cocktail, ils échangeaient des réflexions assezpessimistes…

– Depuis que le docteur est mort, dit leplus âgé des deux, je n’ai plus de courage à rien.

– Moi non plus, mon vieux Toby, jedeviens neurasthénique. Je n’ai pas d’idée, je suis complètementdérouté.

– En perdant le docteur Klaus Kristian,nous avons tout perdu. Celui-là, c’était un homme !

– Mon cher Dadd, il ne faut pas selaisser aller au découragement. Somme toute notre situationpourrait être plus fâcheuse. Nous avons un portefeuille bien garni,de l’argent en banque…

– Tout ça m’est bien égal ! répliquaDadd avec amertume. Je t’assure que je regrette bien sincèrement letemps où je courais les grandes routes, vêtu de guenilles comme unsimple tramp, et où j’aidais le docteur à réaliser ses génialesconceptions.

« Maintenant, je n’ai plus de but dansl’existence…

– Sois sérieux, reprit Toby Grogan, avecfermeté. Le docteur est mort, c’est un grand malheur, mais nous n’ypouvons rien. Cela appartient déjà au passé. Il faut que noussongions à nous, que nous prenions une résolution !

– Bah ! murmura Dadd en haussant lesépaules, on a bien le temps.

– Je ne suis pas de ton avis. Tu telaisses vivre avec une insouciance magnifique. Tu oublies unechose, c’est que le docteur – c’était un homme de génie dont jerespecte la mémoire bien que je n’aie pas toujours eu à meféliciter de sa façon d’agir envers moi –, le docteur n’est plus làpour nous tirer d’affaire.

– Eh bien ?

– Il ne faut pas être sorcier pourdeviner que Todd Marvel, qui a de sérieuses raisons de nous envouloir, va tenter l’impossible pour nous faire arrêter.

– Je ne partage pas ta manière de voir,répliqua Dadd avec un sang-froid imperturbable.

« Je crois, au contraire, que maintenantTodd Marvel est débarrassé de son ennemi personnel, il va nouslaisser parfaitement tranquilles. Pour lui que sommes-nous ?Des comparses, des sous-ordres, pas autre chose. Je suis sûr qu’ilne pense déjà plus à nous. D’ailleurs, il se marie et…

Toby Groggan, d’ordinaire très pondéré, eut ungeste si brusque qu’il renversa le gobelet de cristal placé devantlui.

– Tu es stupide ! s’écria-t-il, tudevrais savoir par expérience, que Todd Marvel est un homme d’uneterrible ténacité. Il ne nous lâchera pas. Il aura notre peau,comme il a eu celle de ce pauvre docteur !…

– Où veux-tu en venir ? demandaPetit Dadd, agacé par cette insistance.

– À ceci tout simplement, déclara Tobyavec véhémence, c’est que nous ne sommes plus en sûreté à Paris, etque moi, je n’y reste pas. Je vais retourner en Amérique où l’on adû m’oublier et tu feras sagement de m’imiter !

– Tu as toujours été un froussard,grommela Dadd avec une nuance de mépris dans la voix. Et quandpars-tu ?

– Pas plus tard que demain matin. Hieraprès-midi, j’ai été retirer mon argent de la banque. J’ai pris àl’agence un billet pour le train transatlantique Paris-Cherbourg.Demain soir, je serai confortablement installé dans une cabine depremière et je voguerai vers New York.

– Tu es fou ! s’écria Dadd aveccolère. Va-t’en, si tu veux ! moi je reste !

– À ton aise, murmura Toby, horriblementvexé. Après tout, chacun est libre de faire ce qui lui plaît.

Après une discussion qui faillit dégénérer endispute, les deux bandits se séparèrent froidement. Tous deuxétaient furieux et s’accusaient réciproquement d’égoïsme etd’imprudence.

Lorsque Toby eut disparu à l’angle de la rueDuphot, Petit Dadd poussa un soupir de satisfaction.

– Quel poltron ! quel idiot !grommela-t-il. Je suis bien aise d’être débarrassé de lui. J’ai euvraiment du flair en ne le mettant pas au courant de mesprojets.

« Je n’ai pas la moindre envie de revoirl’Amérique. Je vais me faire naturaliser et je compte bien finirdans la peau d’un bon bourgeois français.

Petit Dadd eut un sourire plein de fatuité. Ilpaya le garçon auquel il laissa un royal pourboire, alluma uncigare et se dirigea sans se presser vers un grand restaurant dontle chef était célèbre par ses canards à la rouennaise, sescoquilles Saint-Jacques à la royale et ses homards à laDouglas.

Après avoir mangé de grand appétit un repasexquis, arrosé d’une bouteille de Beaune des hospices, Dadd prit untaxi et se fit conduire place Pigalle.

Il était neuf heures. Jusqu’au fond del’horizon, les façades flamboyantes des music-halls, des petitsthéâtres et de cabarets déployaient leurs gerbes de lumièrespolycolores, leurs gerbes de fleurs de feu comme dans un jardinenchanté.

– C’est tout de même un peu plus gai qu’àChicago, murmura Dadd avec un sourire satisfait.

Après avoir flâné pendant un long quartd’heure, le long des terrasses fleuries de jolies femmes en clairestoilettes de printemps, après avoir parcouru, en vrai badaud, lesaffiches bariolées des cinémas, il se décida à franchir le portiqueaux énormes arabesques d’or – d’un style hispano-arabe de hautefantaisie – d’un établissement qui s’intitulait pompeusement« le Palais d’Aladin ».

Dadd était honorablement connu dans le célèbredancing. Le portier aux moustaches importantes, dont le thoraxbombé était orné d’une double rangée de décorations, eut pour luiun sourire déférent. Le contrôleur, un véritable homme du monde, auplastron éblouissant et qui portait l’habit avec l’aisance d’undiplomate de carrière, l’honora d’une poignée de main, enfin leschasseurs, sanglés dans un invraisemblable uniforme orange etviolet, le saluèrent avec respect.

– Madame est-elle arrivée ? demandanégligemment Dadd à l’un de ces moutchachous qui répondait au nomde Bébert.

– Elle est à sa place habituelle, j’ai eugrand soin de lui garder sa table. Si Monsieur veut se donner lapeine d’entrer dans la salle.

Dadd mit une pièce blanche dans la main del’enfant et souleva la portière de velours vert, rutilante debroderies d’or qui séparait le grand hall du vestibule.

Sous les hautes voûtes, soutenues par descariatides, représentant les génies et les sultanes du conteoriental, une cohue affolée tourbillonnait dans une brumelumineuse, aux sons d’un jazz-band, mené par sept Noirs installésau fond de la salle sur une estrade recouverte d’un dais.

Tous les sept soufflaient dans leursinstruments avec une sorte de rage qui imprimait au shimmy desallures vertigineuses. Les couples en sueur tournaient etvirevoltaient avec une véritable frénésie.

– Ces gens sont fous, songea Petit Daddavec une sérénité philosophique.

Et il gagna prudemment les bas-côtés où depetites tables nichées dans un fouillis de verdure permettaient auxcouples de se restaurer et de se rafraîchir et aussi d’échangerleurs confidences loin des oreilles indiscrètes.

À une de ces tables, située un peu à l’écart,se tenait une dame assez corpulente, vêtue d’une élégante robe desoie bleue et d’un corsage à peine décolleté. En dépit d’uneopulente chevelure, d’un blond ardent, et d’un maquillage savant,la dame accusait la quarantaine bien sonnée.

– Chère amie, s’écria Dadd en s’inclinantavec respect pour baiser la main qu’on lui tendait. Je suis désoléde vous avoir fait attendre, vous me pardonnez ; je suistellement bousculé, surmené… J’espère au moins qu’il n’y a pas troplongtemps que vous êtes là ?

– J’arrive à l’instant, répondit la dameen baissant pudiquement sa voilette, mais je vous avoue que votreexactitude me fait grand plaisir. Je n’aime pas à me trouver seuledans un endroit comme celui-ci. Je vous l’ai dit très franchement,je ne suis pas une mondaine, moi, je suis une bonne bourgeoise, unpeu « pot-au-feu », comme nous disons en France. Je ne meplais que chez moi, dans mon intérieur, pourvu, toutefois qu’uneaffection sérieuse et sincère, crée autour de moi cette atmosphèrede tendresse, sans laquelle je ne saurais vivre.

« Je suis une sentimentale ; quevoulez-vous monsieur Dadd, j’ai besoin d’être aimée… C’est unefaiblesse de ma nature, je suis trop sensible, trop tendre et,comme je vous le disais, trop sentimentale.

Dadd avait arboré son monocle et subjuguait savictime d’un regard fascinateur.

– Vous pouvez dire, chère amie,répliqua-t-il avec le plus grand sang-froid, que vous avez unevraie chance, vous êtes née sous l’étoile du Bonheur. Nous étionsfaits pour nous rencontrer. Moi aussi, je suis un sentimental. Iln’y a pas un homme au monde, comme moi pour comprendre le cœurd’une femme. Vous entendez madame Bernadet, et je vous le prouveraiavant qu’il soit longtemps !

Mme Bernadet eut un chastesourire.

– Je ne demande pas mieux,balbutia-t-elle rougissante. Mais soyons pratiques. Vous tenezdécidément à ce mariage ?

– Si j’y tiens ? s’écria Petit Daddavec une conviction farouche.

– Oh ! je sais bien que pour lesquestions de sentiment, d’idéal, d’affection pure, il n’y aura pasde querelles entre nous. Mais voyons les réalités, je suisrelativement pauvre, je n’ai guère que cinquante mille francs derente… et vous un milliardaire !…

– Ne remuons pas ces vilaines questionsd’argent, déclara Petit Dadd avec une moue, je suis riche pourdeux ; l’argent, Dieu merci, n’a rien à voir dans les chosesdu sentiment !

Après cette noble déclaration, Dadd essaya deravir un baiser à sa vieille fiancée ; il croyait cetteformalité indispensable pour achever la conquête de l’opulenteveuve. À sa grande surprise, il fut vertement repoussé.

– Monsieur Dadd, lui ditMme Bernadet avec une dignité hautaine, je suispeut-être un peu bourgeoise, un peu vieille France, un peu vieuxjeu, si vous voulez, mais j’ai des principes dont je ne medépartirai pas, dussé-je vous paraître ridicule. Il y a certainesfamiliarités que je n’admettrai jamais, surtout dans un lieupublic.

– Allons chez vous, fit Daddnaïvement.

Mme Bernadet rougit et baissales yeux.

– Je vois qu’il faut que je fasse tout ceque vous voulez, soupira-t-elle. Mon auto est à la porte. Je vousemmène, je crois qu’il reste à l’office un chaud-froid de faisan,un peu de homard à l’américaine, une ou deux bouteilles dechampagne « pavillon américain ». Nous ferons ladînette…

Dadd jeta orgueilleusement sur la table unbillet de banque de cent francs, et ne prit pas la peine d’attendrequ’on lui rendît la monnaie.

Une minute après, il était installé aux côtésde sa fiancée, sur les coussins d’une confortable limousine.

– Au Palais, criaMme Bernadet dans le tube acoustique.

– Un palais ! s’écria Dadd avec unvéritable respect.

– Un palais, répliqua la veuve avec unesecrète ironie, le mot est excessif, l’architecture n’est pas mal,mais nous sommes plusieurs locataires. D’ailleurs, on y est trèsbien, pour réfléchir et pour travailler.

– On travaillera, murmura Dadd avec unevague inquiétude.

Le trajet s’accomplit avec une célérité quitenait du prodige. L’auto traversa la Seine, longea les quais, puiss’engouffra sous une haute voûte et stoppa au milieu d’une courd’aspect sinistre.

– Nous sommes arrivés, déclaraMme Bernadet, d’une voix rude et qui n’avait plusrien de féminin.

Elle descendit, Dadd l’imita, mais au momentoù il mettait pied à terre, le chauffeur qui lui aussi étaitdescendu lui mit la main sur l’épaule.

– Vous êtes bien le nommé Havelock Daddy,citoyen américain, surnommé Petit Dadd ?

Et sans attendre la réponse del’interpellé :

– Au nom de la loi je vous arrête.

– Où suis-je ? balbutia Daddéperdu.

– Dans la cour du Dépôt, répliqua laprétendue Mme Bernadet, qui, débarrassée de saperruque blonde et de son déguisement féminin, montrait la facehilare de l’ex-cabotin Auguste Poutinard.

Et comme Dadd se taisait, atterré.

– Ne vous faites pas de bile, ajoutaaimablement le policier, vous allez retrouver votre copain, lesieur Toby Groggan, qui a été pincé à son hôtel, il y a uneheure.

Dadd s’était écroulé comme une masse :des agents survinrent et l’entraînèrent dans l’intérieur du sombrebâtiment.

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