L’AVEUGLEMENT de José Saramago

Une autre vie, ou la même. Quand il se réveilla, le garçonnet louchon voulut aller aux cabinets, il avait la diarrhée, faible comme il était quelque chose lui avait mal réussi, mais on constata bientôt qu’il n’était pas possible d’entrer aux cabinets, la vieille de l’étage du dessous s’était visiblement servie de tous les cabinets de l’immeuble jusqu’au moment où ça n’avait plus été possible et ce fut un hasard extraordinaire qu’aucun des sept hier n’eût eu besoin de satisfaire aux urgences de son bas-ventre avant d’aller se coucher, autrement ils seraient déjà au courant. Maintenant tous ressentaient ces urgences et surtout le pauvre garçon qui ne pouvait plus se retenir, en fait, et quoiqu’il nous en coûte de le reconnaître, ces réalités peu ragoûtantes de la vie doivent aussi être prises en considération dans n’importe quel récit, avec la tripe au repos tout le monde a des idées et peut discuter, par exemple, de l’existence d’une relation directe entre yeux et sentiments, ou se demander si le sens de la responsabilité est la conséquence naturelle d’une bonne vue, mais quand les besoins naturels pressent cruellement, quand le corps ne peut plus se retenir tant la douleur et l’angoisse sont grandes, alors l’animal que nous sommes se manifeste dans toute sa présence. Le jardin, s’exclama la femme du médecin, et elle avait raison, s’il n’était pas si tôt nous y rencontrerions la voisine de l’étage du dessous, il est temps de cesser de la traiter de vieille, comme nous l’avons fait péjorativement, elle serait déjà là, disions-nous, accroupie, entourée de poules, pourquoi, celui qui a posé la question ne sait sûrement pas comment sont les poules. Tenant son ventre à deux mains, soutenu par la femme du médecin, le garçonnet louchon descendit l’escalier dans les affres, il avait réussi à se retenir jusqu’ici, le pauvre, ne lui en demandons pas plus, sur les dernières marches son sphincter avait renoncé à résister à la pression interne, vous pouvez imaginer avec quelles conséquences. Pendant ce temps, les cinq autres descendaient comme ils pouvaient l’escalier de secours, mot particulièrement approprié, et s’il leur restait encore quelque pudeur datant du temps où ils avaient vécu en quarantaine le moment était venu de la perdre. Éparpillés dans le potager, gémissant sous l’effort, souffrant d’un reste de vergogne inutile, ils firent ce qu’ils avaient à faire, de même que la femme du médecin, mais celle-ci pleurait en les regardant, elle pleurait pour eux tous qui ne peuvent même plus le faire, semble-t-il, son propre mari, le premier aveugle et sa femme, la jeune fille aux lunettes teintées, le vieillard au bandeau noir, ce garçonnet, elle les voyait accroupis dans l’herbe entre les tiges noueuses des choux avec les poules aux aguets, le chien des larmes était lui aussi descendu, cela en faisait encore un. Ils se torchèrent tant bien que mal, plutôt mal que bien, avec une poignée d’herbe, des fragments de brique, avec ce que le bras réussissait à attraper, le remède fut parfois pire que le mal. Ils remontèrent en silence l’escalier de secours, la voisine du premier ne sortit pas demander qui ils étaient, d’où ils venaient, où ils allaient, sans doute dormait-elle encore après la bonne digestion de son souper, et quand ils rentrèrent dans l’appartement ils ne surent pas de quoi parler tout d’abord, puis la jeune fille aux lunettes teintées dit qu’ils ne pouvaient pas rester dans cet état, il est vrai qu’il n’y avait pas d’eau pour se laver, dommage qu’il ne pleuve pas à torrents comme la veille, ils seraient de nouveau sortis dans le jardin, mais nus et sans honte, ils recevraient sur la tête et les épaules l’eau généreuse du ciel, ils la sentiraient couler sur leur dos et sur leur poitrine, le long de leurs jambes, ils pourraient la recueillir dans leurs mains enfin propres et dans cette tasse-là l’offrir à un assoiffé, peu importait qui, peut-être leurs lèvres effleureraient-elles la peau avant de découvrir l’eau, et leur soif étant grande elles iraient cueillir la dernière goutte au creux des paumes, réveillant peut-être ainsi une autre sécheresse. La jeune fille aux lunettes teintées, comme on a déjà pu l’observer, est la victime de son imagination, elle a de drôles d’idées tout de même dans une situation comme celle-ci, tragique, grotesque, désespérée. Malgré tout, elle ne manque pas d’un certain esprit pratique, la preuve c’est qu’elle alla ouvrir l’armoire dans sa chambre, puis celle dans la chambre de ses parents, elle en sortit des draps et des serviettes de toilette, Nettoyons-nous avec ça, dit-elle, c’est mieux que rien, et ce fut indéniablement une bonne idée, quand ils s’assirent pour manger ils se sentaient différents.

La femme du médecin attendit d’être à table pour exposer sa pensée, Le moment est venu de décider ce que nous ferons, je suis convaincue que tous sont devenus aveugles, en tout cas les personnes que j’ai vues jusqu’à présent se comportaient comme des aveugles, il n’y a pas d’eau, pas d’électricité, il n’y a aucune forme de ravitaillement, nous sommes dans le chaos, le vrai chaos c’est sûrement ça, Il doit bien y avoir un gouvernement, dit le premier aveugle, Je ne le crois pas, mais, au cas où il y en aurait un, ce sera un gouvernement d’aveugles qui veut gouverner des aveugles, c’est-à-dire un néant qui a la prétention d’organiser un néant, Alors il n’y a pas de futur, dit le vieillard au bandeau noir, Je ne sais pas s’il y a un futur, mais maintenant il faut essayer de savoir comment nous allons pouvoir vivre dans ce présent-ci, Sans futur, le présent ne sert à rien, c’est comme s’il n’existait pas, Il se peut qu’un jour l’humanité réussisse à vivre sans yeux, mais elle cessera alors d’être l’humanité, le résultat on le connaît, qui parmi nous se considère encore aussi humain qu’il croyait l’être avant, moi, par exemple, j’ai tué un homme, Tu as tué un homme, s’exclama le premier aveugle avec stupéfaction, Oui, l’homme qui commandait dans l’autre aile, je lui ai planté une paire de ciseaux dans la gorge, Tu as tué pour nous venger, pour venger les femmes il fallait que ce soit une femme, dit la jeune fille aux lunettes teintées, et la vengeance, quand elle est juste, est chose humaine, si la victime n’a pas un droit sur son bourreau, alors il n’y a pas de justice, Ni d’humanité, ajouta la femme du médecin, si nous restons tous ensemble nous réussirons peut-être à survivre, mais si nous nous séparons nous serons engloutis par la masse et anéantis, Tu as dit qu’il y a des groupes d’aveugles organisés, fit observer le médecin, cela signifie qu’on invente de nouvelles façons de vivre, nous ne serons pas forcément anéantis comme tu le prévois, Je ne sais pas à quel point ils sont vraiment organisés, je les vois juste errer à la recherche de nourriture et d’un endroit où dormir, rien de plus, Nous sommes retournés à la horde primitive, dit le vieillard au bandeau noir, avec la différence que nous ne sommes pas quelques milliers d’hommes et de femmes dans une nature immense et vierge, mais des milliers de millions dans un monde rétréci et épuisé, Et aveugle, ajouta la femme du médecin, quand il deviendra difficile de trouver de l’eau et de la nourriture ces groupes se désagrégeront certainement, chacun pensera que seul il survivra plus facilement car il n’aura pas à partager avec les autres, ce qu’il réussira à glaner lui appartiendra à lui et à personne d’autre, Les groupes qui existent ont sans doute des chefs, quelqu’un qui commande et organise, rappela le premier aveugle, Peut-être, mais en l’occurrence ceux qui commandent sont aussi aveugles que les commandés, Toi, tu n’es pas aveugle, dit la jeune fille aux lunettes teintées, c’est pour ça que tu commandes et organises, Je ne commande pas, j’organise ce que je peux, je suis simplement les yeux que vous n’avez plus, Une sorte de chef naturel, un roi avec des yeux sur une terre d’aveugles, dit le vieillard au bandeau noir, S’il en est ainsi, laissez-vous guider par mes yeux aussi longtemps qu’ils dureront, voilà pourquoi je propose qu’au lieu de nous disperser, elle ici dans sa maison, vous dans la vôtre, toi dans la tienne, nous continuions à vivre ensemble, Nous pouvons rester ici, dit la jeune fille aux lunettes teintées, Notre appartement est plus grand, À supposer qu’il ne soit pas occupé, rappela la femme du premier aveugle, Nous le saurons quand nous arriverons là-bas, et si c’est le cas nous reviendrons ici, ou nous irons voir votre appartement, ou le tien, dit-elle en s’adressant au vieillard au bandeau noir qui répondit, Je n’ai pas d’appartement, je vivais seul dans une chambre, Tu n’as pas de famille, demanda la jeune fille aux lunettes teintées, Non, aucune, Ni femme, ni enfants, ni frères et sœurs, Personne, Si mes parents ne reviennent pas, je serai aussi seule que toi, Je resterai avec toi, dit le garçonnet louchon, mais il n’ajouta pas, Si ma mère ne revient pas, il ne mit pas cette condition, comportement étrange, ou pas si étrange que ça, les jeunes se résignent facilement, ils ont toute la vie devant eux. Que décidez-vous, demanda la femme du médecin, Je reste avec vous, dit la jeune fille aux lunettes teintées, je te demanderai seulement de venir ici avec moi au moins une fois par semaine, au cas où mes parents seraient revenus, Tu laisseras les clés à la voisine d’en bas, C’est la seule solution, elle ne peut pas emporter plus qu’elle ne l’a déjà fait, Elle détruira, Après mon passage ici peut-être pas, Nous aussi nous restons avec vous, dit le premier aveugle, nous aimerions juste passer chez nous le plus tôt possible pour savoir ce qui est arrivé, Nous y passerons, bien entendu, Chez moi, ça ne vaut pas la peine, je vous ai dit ce qu’il en était, Mais tu viendras avec nous, Oui, à une condition, à première vue il peut sembler scandaleux de poser des conditions à une faveur qu’on veut vous faire, mais certains vieillards sont comme ça, ils compensent le temps qui leur est compté par un excès d’orgueil, Quelle est cette condition, demanda le médecin, Quand je deviendrai un fardeau insupportable, je vous demande de me le dire, et si vous décidez de vous taire par amitié ou par compassion j’espère avoir encore suffisamment de jugeote pour faire ce que je devrai faire, Et ça sera quoi, peut-on le savoir, demanda la jeune fille aux lunettes teintées, Me retirer, m’éloigner, disparaître, comme faisaient les éléphants avant, j’ai entendu dire que ces derniers temps ce n’était plus le cas car aucun ne parvenait jusqu’à un âge avancé, Tu n’es pas exactement un éléphant, Je ne suis pas non plus exactement un homme, Surtout si tu te mets à répondre comme un enfant, rétorqua la jeune fille aux lunettes teintées, et cette conversation n’alla pas plus loin.

Les sacs en plastique sont beaucoup plus légers qu’à leur arrivée, ça n’a rien d’étonnant, la voisine du premier étage en a eu aussi sa part, à deux reprises, d’abord hier soir et aujourd’hui elle reçut quelques denrées supplémentaires quand on lui confia les clés en lui demandant de les garder jusqu’à ce que ses propriétaires légitimes apparaissent, histoire de lui dorer la pilule, car on connaît son caractère, et cela sans parler du chien des larmes, car lui aussi a mangé, il faudrait avoir un cœur de pierre pour feindre l’indifférence devant ces yeux suppliants, et à propos, où s’est-il fourré, ce chien, il n’est pas dans l’appartement, il n’est pas sorti par la porte, il ne peut se trouver que dans le potager, la femme du médecin alla s’en assurer et en effet il était là, en train de dévorer une poule après une attaque si rapide que le volatile n’eut même pas le temps de donner l’alarme, mais si la vieille du premier étage avait eu des yeux ou avait compté ses poules, nul ne sait ce qu’elle aurait pu faire des clés dans sa rage. Entre la conscience d’avoir commis un délit et la perception que la créature humaine qu’il protégeait s’en allait, le chien des larmes ne douta qu’un seul instant, il se mit à fouir incontinent le sol meuble et avant que la vieille du premier étage ne sorte sur la plate-forme de l’escalier de secours pour flairer la source des bruits qui arrivaient jusqu’à elle la carcasse de la poule avait été enterrée, le crime maquillé, le remords renvoyé à plus tard. Le chien des larmes gravit l’escalier comme une flèche, frôla comme un souffle les jupes de la vieille qui ne s’aperçut même pas du danger qui venait de passer près d’elle, et il alla se placer à côté de la femme du médecin où il clama sa prouesse à la cantonade. En entendant de si féroces aboiements, la vieille du premier étage prit peur pour la sécurité de son garde-manger mais un peu tard, nous le savons, et elle cria en étirant le cou vers l’étage supérieur, Il faut absolument attacher ce chien, je n’ai pas envie qu’il me tue une poule, Soyez tranquille, répondit la femme du médecin, le chien n’a pas faim, il a déjà mangé, et puis nous partons à l’instant même, À l’instant même, répéta la vieille, et sa voix se brisa comme de regret, ou comme si elle voulait être comprise différemment, par exemple, Vous allez me laisser ici toute seule, pourtant elle ne prononça pas un mot de plus, seulement ce À l’instant même, qui ne demandait pas de réponse, les cœurs durs ont eux aussi leurs chagrins, celui de cette femme fut tel qu’après elle ne voulut pas ouvrir sa porte pour dire adieu aux ingrats à qui elle avait permis de passer librement chez elle. Elle les entendit descendre l’escalier, ils parlaient, se disaient, Attention, ne trébuche pas, Mets la main sur mon épaule, Cramponne-toi bien à la main courante, ce sont des mots de toujours mais maintenant ils sont plus courants dans ce monde d’aveugles, mais elle s’étonna d’entendre une femme dire, Il fait si noir ici que je ne vois rien, le fait que la cécité de cette femme ne fût pas blanche était déjà surprenant en soi, mais qu’elle ne pût pas voir parce qu’il faisait noir, qu’est-ce que tout ça pouvait bien signifier. Elle s’efforça de réfléchir, mais sa tête vide ne l’aida pas, et bientôt elle se dit, J’ai dû mal entendre, voilà tout. Dans la rue, la femme du médecin se souvint de ses propres paroles, elle devait faire plus attention à ce qu’elle disait, elle pouvait se mouvoir comme une personne qui a des yeux, Mais mon langage doit être celui d’un aveugle, pensa-t-elle.

Sur le trottoir, elle disposa ses compagnons sur deux rangs de trois, elle plaça son mari et la jeune fille aux lunettes teintées dans le premier rang avec le garçonnet louchon au milieu, dans le deuxième le vieillard au bandeau noir et le premier aveugle de part et d’autre de l’autre femme. Elle voulait les avoir tous près d’elle, pas dans l’habituelle et fragile file indienne, laquelle peut se rompre à tout moment, il suffirait de croiser en chemin un groupe plus nombreux ou plus brutal, et ce serait comme un paquebot en mer coupant en deux une felouque qui se serait mise devant lui, on connaît les conséquences de ce genre d’accident, naufrage, épave, noyés, appels au secours inutiles sur l’immensité de la mer, le paquebot poursuit sa route, il ne s’est même pas aperçu de l’abordage, c’est ce qui arriverait ici, un aveugle ici, un autre là, perdus dans les courants désordonnés des autres aveugles, comme les vagues de la mer qui ne s’arrêtent pas et ne savent pas où elles vont, et la femme du médecin ne saurait pas non plus qui elle devra secourir en premier, tendant la main à son mari, peut-être au garçonnet louchon, mais perdant la jeune fille aux lunettes teintées, les deux autres et le vieillard au bandeau noir, très loin, en route pour le cimetière des éléphants. Elle passe maintenant autour de chacun et aussi autour d’elle-même une corde faite de bandes d’étoffes tressées, confectionnée pendant que les autres dormaient, Ne vous accrochez pas à elle, dit-elle, tenez-la plutôt de toutes vos forces, ne la lâchez en aucun cas, quoi qu’il arrive. Ils ne devaient pas marcher trop près les uns des autres pour ne pas se cogner mutuellement, mais il fallait qu’ils sentent la proximité de leurs voisins, leur contact si possible, un seul parmi eux n’avait pas besoin de se soucier de ces nouvelles questions de tactique de progression sur le terrain et c’était le garçonnet louchon qui marchait au milieu, car il était protégé de toute part. Aucun de nos aveugles n’eut l’idée de demander comment les autres groupes se débrouillaient pour naviguer, s’ils marchaient attachés de cette même façon ou d’une autre, mais la réponse serait aisée, car d’après ce que l’on a pu observer, en général, sauf dans le cas de ceux où la cohésion est plus grande pour des raisons qui leur sont propres et que nous ignorons, les groupes perdent et acquièrent des adhérents tout au long de la journée, il y a toujours un aveugle pour se perdre et s’égarer, un autre pour être entraîné par la force de la gravité et traîner derrière, il sera peut-être accepté, peut-être repoussé, cela dépend de ce qu’il apporte avec lui. La vieille du premier étage ouvrit doucement la fenêtre, elle ne veut pas qu’on sache qu’elle a cette faiblesse sentimentale, mais aucun bruit ne monte de la rue, ils sont déjà partis, ils ont abandonné ce lieu où presque personne ne passe, la vieille devrait être contente, ainsi elle n’aura pas à partager avec autrui ses poules et ses lapins, elle devrait être contente mais elle ne l’est pas, deux larmes sourdent de ses yeux aveugles et pour la première fois elle se demanda si elle avait une raison quelconque de continuer à vivre. Elle ne trouva pas de réponse, les réponses ne viennent pas toujours quand elles le devraient, et il arrive même souvent que la seule réponse possible soit de rester simplement à les attendre.

Étant donné le chemin qu’ils ont pris, ils devraient passer à deux pâtés de maisons de l’immeuble où le vieillard au bandeau noir avait sa chambre d’homme seul, mais ils avaient décidé de poursuivre leur route, il n’y a pas de nourriture là-bas, le vieillard n’a pas besoin de vêtements, les livres il ne peut pas les lire. Les rues sont pleines d’aveugles en quête de nourriture. Ils entrent et sortent des magasins, ils entrent les mains vides et ressortent presque toujours les mains vides, puis ils discutent entre eux de la nécessité ou de l’avantage qu’il y aurait à abandonner ce quartier pour aller glaner dans d’autres endroits de la ville, mais le grand problème, les choses étant ce qu’elles sont, sans eau courante, sans énergie électrique, les bonbonnes de gaz étant vides et grand le danger à faire du feu dans les maisons, le gros problème c’est qu’il est impossible de faire la cuisine, cela à supposer qu’on sache où trouver du sel, de l’huile, des condiments au cas où on voudrait préparer des plats avec un vestige de saveur à l’ancienne. S’il y avait des légumes on se contenterait de les faire bouillir, de même pour la viande, en dehors des poules et des lapins habituels on utiliserait bien les chiens et les chats qui se laisseraient attraper, mais comme l’expérience est vraiment la maîtresse de la vie, même ces animaux, naguère domestiques, ont appris à se méfier des caresses, ils chassent maintenant en groupe et c’est en groupe qu’ils se défendent contre les chasseurs, et comme grâce à Dieu ils continuent à avoir des yeux, ils savent mieux comment fuir et comment attaquer en cas de besoin. Toutes ces circonstances et ces raisons ont poussé les gens à conclure que les meilleurs aliments pour les humains sont les conserves, non seulement parce que la plupart du temps elles sont déjà cuisinées, prêtes à être consommées, mais aussi à cause de la facilité de leur transport et de la commodité de leur utilisation. Il est vrai que sur toutes les boîtes de conserve, bouteilles et divers types d’emballage on mentionne la date à partir de laquelle leur consommation est déconseillée, et même dans certains cas dangereuse, mais la sagesse populaire n’a pas tardé à forger un dicton imparable, symétrique d’un autre dicton qui a cessé d’être employé, loin des yeux, loin du cœur, on disait à présent, loin des yeux, près de l’estomac, ce qui expliquait qu’on mangeât tant de cochonneries. À la tête de son groupe, la femme du médecin fait mentalement le calcul de ce qui leur reste à manger, ça suffira tout juste, et encore, pour un repas, sans compter le chien, mais il n’aura qu’à se débrouiller par ses propres moyens, ces mêmes moyens qui lui ont si bien servi à saisir la poule par le cou pour lui couper et la voix et la vie. Elle a chez elle, si elle a bonne mémoire et si personne n’est entré là, une quantité raisonnable de conserves, ce qu’il faut à un couple, mais il y a maintenant sept bouches à nourrir, les réserves dureront peu, même si on leur applique un régime de rationnement sévère. Demain ou un de ces jours prochains elle devra retourner à l’entrepôt souterrain du supermarché, elle devra décider si elle ira seule ou si elle demandera à son mari de l’accompagner, ou au premier aveugle, qui est plus jeune et plus leste, le choix est entre la collecte d’une plus grande quantité de nourriture et la rapidité de l’action, sans oublier les conditions de la retraite. Les détritus dans les rues, qui semblent avoir doublé depuis hier, les excréments humains, ceux d’avant à moitié liquéfiés par la pluie violente, pâteux ou diarrhéiques, ceux qui sont éliminés en ce moment même par des hommes et des femmes pendant que nous passons, saturent l’atmosphère de puanteur, comme un épais brouillard à travers lequel il est difficile d’avancer. Sur une place entourée d’arbres avec une statue au centre, une meute de chiens dévore un homme. Il avait dû mourir tout récemment, ses membres ne sont pas rigides, ça se remarque quand les chiens les secouent pour arracher aux os la chair qu’ils tiennent entre leurs crocs. Un corbeau sautille à la recherche d’une brèche par où s’approcher lui aussi de la provende. La femme du médecin détourna les yeux, mais trop tard, un vomissement monta irrésistiblement de ses entrailles, deux fois, trois fois, comme si son corps encore vivant était secoué par d’autres chiens, la meute du désespoir absolu, Je suis arrivée ici, ici je veux mourir. Son mari demanda, Qu’as-tu, unis par la corde les autres se rapprochèrent davantage, soudain effrayés, Que se passe-t-il, Tu as des ennuis de digestion, Quelque chose n’était pas frais, Moi je n’ai rien, Moi non plus. Tant mieux pour eux, ils entendaient seulement le remue-ménage des bêtes, un croassement soudain et insolite de corbeau, dans la mêlée un chien lui avait mordu une aile au passage, sans animosité, la femme du médecin dit, Je n’ai pas pu m’en empêcher, excusez-moi, il y a ici des chiens qui dévorent un autre chien, Ils dévorent notre chien, demanda le garçonnet louchon, Non, notre chien, comme tu dis, est vivant, il leur tourne autour mais il ne s’approche pas, Après la poule qu’il a mangée, il ne doit pas avoir très faim, dit le premier aveugle, Ça va mieux maintenant, demanda le médecin, Oui, poursuivons notre chemin, Et notre chien, demanda de nouveau le garçonnet louchon, Ce n’est pas notre chien, il nous a simplement accompagnés et il va sans doute rester avec ces chiens qu’il aura fréquentés avant, il a retrouvé des copains, J’ai envie de faire caca, Ici, Oui, ça presse, j’ai mal au ventre, geignit le gamin. Il se soulagea ici même, du mieux qu’il put, la femme du médecin vomit encore une fois mais pour des raisons différentes. Ils traversèrent ensuite une grande place et quand ils furent à l’ombre des arbres la femme du médecin regarda derrière elle. D’autres chiens étaient apparus et se disputaient les restes du corps. Le chien des larmes arrivait, truffe au ras du sol comme s’il suivait une piste, c’est une question d’habitude car cette fois un simple coup d’œil lui aurait suffi pour trouver celle qu’il cherche.

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