L’AVEUGLEMENT de José Saramago

Cette nuit-là il y eut de nouveau lecture et audition, c’était leur seule distraction, dommage que le médecin ne fût pas, par exemple, un violoniste amateur, quelles douces sérénades on eût pu alors entendre à ce cinquième étage, les voisins envieux eussent dit, Ces gens-là, ou bien mènent une vie de pacha, ou bien sont des inconscients qui croient fuir leur malheur en se moquant du malheur d’autrui. Maintenant il n’y a d’autre musique que celle des mots, et ceux-ci, surtout ceux qui figurent dans les livres, sont discrets, même si la curiosité poussait une personne de l’immeuble à écouter aux portes elle n’entendrait qu’un murmure solitaire, un long filet sonore qui pourrait se prolonger indéfiniment, car les livres du monde, si on les réunit tous, sont infinis, comme est infini, dit-on, l’univers. Quand la lecture prit fin, tard dans la nuit, le vieillard au bandeau noir dit, Voilà à quoi nous sommes réduits, à écouter lire, Je ne me plains pas, je pourrais rester comme ça éternellement, dit la jeune fille aux lunettes teintées, Moi non plus je ne me plains pas, je dis simplement que nous ne servons plus qu’à ça, à écouter l’histoire d’une humanité qui a existé avant nous, nous profitons du hasard qui fait qu’il y a encore ici des yeux lucides, les derniers qui restent, s’ils s’éteignent un jour, je ne veux même pas y penser, alors le fil qui nous relie à cette humanité-là se brisera, ce sera comme si nous nous éloignions les uns des autres dans l’espace, pour toujours, et ils deviendront aussi aveugles que nous, Tant que je le pourrai, dit la jeune fille aux lunettes teintées, je garderai l’espoir, l’espoir de retrouver mes parents, l’espoir que la mère de ce garçon revienne, Tu as oublié de parler de notre espoir à tous, Lequel, Celui de recouvrer la vue, Il y a des espoirs qui sont une folie, Eh bien moi je te dis que, sans ces espoirs-là, j’aurais déjà renoncé à la vie, Donne-moi un exemple, Recommencer à voir, Celui-là, nous le connaissons déjà, donne-m’en un autre, Je ne le donnerai pas, Pourquoi, Il ne t’intéresse pas, Et comment sais-tu qu’il ne m’intéresse pas, que crois-tu savoir de moi pour décider toi-même de ce qui m’intéresse et de ce qui ne m’intéresse pas, Ne te fâche pas, je n’ai pas voulu te blesser, Les hommes sont tous pareils, ils pensent qu’il leur suffit d’être nés d’un ventre de femme pour tout savoir des femmes, Je sais très peu de choses des femmes et de toi je ne sais rien, et quant à être un homme, du train où vont les choses, je suis maintenant un vieillard, un vieillard borgne, en plus d’être un vieillard aveugle, Tu n’as plus rien à dire contre toi, J’aurais bien plus à dire, tu n’imagines pas comme la liste des autorécriminations s’allonge au fur et à mesure que les années passent, Je suis jeune, pourtant je n’ai pas à me plaindre sur ce chapitre, Tu n’as encore rien fait qui soit vraiment répréhensible, Comment peux-tu le savoir, tu n’as jamais vécu avec moi, Oui, je n’ai jamais vécu avec toi, Pourquoi répètes-tu mes paroles sur ce ton, Quel ton, Le ton que tu as pris, J’ai seulement dit que je n’avais jamais vécu avec toi, Le ton, le ton, ne fais pas celui qui ne comprend pas, N’insiste pas, je t’en prie, Si, j’insiste, j’ai besoin de savoir, Revenons aux espoirs, Bon, revenons-y, L’autre exemple d’espoir que j’ai refusé de dire c’est ça, Ça quoi, La dernière autorécrimination de ma liste, Sois plus clair, s’il te plaît, je ne comprends rien aux charades, Le désir monstrueux que nous ne recouvrions pas la vue, Pourquoi, Pour continuer à vivre comme ça, Tu veux dire tous ensemble, ou bien toi avec moi, Ne m’oblige pas à répondre, Si tu étais juste un homme tu pourrais éluder la réponse, comme font tous les hommes, mais tu as dit toi-même que tu étais un vieillard, et un vieillard, si avoir vécu aussi longtemps a un sens, ne devrait pas tourner le dos à la réalité, réponds, Moi avec toi, Et pourquoi veux-tu vivre avec moi, Tu veux que je le dise devant tout le monde, Nous avons fait les uns devant les autres les choses les plus sales, les plus laides, les plus répugnantes, ce que tu as à me dire n’est sûrement pas pire, Eh bien si tu le veux, soit, parce que l’homme que je suis encore aime la femme que tu es, Ça t’a donc tant coûté de faire une déclaration d’amour, À mon âge, le ridicule fait peur, Tu n’as pas été ridicule, Oublions ça, je t’en supplie, Je n’ai pas l’intention d’oublier ni de te laisser oublier, C’est absurde, tu m’as obligé à parler, et maintenant, Et maintenant c’est mon tour, Ne dis rien que tu puisses regretter, rappelle-toi la liste noire, Si je suis sincère aujourd’hui, qu’importe que je doive le regretter demain, Tais-toi, Tu veux vivre avec moi et je veux vivre avec toi, Tu es folle, Nous vivrons désormais ensemble ici comme un couple et nous continuerons à vivre ensemble si nous devons nous séparer de nos amis, deux aveugles doivent pouvoir voir plus qu’un aveugle, C’est de la folie, tu n’es pas amoureuse de moi, Qu’est-ce que c’est que cette histoire d’être amoureuse, je n’ai jamais été amoureuse de personne, j’ai juste couché avec des hommes, Tu me donnes raison, Ce n’est pas vrai, Tu as parlé de sincérité, dis-moi donc s’il est vraiment vrai que tu m’aimes, Je t’aime assez pour vouloir être avec toi, et c’est la première fois que je dis ça à quelqu’un, Tu ne me dirais pas ça si tu m’avais rencontré avant, un homme âgé, à moitié chauve, avec des cheveux blancs, un bandeau sur un œil et une cataracte dans l’autre, La femme que j’étais avant ne l’aurait pas dit, je le reconnais, c’est la femme d’aujourd’hui qui l’a dit, Nous verrons alors ce que dira la femme que tu seras demain, Mets-moi à l’épreuve, Quelle idée, qui suis-je pour te mettre à l’épreuve, c’est la vie qui décide ces choses-là, Elle en a déjà décidé une.

Ils eurent cette conversation l’un devant l’autre, les yeux aveugles de l’un dans les yeux aveugles de l’autre, leurs visages enflammés et véhéments, et quand, parce que l’un d’eux avait énoncé ce que tous deux souhaitaient, ils acceptèrent l’idée que la vie avait décidé qu’ils vivraient désormais ensemble, la jeune fille aux lunettes teintées tendit les mains, non pas pour savoir où elle allait mais simplement pour les donner, elle rencontra les mains du vieillard au bandeau noir qui l’attira doucement à lui et ils restèrent assis ainsi ensemble, ce n’était pas la première fois, évidemment, mais maintenant les paroles d’acceptation avaient été prononcées. Aucun des autres ne fit de commentaires, aucun ne proféra de félicitations, aucun n’exprima de vœux de bonheur éternel, il est vrai que les temps ne sont pas aux festivités et aux illusions, et quand les décisions sont aussi graves que celle-ci semble l’être, il ne serait pas surprenant que quelqu’un eût même pensé qu’il faut être aveugle pour se comporter ainsi, et le silence est encore le meilleur applaudissement. La femme du médecin étendit dans le corridor des coussins ramassés sur les canapés en nombre suffisant pour improviser un lit confortable, puis elle y conduisit le garçon louchon en disant, À partir d’aujourd’hui tu dormiras ici. Quant à ce qui se passa au salon, tout semble indiquer que fut enfin éclaircie en cette première nuit l’histoire de la main mystérieuse qui lava le dos du vieillard au bandeau noir en ce matin où tant d’eaux coulèrent, toutes lustrales.

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