L’AVEUGLEMENT de José Saramago

Le récit de ces événements, chacun dans son genre, consterna et stupéfia leurs compagnons, mais il faut tout de même faire remarquer que la femme du médecin, peut-être parce que les mots lui manquaient, ne parvint pas à leur transmettre le sentiment d’horreur absolue qu’elle avait ressenti devant la porte du souterrain, ce rectangle de flammes pâles et vacillantes qui menait à l’escalier par où l’on arriverait dans l’autre monde. Les images aux yeux bandés ont impressionné fortement, bien que de façon différente, l’imagination de tous, et chez le premier aveugle et sa femme, par exemple, l’on observa un certain malaise, pour eux il s’agissait surtout d’un manque de respect impardonnable. Que tous les êtres humains fussent aveugles était une fatalité à laquelle ils ne pouvaient rien, personne n’est à l’abri de tels malheurs, mais bander les yeux des images saintes rien que pour cette raison leur semblait un outrage sans pardon possible, et pire encore s’il fut commis par le curé de l’église. Le commentaire du vieillard au bandeau noir fut assez différent, Je comprends le choc que ça t’aura causé, je songe à une galerie de musée où toutes les sculptures auraient les yeux bandés, non pas parce que le sculpteur n’a pas voulu dégrossir la pierre jusqu’à arriver à l’emplacement des yeux, mais bandés comme tu le dis, avec des linges noués, comme si une seule cécité ne suffisait pas, il est curieux qu’un bandeau comme le mien ne cause pas la même impression, parfois il donne même un air romantique à la personne, et il rit de ce qu’il avait dit et de lui-même. Quant à la jeune fille aux lunettes teintées, elle se contenta de déclarer qu’elle espérait ne pas devoir voir en rêve cette maudite galerie, car des cauchemars elle en avait déjà suffisamment comme ça. Ils mangèrent la mauvaise pitance qu’ils avaient rapportée, c’était la meilleure dont ils disposaient, la femme du médecin dit qu’il devenait de plus en plus difficile de trouver de la nourriture, qu’ils devraient peut-être quitter la ville et aller vivre à la campagne, là-bas au moins les aliments qu’ils trouveraient seraient plus sains, et il doit y avoir des chèvres et des vaches en liberté, nous pourrons les traire, nous aurons du lait, et il y a de l’eau dans les puits, nous pourrons cuire ce que nous voudrons, le tout est de trouver un bon endroit, chacun donna ensuite son opinion, les unes plus enthousiastes que d’autres, mais pour tous il était clair que nécessité avait force de loi, le garçonnet louchon, lui, exprima un contentement sans réticences, peut-être parce qu’il avait de bons souvenirs de vacances. Ils se couchèrent après avoir mangé, comme ils le faisaient depuis le temps de la quarantaine, l’expérience leur ayant enseigné qu’un corps couché supporte bien mieux la faim. Le soir ils ne mangèrent pas, sauf le garçonnet louchon qui reçut de quoi amuser ses mandibules et tromper son appétit, les autres s’assirent pour écouter lire le livre, l’esprit au moins ne pourra protester contre le manque de nourriture, l’ennui c’est que la faiblesse du corps distrayait parfois l’attention de l’esprit, et ce n’était pas faute d’intérêt intellectuel, pas du tout, mais parce que le cerveau glissait dans un demi-assoupissement, comme un animal qui s’apprête à hiberner, adieu monde, et donc il n’était pas rare que ces auditeurs-ci fermassent doucement les paupières, se mettant à suivre avec les yeux de l’âme les péripéties de l’intrigue, jusqu’au moment où une aventure plus énergique les tirait de leur torpeur, quand ce n’était pas tout bonnement le bruit du livre relié qui se fermait avec un claquement, la femme du médecin avait ce genre de délicatesse, pour ne pas donner à entendre qu’elle savait le rêveur endormi.

Le premier aveugle semblait être entré dans ce doux bercement, pourtant il n’en était rien. Il est vrai qu’il avait les yeux fermés et qu’il portait à la lecture une attention plus que vague, mais l’idée d’aller tous vivre à la campagne l’empêchait de s’endormir, cela lui semblait une erreur grave de tant s’éloigner de chez lui car pour sympathique que fût l’écrivain il convenait de le garder à l’œil et de se montrer de temps en temps. Le premier aveugle était donc tout à fait éveillé et, s’il en fallait une autre preuve, il y avait la blancheur offusquante de ses yeux que probablement seul le sommeil obscurcissait, mais on ne pouvait même pas être sûr de cela, dès lors que personne ne peut être à la fois endormi et éveillé. Le premier aveugle crut avoir enfin dissipé ce doute quand l’intérieur de ses paupières s’assombrit soudain, Je me suis endormi, pensa-t-il, mais non, il ne s’était pas endormi, il continuait à entendre la voix de la femme du médecin, le garçonnet louchon toussa, alors une grande peur s’empara de son âme, il crut être passé d’une cécité à une autre, et qu’après avoir vécu dans la cécité de la lumière il vivrait désormais dans la cécité des ténèbres, et il gémit d’effroi, Qu’as-tu, lui demanda sa femme, et il répondit stupidement sans ouvrir les yeux, Je suis aveugle, comme si c’était la nouvelle la plus nouvelle du monde, elle l’étreignit tendrement, Laisse, nous sommes tous aveugles, qu’y pouvons-nous, J’ai vu tout sombre, j’ai cru que je m’étais endormi, mais non, je suis éveillé, Tu devrais dormir, justement, ne plus penser à ça. Le conseil l’irrita, un homme était angoissé au plus haut point et tout ce que sa femme trouvait à lui dire c’était de dormir. Agacé, une repartie aigre au bord des lèvres, il ouvrit les yeux et vit. Il vit et cria, Je vois. Le premier cri fut un cri d’incrédulité, mais avec le deuxième, et le troisième, et tous les autres, l’évidence se confirma, Je vois, je vois, il étreignit sa femme comme un fou, puis il courut vers la femme du médecin et la serra aussi dans ses bras, c’était la première fois qu’il la voyait mais il savait que c’était elle, et le médecin, et la jeune fille aux lunettes teintées, et le vieillard au bandeau noir, avec lui pas de confusion possible, et le garçonnet louchon, sa femme le suivait pas à pas, refusant de le lâcher, et il interrompait ses embrassements pour l’embrasser elle aussi, maintenant il était revenu vers le médecin, Je vois, je vois, docteur, il ne le tutoya pas comme c’était devenu presque la règle dans cette communauté, explique qui pourra la raison de ce changement subit, et le médecin demandait, Vous voyez vraiment bien, aussi bien qu’avant, il n’y a pas de trace de blanc, Pas la moindre, j’ai même l’impression de voir mieux que je ne voyais, et c’est peu dire car je n’ai jamais porté de lunettes. Alors le médecin dit ce que tous pensaient, mais qu’ils n’osaient dire à haute voix, Il est possible que cette cécité soit arrivée à sa fin, il est possible que nous commencions tous à recouvrer la vue, à ces paroles la femme du médecin se mit à pleurer, elle devrait être contente et elle pleurait, les gens ont vraiment des réactions singulières, bien sûr qu’elle était contente, mon Dieu, c’est si facile à comprendre pourtant, elle pleurait parce que sa résistance mentale s’était brusquement épuisée, elle était comme un petit enfant qui vient de naître, c’était comme si ces pleurs étaient son premier vagissement encore inconscient. Le chien des larmes s’approcha d’elle, il sait toujours quand on a besoin de lui, la femme du médecin se cramponna à lui, non pas qu’elle ne continuât pas à aimer son mari, non pas qu’elle n’aimât pas beaucoup tous ceux qui étaient là, mais son impression de solitude fut si forte en cet instant, si intolérable, qu’il lui sembla qu’elle ne pourrait être adoucie que par l’étrange soif avec laquelle le chien buvait ses larmes.

La joie générale fut remplacée par la nervosité, Et maintenant qu’allons-nous faire, avait demandé la jeune fille aux lunettes teintées, après ce qui est arrivé je ne réussirai pas à dormir, Personne n’y réussira, je pense que nous devrions rester ici, dit le vieillard au bandeau noir, il s’interrompit comme pris de doute, puis déclara, À attendre. Ils attendirent. Les trois flammes de la lampe à huile éclairaient le cercle des visages. Au début ils avaient parlé avec animation, voulant savoir comment les choses s’étaient passées exactement, si le changement avait eu lieu seulement dans les yeux ou s’il avait senti aussi quelque chose dans le cerveau, puis, peu à peu, les paroles moururent, à un certain moment le premier aveugle dit à sa femme que le lendemain ils iraient chez eux, Mais je suis encore aveugle, répondit-elle, Ça ne fait rien, je te guiderai, seules les personnes qui se trouvaient là et qui par conséquent l’auront entendu de leurs propres oreilles purent sentir combien des paroles aussi simples renfermaient des sentiments aussi différents que la protection, l’orgueil et l’autorité. La deuxième personne à recouvrer la vue, la nuit était déjà bien avancée, les flammes de la lampe presque vide d’huile vacillaient, fut la jeune fille aux lunettes teintées. Elle avait gardé constamment les yeux ouverts, comme si la vue devait entrer par eux et non pas renaître de l’intérieur, et soudain elle dit, J’ai l’impression que je vois, mieux valait être prudent, tous les cas ne se ressemblent pas, on a même coutume de dire qu’il n’y a pas des cécités mais des aveugles, alors que l’expérience de ces derniers temps n’a fait que nous dire qu’il n’y a pas d’aveugles mais des cécités. Il y a déjà ici trois personnes qui voient, une de plus et ça sera la majorité, mais même si le bonheur de voir ne visitait pas les autres, la vie deviendrait pour eux beaucoup plus facile et ne serait plus l’agonie qu’elle a été jusqu’à aujourd’hui, il suffit de voir l’état dans lequel cette femme se trouve, elle est comme une corde qui s’est brisée, comme un ressort qui ne supporte plus l’effort auquel il a été continuellement soumis. Ce fut peut-être pour cette raison que la jeune fille aux lunettes teintées l’embrassa d’abord, alors le chien des larmes ne sut plus laquelle des deux secourir, car l’une pleurait autant que l’autre. La deuxième étreinte fut pour le vieillard au bandeau noir, nous connaîtrons maintenant la vraie valeur des mots, l’autre jour nous fûmes très émus par le dialogue dont sortit le bel engagement de ces deux êtres de vivre ensemble mais la situation a changé, la jeune fille aux lunettes teintées a devant elle un vieil homme que maintenant elle peut voir, fini les idéalisations nées de l’émotion, les fausses harmonies sur l’île déserte, les rides sont les rides, la calvitie est la calvitie, il n’y a pas de différence entre un bandeau noir et un œil aveugle, et c’est ce qu’il lui dit avec d’autres mots, Regarde-moi bien, je suis celui avec qui tu as dit vouloir vivre, et elle répondit, Je te connais, tu es celui avec qui je vis, finalement il est des mots qui valent plus qu’ils ne paraissent, et cette étreinte vaut autant que ces paroles. Le troisième à recouvrer la vue quand l’aube commençait à poindre fut le médecin, maintenant plus aucun doute n’était possible, c’était juste une question de temps pour que les autres la recouvrent. Après les effusions naturelles et prévisibles, dont il a été suffisamment fait mention précédemment, inutile de les répéter ici, même si elles concernent les personnages principaux de ce récit véridique, le médecin posa la question qu’on attendait depuis longtemps, Que se passe-t-il là-dehors, la réponse vint de l’immeuble même où ils se trouvaient, à l’étage du bas quelqu’un sortit sur le palier en criant, Je vois, je vois, à ce train-là le soleil se lèvera sur une ville en fête.

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