L’AVEUGLEMENT de José Saramago

Pour aller chez la jeune fille aux lunettes teintées, ils traversèrent une grande place où des groupes d’aveugles écoutaient discourir d’autres aveugles, à première vue ni les uns ni les autres ne semblaient aveugles, ceux qui parlaient tournaient la tête avec véhémence vers ceux qui écoutaient, ceux qui écoutaient tournaient la tête avec attention vers ceux qui parlaient. Là on proclamait la fin du monde, le salut par la pénitence, la vision du septième jour, l’avènement de l’ange, la collision cosmique, l’extinction du soleil, l’esprit de la tribu, la sève de la mandragore, le baume du tigre, la vertu du signe, la discipline du vent, le parfum de la lune, la revendication des ténèbres, le pouvoir des exorcismes, la marque du talon, la crucifixion de la rose, la pureté de la lymphe, le sang du chat noir, l’engourdissement de l’ombre, la révolte des marées, la logique de l’anthropophagie, la castration sans douleur, le tatouage divin, la cécité volontaire, la pensée convexe, concave, plane, verticale, inclinée, concentrée, dispersée, sauvage, l’ablation des cordes vocales, la mort de la parole, Ici personne ne parle d’organisation, dit la femme du médecin à son mari, Peut-être qu’on en parle sur une autre place, répondit-il. Ils continuèrent leur chemin. Un peu plus loin, la femme du médecin dit, Il y a plus de morts dans les rues que d’habitude, Notre résistance est à bout, le temps s’achève, l’eau s’épuise, les maladies se multiplient, la nourriture devient du poison, tu l’as dit toi-même tout à l’heure, rappela le médecin, Peut-être que mes parents sont parmi ces morts, dit la jeune fille aux lunettes teintées, et je passe à côté d’eux sans les voir, C’est une vieille habitude de l’humanité que de passer à côté des morts sans les voir, dit la femme du médecin.

La rue où la jeune fille aux lunettes teintées avait habité avait l’air encore plus abandonnée. Le corps d’une femme se trouvait à la porte de l’immeuble. Morte, à demi dévorée par les animaux vagabonds, heureusement que le chien des larmes n’a pas voulu venir, il aurait fallu le dissuader de planter ses crocs dans cette carcasse. C’est la voisine du premier étage, dit la femme du médecin, Qui, où, demanda son mari, Ici même, la voisine du premier, l’odeur se sent, Pauvre créature, dit la jeune fille aux lunettes teintées, pourquoi est-elle allée dans la rue, elle qui ne sortait jamais, Elle se sera peut-être rendu compte que la mort venait, elle n’aura peut-être pas supporté l’idée de rester seule chez elle, à pourrir, dit le médecin, Et maintenant nous ne pourrons pas entrer, je n’ai pas les clés, Peut-être que tes parents sont revenus, qu’ils t’attendent à la maison, dit le médecin, Je ne le crois pas, Tu as raison de ne pas le croire, dit la femme du médecin, les clés sont ici. Au creux de la main morte, à demi ouverte, reposant sur le sol, des clés brillantes et lumineuses apparaissaient, Ce sont peut-être les siennes, dit la jeune fille aux lunettes teintées, Je ne crois pas, elle n’avait aucune raison d’apporter ses propres clés là où elle pensait qu’elle allait mourir, Mais je n’aurais pas pu les voir puisque je suis aveugle, si son idée était de me les rendre pour que je puisse entrer chez moi, Nous ne savons pas quelles furent ses pensées quand elle décida de prendre les clés avec elle, elle aura peut-être imaginé qu’un jour tu recouvrerais la vue, elle aura peut-être soupçonné qu’il y avait quelque chose de trop peu naturel, de trop aisé, dans la façon dont nous nous mouvions quand nous étions ici, elle m’aura peut-être entendue dire que l’escalier était sombre, qu’on y voyait à peine, que j’y voyais à peine, ou alors il n’y a rien eu de tout cela, mais du délire, de la démence, comme si, ayant perdu la raison, elle avait eu l’idée fixe de te donner les clés, tout ce que nous savons c’est que sa vie s’est achevée quand elle a mis le pied hors de l’immeuble. La femme du médecin prit les clés, les remit à la jeune fille aux lunettes teintées et demanda, Et maintenant, que faisons-nous, nous la laissons ici, Nous ne pouvons pas l’enterrer dans la rue, nous n’avons rien pour soulever les pavés, dit le médecin, Il y a le potager, Il faudra la monter jusqu’au deuxième étage et la redescendre ensuite par l’escalier de secours, C’est la seule façon, Aurons-nous assez de force pour ça, demanda la jeune fille aux lunettes teintées, La question n’est pas de savoir si nous aurons assez de force ou non, mais de savoir si nous allons accepter de laisser cette femme ici, Non, dit le médecin, Alors la force on la trouvera. Et, effectivement, ils trouvèrent la force, mais ils eurent un mal fou à transporter le cadavre dans l’escalier, non à cause de son poids, minime de naissance, et encore moindre maintenant, après avoir été mis à profit par les chiens et par les chats, mais parce que le corps était complètement raide, il était difficile de lui faire prendre les tournants dans l’escalier étroit, et bien que l’ascension fut courte ils durent reprendre haleine à quatre reprises. Ni le bruit, ni les voix, ni l’odeur de décomposition ne firent sortir sur les paliers les autres habitants de l’immeuble, C’est bien ce que je pensais, mes parents ne sont pas ici, dit la jeune fille aux lunettes teintées. Quand ils atteignirent enfin la porte, ils étaient épuisés, et ils devaient encore traverser l’appartement pour arriver à l’arrière et descendre l’escalier de secours, mais là, grâce à l’aide des saints, car quand il s’agit de descendre tous viennent prêter main forte, le fardeau fut plus facile à transporter, les tournants plus aisés à prendre puisque l’escalier était à ciel ouvert, il fallut juste faire attention à ne pas laisser tomber le corps de la pauvre créature, la dégringolade lui aurait disloqué tous les os, sans parler des douleurs, qui sont bien plus mauvaises après la mort.

Le potager était comme une forêt inexplorée, les dernières pluies avaient fait abondamment pousser l’herbe et les plantes sauvages semées par le vent, les lapins qui bondissaient dans le jardin ne manqueraient pas de fourrage frais, les poules, elles, se débrouillent même en régime sec. Ils étaient assis par terre, haletants, fourbus par l’effort, à côté le cadavre se reposait comme eux, protégé par la femme du médecin qui chassait les poules et les lapins, ces derniers simplement curieux, le nez tout frémissant, les premières, bec en baïonnette, prêtes à tout. La femme du médecin dit, Avant de sortir dans la rue, elle a pensé à ouvrir la porte des clapiers, elle ne voulait pas que les lapins meurent de faim, Ce qui est difficile, ce n’est pas de vivre avec les gens, dit le médecin, c’est de les comprendre. La jeune fille aux lunettes teintées se nettoyait les mains avec une poignée d’herbe, c’était sa faute, elle avait attrapé le cadavre par où elle n’aurait pas dû, voilà ce que c’est que de ne pas avoir d’yeux. Le médecin dit, Il nous faudrait une pioche, ou une bêche, on peut observer ici que le seul authentique éternel retour est celui des mots, ces mêmes mots reviennent, prononcés pour les mêmes raisons, d’abord pour l’homme qui vola l’automobile, maintenant pour la vieille qui rendit les clés, une fois tous deux enterrés on ne remarquera pas la différence, sauf si une mémoire en a gardé la trace. La femme du médecin était montée dans l’appartement de la jeune fille aux lunettes teintées pour y chercher un drap propre, elle dut choisir entre les moins sales, quand elle redescendit c’était la fête des poules, les lapins, eux, se contentaient de ruminer l’herbe fraîche. Une fois le cadavre couvert et enveloppé, la femme se mit en quête d’une bêche ou d’une pioche. Elle trouva les deux dans une cabane où il y avait d’autres outils. Je vais m’occuper de ça, dit-elle, la terre est humide, facile à creuser, reposez-vous donc. Elle choisit un endroit où il n’y avait pas de racines, de ces racines qu’il faut couper à coups de pioche successifs, et n’allez pas croire qu’il s’agit là d’une tâche facile, les racines sont rusées, elles profitent habilement de la mollesse de la terre pour esquiver les coups et amortir l’effet mortifère de la guillotine. Ni la femme du médecin, ni son mari, ni la jeune fille aux lunettes teintées, elle parce qu’elle était absorbée par son travail, eux parce que leurs yeux ne leur servaient à rien, ne se rendirent compte que des aveugles étaient apparus sur les balcons avoisinants, pas très nombreux, pas sur tous, attirés sans doute par le bruit de la pioche, même quand la terre est molle c’est inévitable, sans compter qu’il y a toujours une petite pierre cachée qui réagit bruyamment au coup. C’étaient des hommes et des femmes qui avaient une fluidité de spectres, on eût dit des fantômes assistant à un enterrement par curiosité, juste pour se remémorer ce que ç’avait été dans leur cas. La femme du médecin les aperçut enfin quand, la fosse creusée, elle redressa ses reins endoloris et porta son avant-bras à son front pour en essuyer la sueur. Alors, mue par une impulsion irrésistible, seins réfléchir, elle cria à ces aveugles et à tous les aveugles du monde, Elle resurgira, remarquez bien qu’elle ne dit pas, Elle ressuscitera, le jeu n’en valait pas la chandelle, même si le dictionnaire affirme, promet ou insinue qu’il s’agit là de synonymes exacts et parfaits. Les aveugles prirent peur et rentrèrent dans les appartements, ils ne comprenaient pas pourquoi ce mot avait été prononcé, sans compter qu’ils ne devaient pas être prêts pour une pareille révélation, on voyait bien qu’ils ne fréquentaient pas la place des proclamations magiques à la liste desquelles, pour qu’elle fût complète, il fallait juste ajouter la tête de la mante religieuse et le suicide du scorpion. Le médecin demanda, Pourquoi as-tu dit, elle resurgira, à qui parlais-tu, À des aveugles sortis sur les balcons, ils m’ont fait peur et je leur ai sûrement fait peur, Mais pourquoi ce mot, Je ne sais pas, il m’est venu à l’esprit et je l’ai dit, Il ne te reste plus qu’à aller prêcher sur la place où nous sommes passés, Oui, un sermon sur la dent du lapin et le bec de la poule, venez m’aider maintenant, par ici, c’est ça, prends-la par les pieds, je vais la soulever de ce côté, attention, ne glisse pas dans la fosse, c’est ça, comme ça, descends-la tout doucement, encore plus, encore plus, j’ai creusé une fosse profonde à cause des poules, quand elles se mettent à gratter on ne sait jamais jusqu’où elles vont arriver, ça y est, c’est bon. Elle se servit de la bêche pour remplir la fosse, elle tassa bien la terre, elle arrangea le monticule qui subsiste toujours quand la terre est retournée à la terre, comme si elle n’avait fait que ça toute sa vie. Enfin, elle arracha une branche au rosier qui poussait dans un coin du potager et elle la planta dans le rectangle de terre tassée, du côté de la tête. Elle resurgira, dit la jeune fille aux lunettes teintées d’un ton interrogateur, Pas elle, répondit la femme du médecin, c’est plutôt les vivants qui devraient resurgir d’eux-mêmes mais ils ne le font pas, Nous sommes déjà à demi morts, dit le médecin, Nous sommes encore à demi vivants, répondit sa femme. Elle alla ranger la bêche et la pioche dans la cabane, jeta un coup d’œil sur le jardin pour s’assurer que tout était en ordre, Quel ordre, se demanda-t-elle à elle-même, et elle se donna la réponse à elle-même, L’ordre qui veut que les morts soient à leur place de morts et les vivants à leur place de vivants, pendant que les poules et les lapins nourrissent les uns et se nourrissent des autres, J’aimerais laisser un signe à mes parents, dit la jeune fille aux lunettes teintées, juste pour qu’ils sachent que je suis en vie, Je ne veux pas t’enlever tes illusions, dit le médecin, mais il faudrait d’abord qu’ils retrouvent la maison et c’est peu probable, dis-toi bien que nous n’aurions jamais réussi à venir ici si nous n’avions pas eu quelqu’un pour nous guider, Vous avez raison, et je ne sais même pas s’ils sont encore vivants, mais si je ne leur laisse pas un signe, n’importe lequel, j’aurai l’impression de les avoir abandonnés, Que sera ce signe, demanda la femme du médecin, Quelque chose qu’ils puissent reconnaître au toucher, dit la jeune fille aux lunettes teintées, l’ennui c’est que je ne porte plus rien sur moi qui appartienne au temps passé. La femme du médecin la regardait, elle était assise sur la première marche de l’escalier de secours, les mains abandonnées sur les genoux, une expression d’angoisse sur le visage, les cheveux épars sur les épaules, Je sais, moi, quel signe tu vas leur laisser, dit-elle. Elle monta rapidement l’escalier, pénétra de nouveau dans l’appartement et revint avec des ciseaux et un bout de ficelle, Quelle est ton idée, demanda avec inquiétude la jeune fille aux lunettes teintées en entendant le crissement des ciseaux qui coupaient ses cheveux, Si tes parents reviennent, ils trouveront une mèche de cheveux suspendue au bouton de la porte, de qui pourrait-elle être sinon de leur fille, demanda la femme du médecin, Tu me donnes envie de pleurer, dit la jeune fille aux lunettes teintées, et sitôt dit sitôt fait, la tête posée sur ses bras croisés sur ses genoux elle donna libre cours à son chagrin, à ses regrets, à l’émotion née du geste de la femme du médecin, puis sans savoir quels chemins l’avaient menée là elle comprit qu’elle pleurait aussi à cause de la vieille du premier étage, la mangeuse de viande crue, la sorcière horrible qui lui avait restitué de sa main morte les clés de son appartement. Alors la femme du médecin dit, Quelle époque, l’ordre des choses est inversé, un symbole qui presque toujours fut symbole de mort devient symbole de vie, Il y a des mains qui sont capables de ces prodiges et d’autres plus grands encore, dit le médecin, Nécessité fait loi, mon cher, dit sa femme, et maintenant assez philosophé et fini les thaumaturgies, donnons-nous la main et allons vers la vie. La jeune fille aux lunettes teintées suspendit elle-même la mèche de cheveux au bouton de la porte, Tu crois que mes parents la trouveront, demanda-t-elle, Le bouton de la porte est la main tendue d’une demeure, répondit la femme du médecin, et sur cette phrase à effet, comme on dirait, ils tinrent la visite pour terminée.

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