L’AVEUGLEMENT de José Saramago

Le salon ressemble à tous les salons, il y a une table basse au milieu, entourée de canapés en nombre suffisant pour tous, le médecin et sa femme s’assoient sur celui-ci, avec le vieillard au bandeau noir, sur celui-là la jeune fille aux lunettes teintées et le garçonnet louchon, sur cet autre-là la femme du premier aveugle et le premier aveugle. Ils sont épuisés. Le garçonnet s’endormit immédiatement, la tête sur les genoux de la jeune fille aux lunettes teintées, il avait complètement oublié la lampe à huile. Une heure se passa ainsi, une heure de bonheur, sous la lumière très douce les visages sales étaient comme lavés, les yeux de ceux qui ne dormaient pas brillaient, le premier aveugle chercha la main de sa femme et la serra, montrant par ce geste combien le repos du corps contribue à l’harmonie des esprits. La femme du médecin dit alors, D’ici peu nous mangerons quelque chose, mais auparavant il serait bon que nous nous mettions d’accord sur la façon dont nous allons vivre ici, rassurez-vous, je ne répéterai pas le discours du haut-parleur, il y a suffisamment de place pour dormir, les deux chambres à coucher seront pour les couples, les autres peuvent dormir ici au salon, chacun sur un canapé, demain j’irai chercher de la nourriture, celle que nous avons est sur le point de s’achever, il serait utile que l’un de vous vienne avec moi pour m’aider à porter les sacs et aussi pour que vous commenciez à apprendre les chemins qui mènent ici et à reconnaître les coins de rue, un jour ou l’autre je peux tomber malade, ou devenir aveugle, je m’attends sans cesse à ce que ça m’arrive, dans ce cas je devrai apprendre de vous tous, encore une question, sur le balcon il y a un seau pour y faire ses besoins, je sais que ce n’est pas agréable de sortir, avec la pluie qui est tombée et le froid qu’il fait, mais c’est quand même mieux que d’avoir un appartement qui pue, n’oublions pas ce qu’a été notre vie pendant notre internement, nous avons descendu tous les degrés de l’indignité, tous autant que nous sommes, jusqu’à atteindre l’abjection, cela pourrait nous arriver ici aussi, bien que de manière différente, là-bas nous avions l’excuse de l’abjection des gens à l’extérieur, maintenant nous n’avons plus d’excuse, nous sommes tous égaux devant le mal et le bien, je vous en supplie, ne me demandez pas ce qu’est le bien et ce qu’est le mal, nous le savions chaque fois que nous avons dû agir quand la cécité était une exception, les notions de juste et d’erroné sont simplement une façon différente de comprendre notre relation à l’autre, pas celle que nous entretenons avec nous-mêmes et à laquelle nous ne pouvons nous fier, excusez cette harangue moralisatrice, mais vous ne savez pas, vous ne pouvez pas savoir ce que c’est que d’avoir des yeux dans un monde d’aveugles, je ne suis pas une reine, non, je suis simplement une femme née pour voir l’horreur, vous, vous sentez l’horreur, moi je la sens et je la vois, et maintenant assez disserté, allons manger. Personne ne posa de questions, le médecin se borna à dire, Si un jour j’ai de nouveau mes yeux, je regarderai vraiment les yeux des autres, comme si je voyais leur âme, L’âme, demanda le vieillard au bandeau noir, Ou l’esprit, peu importe le terme, alors, de façon inattendue si on considère qu’elle n’a pas fait de longues études, la jeune fille aux lunettes teintées dit, Il y a en chacun de nous une chose qui n’a pas de nom, et cette chose est ce que nous sommes.

La femme du médecin avait posé sur la table une partie de la maigre nourriture qui restait, puis elle les aida à s’asseoir et dit, Mastiquez lentement, ça aide à tromper l’estomac. Le chien des larmes ne vint pas demander sa part, il était habitué à jeûner, d’ailleurs il avait sans doute pensé qu’après le festin du matin il n’avait pas le droit de retirer la moindre parcelle de nourriture de la bouche de la femme qui avait pleuré, les autres ne semblent pas avoir beaucoup d’importance pour lui. Au milieu de la table, la lampe à trois becs attendait que la femme du médecin donnât l’explication promise, qui vint quand ils eurent fini de manger, Donne-moi tes mains, dit-elle au garçonnet louchon, puis elle les guida lentement tout en disant, Ça c’est la base, elle est ronde, comme tu vois, et ça c’est la colonne qui soutient la partie supérieure, le réservoir d’huile, ici, fais attention à ne pas te brûler, il y a les becs, un, deux, trois becs, c’est de là que sortent les mèches, des petites bandes de tissu qui sucent l’huile à l’intérieur, on en approche une allumette et elles continuent à brûler jus-qu’à ce qu’il n’y ait plus d’huile, elles donnent une lumière faible mais ça suffit pour y voir, Je ne vois pas, Un jour tu verras, ce jour-là je te ferai cadeau de la lampe à huile, De quelle couleur est-elle, Tu n’as jamais vu d’objet en laiton, Je ne sais pas, je ne me souviens pas, c’est quoi le laiton, Le laiton est jaune, Ah. Le garçonnet louchon réfléchit un instant, Maintenant il va réclamer sa mère, pensa la femme du médecin, mais elle se trompait, le gamin dit simplement qu’il voulait de l’eau, il avait très soif, Tu devras attendre jusqu’à demain, nous n’avons pas d’eau dans l’appartement, au même instant elle se souvint qu’il y avait encore de l’eau, cinq litres ou plus d’eau précieuse, le contenu intact du réservoir de la chasse d’eau, cette eau ne pouvait être pire que celle qu’ils avaient bue pendant la quarantaine. Aveugle dans l’obscurité, elle alla dans la salle de bains, souleva à tâtons le couvercle du réservoir, elle ne pouvait voir s’il y avait vraiment de l’eau, mais ses doigts lui disaient que oui, elle chercha un verre, le plongea, le remplit soigneusement, la civilisation était retournée aux fontaines primitives dans lesquelles pour les remplir il faut plonger les récipients. Quand elle rentra dans le salon, ils étaient tous assis à leur place. La lampe éclairait les visages tournés vers elle, c’était comme si elle leur disait, Je suis ici, regardez-moi, profitez-en, dites-vous bien que cette lumière ne durera pas toujours. La femme du médecin approcha le verre des lèvres du garçonnet louchon en disant, Voilà de l’eau, bois lentement, religieusement, savoure-la, un verre d’eau est une merveille, elle ne parlait pas au garçon, elle ne parlait à personne, elle disait simplement à l’univers la merveille qu’est un verre d’eau. Où l’as-tu trouvée, c’est de l’eau de pluie, demanda son mari, Non, elle vient de la chasse d’eau, N’avions-nous pas ici une bonbonne d’eau quand nous sommes partis, demanda-t-il de nouveau, et la femme s’exclama, Mais si, comment n’y ai-je pas pensé, une bonbonne à moitié vide et une autre encore intacte, oh, quelle joie, ne bois pas, ne bois plus, disait-elle au gamin, nous allons tous boire de l’eau pure, je mettrai nos plus beaux verres sur la table et nous boirons de l’eau pure. Cette fois, elle prit la lampe et alla dans la cuisine, d’où elle revint avec la bonbonne, la lumière traversait le verre et faisait étinceler le joyau qu’il contenait. Elle la plaça sur la table, alla chercher les verres, les plus beaux qu’elle avait, de cristal très fin, puis lentement, telle l’officiante d’un rite, elle les remplit. Puis elle dit, Buvons. Les mains aveugles cherchèrent et trouvèrent les verres, les soulevèrent en tremblant. Buvons, répéta la femme du médecin. Au centre de la table, la lampe était comme un soleil entouré d’astres brillants. Quand les verres furent posés, la jeune fille aux lunettes teintées et le vieillard au bandeau noir pleuraient.

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