L’AVEUGLEMENT de José Saramago

Le feu vert s’alluma enfin, les voitures s’élancèrent brusquement, mais il devint vite apparent que toutes ne s’étaient pas élancées également. La première voiture de la file du milieu est arrêtée, elle doit avoir un problème mécanique quelconque, l’accélérateur qui a lâché, le levier de changement de vitesse qui s’est coincé, ou bien une défaillance du système hydraulique, un blocage des freins, une interruption du circuit électrique, à moins qu’il ne s’agisse simplement d’une panne d’essence, ce ne serait pas la première fois que cela arriverait. Les nouveaux piétons en train de s’assembler sur les trottoirs voient le conducteur de l’auto immobilisée gesticuler derrière le pare-brise pendant que les voitures derrière klaxonnent frénétiquement. Plusieurs conducteurs sont déjà sortis de leur véhicule, prêts à pousser la voiture en panne là où elle ne gênera pas la circulation, ils frappent furieusement contre les vitres fermées, l’homme à l’intérieur tourne la tête vers eux, d’un côté, puis de l’autre, on le voit crier quelque chose et aux mouvements de sa bouche on comprend qu’il répète un mot, non, pas un mot mais trois, c’est bien cela, comme on l’apprendra quand quelqu’un aura enfin réussi à ouvrir une portière, Je suis aveugle.

On ne le dirait pas. À première vue, à un simple coup d’œil, seule possibilité pour l’instant, les yeux de l’homme paraissent sains, l’iris a un aspect net, lumineux, la sclérotique est blanche, compacte comme de la porcelaine. Les paupières largement ouvertes, la peau crispée du visage, les sourcils soudain froncés, tout cela, chacun peut l’observer, est l’effet destructeur de l’angoisse. Ce qui était visible disparut dans un mouvement rapide derrière les poings fermés de l’homme, comme s’il voulait retenir à l’intérieur de son cerveau la dernière image captée, celle de la lumière rouge et ronde d’un feu de circulation. Je suis aveugle, je suis aveugle, répétait-il avec désespoir pendant qu’on l’aidait à sortir de la voiture, et les larmes qui jaillissaient rendirent plus brillants les yeux qu’il prétendait morts. Ça passera, vous verrez que ça passera, c’est parfois une question de nerfs, dit une femme. Le feu avait changé de couleur, des passants curieux s’approchaient du groupe et les conducteurs des voitures derrière, qui ne savaient pas ce qui se passait, protestaient contre ce qu’ils croyaient être un vulgaire accident de la circulation, phare cassé, garde-boue cabossé, rien qui justifiât pareille pagaille, Appelez la police, criaient-ils, ôtez de là ce tacot. L’aveugle implorait, De grâce, que quelqu’un me ramène chez moi. La femme qui avait parlé de nerfs fut d’avis qu’il fallait appeler une ambulance, transporter le malheureux à l’hôpital, mais l’aveugle refusa, il n’en demandait pas tant, il souhaitait seulement qu’on le conduisît jusqu’à la porte de l’immeuble où il habitait, C’est tout près d’ici, vous me rendriez un fier service. Et la voiture, demanda une voix. Une autre voix répondit, La clef est dessus, on va la garer sur le trottoir. Ce n’est pas nécessaire, intervint une troisième voix, je m’occuperai de la voiture et je ramènerai ce monsieur chez lui. L’on entendit des murmures d’approbation. L’aveugle sentit qu’on le prenait par le bras, Venez, venez avec moi, disait la même voix. On l’aida à s’asseoir sur le siège à côté du conducteur, on lui attacha la ceinture de sécurité, Je ne vois pas, je ne vois pas, murmurait-il en pleurant, Dites-moi où vous habitez, demanda l’autre. Des visages voraces, gourmands de nouveauté, étaient collés aux vitres de la voiture. L’aveugle éleva les mains devant ses yeux, les déplaça, Rien, c’est comme si j’étais en plein brouillard, comme si j’étais tombé dans une mer de lait, Mais la cécité n’est pas comme ça, dit l’autre, on dit que la cécité est noire, Eh bien moi je vois tout blanc, Si ça se trouve la femme avait raison, c’est peut-être bien une question de nerfs et les nerfs sont une chose diabolique, C’est un malheur, je le sais, un malheur, Dites-moi où vous habitez, s’il vous plaît, et au même moment on entendit le moteur se mettre en marche. Balbutiant, comme si l’absence de vue lui avait affaibli la mémoire, l’aveugle donna une adresse, puis dit, Je ne sais comment vous remercier, et l’autre répondit, Allons, il n’y a pas de quoi, aujourd’hui c’est mon tour ; demain ce sera le vôtre, nul ne sait de quoi demain sera fait, Vous avez raison, qui m’aurait dit ce matin, quand je suis sorti de chez moi, que pareille calamité m’arriverait. Il s’étonna que le véhicule fût toujours immobilisé, Pourquoi n’avançons-nous pas, demanda-t-il, Le feu est au rouge, répondit l’autre, Ah, fit l’aveugle, et il recommença à pleurer. Désormais, il ne saurait plus quand le feu était au rouge.

Comme l’avait dit l’aveugle, son immeuble était tout près. Mais les trottoirs étaient tous encombrés de voitures. Ils ne trouvèrent pas où garer l’automobile et durent donc aller chercher une place dans une des rues transversales. Là, la portière du siège à côté du conducteur allait se trouver à peine à une vingtaine de centimètres du mur à cause de l’étroitesse du trottoir et pour ne pas devoir se transporter péniblement d’un siège à l’autre, avec le levier de changement de vitesse et le volant en travers de son chemin, l’aveugle dut sortir en premier. Désemparé, au milieu de la rue, sentant le sol se dérober sous ses pieds, il essaya de lutter contre l’angoisse qui lui nouait la gorge. Il agitait nerveusement les mains devant son visage, comme s’il nageait dans ce qu’il avait appelé une mer de lait, mais déjà sa bouche s’ouvrait pour lancer un appel au secours et au dernier moment la main de l’autre lui toucha légèrement le bras, Calmez-vous, je vais vous conduire. Ils se mirent en route très lentement, l’aveugle avait peur de tomber et traînait les pieds mais cela le faisait trébucher sur les irrégularités de la chaussée, Patience, nous sommes presque arrivés, murmurait l’homme, et un peu plus loin il demanda, Y a-t-il chez vous quelqu’un qui puisse s’occuper de vous, et l’aveugle répondit, Je ne sais pas, ma femme n’est sans doute pas encore rentrée de son travail, il a fallu que ceci m’arrive aujourd’hui que je suis sorti plus tôt, Vous verrez que ça ne sera rien, je n’ai jamais entendu dire que quiconque soit devenu aveugle comme ça, subitement, Et moi qui me vantais de ne pas porter de lunettes, je n’en ai jamais eu besoin, Alors, vous voyez bien. Ils étaient arrivés devant la porte de l’immeuble, deux femmes du voisinage regardaient la scène avec curiosité, Tiens, voilà un voisin qu’on conduit en le tenant par le bras, mais aucune n’eut l’idée de demander, Il vous est entré quelque chose dans les yeux, l’idée ne leur traversa pas l’esprit, et il ne pourra donc pas leur répondre, Oui, il m’est entré une mer de lait. Dans l’immeuble l’aveugle dit, Merci beaucoup, veuillez excuser le dérangement que je vous ai causé, maintenant je me débrouillerai, Allons, voyons, je monte avec vous, je ne me sentirais pas tranquille si je vous abandonnais ici. Ils entrèrent laborieusement dans l’ascenseur exigu, À quel étage habitez-vous, Au troisième, vous ne pouvez imaginer combien je vous suis reconnaissant, Ne me remerciez pas, aujourd’hui c’est mon tour, Oui, vous avez raison, demain ce sera le mien. L’ascenseur s’arrêta, ils sortirent sur le palier, Voulez-vous que je vous aide à ouvrir la porte, Merci, je crois que ça je peux le faire. Il tira de sa poche un petit trousseau de clés, les tâta l’une après l’autre le long de la dentelure et dit, Ça doit être celle-ci, et palpant la serrure avec le bout des doigts de la main gauche il essaya d’ouvrir la porte, Ça n’est pas celle-ci, Laissez-moi voir, je vais vous aider. La porte s’ouvrit à la troisième tentative. Alors l’aveugle lança vers le fond du couloir, Tu es là. Personne ne répondit, et lui, C’est bien ce que je disais, elle n’est pas encore rentrée. Mains tendues vers lui, il s’engagea à tâtons dans le couloir, puis se retourna avec précaution, orientant le visage dans la direction où il pensait que l’autre se trouvait, Comment puis-je vous remercier, dit-il, Je n’ai fait que mon devoir, déclara le bon Samaritain, ne me remerciez pas, et il ajouta, Voulez-vous que je vous aide à vous installer, que je vous tienne compagnie en attendant l’arrivée de votre femme. Ce zèle parut soudain suspect à l’aveugle, il n’allait évidemment pas laisser entrer chez lui un inconnu qui pourrait fort bien, en cet instant précis, être en train de préparer la façon dont il allait neutraliser, ligoter et bâillonner le malheureux aveugle sans défense, pour faire ensuite main basse sur tous les objets de valeur qu’il découvrirait. Ce n’est pas nécessaire, ne vous donnez pas cette peine, dit-il, je me débrouillerai, et il répéta en refermant lentement la porte, Ce n’est pas nécessaire.

Il soupira de soulagement en entendant le bruit de l’ascenseur qui descendait. D’un geste machinal, sans se souvenir de son état, il écarta le couvercle du judas de la porte et regarda dehors. C’était comme s’il y avait eu un mur blanc de l’autre côté. Il sentait le contact de la sphère métallique contre son arcade sourcilière, ses cils frôlaient la minuscule lentille mais il ne pouvait pas les voir, l’insondable blancheur recouvrait tout. Il savait qu’il était chez lui, il reconnaissait l’appartement à son odeur, à son atmosphère, à son silence, il distinguait les meubles et les objets rien qu’à les toucher, à passer légèrement les doigts sur eux, mais c’était aussi comme si déjà tout cela se diluait dans une espèce d’étrange dimension, sans direction ni référence, sans nord ni sud, sans bas ni haut. Comme tout le monde probablement, il avait parfois joué dans son adolescence au jeu de Et si j’étais aveugle, et après avoir fermé les yeux pendant cinq minutes il était arrivé à la conclusion que la cécité, indéniablement un terrible malheur, pourrait néanmoins être relativement supportable si la victime de semblable coup du sort conservait un souvenir suffisant non seulement des couleurs, mais aussi des formes et des plans, des surfaces et des contours, à supposer bien entendu que ladite cécité ne soit pas de naissance. Il en était même arrivé à penser que l’obscurité dans laquelle vivaient les aveugles n’était finalement qu’une simple absence de lumière et que ce que l’on appelle cécité était quelque chose qui recouvrait simplement l’apparence des êtres et des objets, les laissant intacts derrière leur voile noir. Maintenant, au contraire, voici qu’il se trouvait plongé dans une blancheur si lumineuse et si totale qu’elle dévorait plutôt qu’elle n’absorbait les couleurs et aussi les objets et les êtres, les rendant ainsi doublement invisibles.

Comme il se dirigeait vers la salle de séjour, malgré la lenteur prudente de ses pas, en glissant une main hésitante le long du mur il fit tomber par terre un vase de fleurs auquel il ne s’attendait pas. Il avait oublié sa présence, ou alors sa femme l’avait mis là en partant travailler, avec l’intention de le placer ensuite dans un endroit approprié. Il se baissa pour évaluer la gravité de l’accident. L’eau s’était répandue sur le parquet ciré. Il voulut ramasser les fleurs mais ne pensa pas au verre brisé, un long éclat très fin se planta dans un doigt et il se remit à pleurer de douleur et d’abandon comme un enfant, aveuglé de blancheur au milieu d’un appartement qui commençait à s’assombrir dans l’après-midi finissant. Sans lâcher les fleurs, sentant le sang couler, il se contorsionna pour sortir son mouchoir de sa poche et en entortilla tant bien que mal son doigt. Puis à tâtons, trébuchant, contournant les meubles, marchant précautionneusement pour ne pas se prendre les pieds dans les tapis, il atteignit le canapé où sa femme et lui regardaient la télévision. Il s’assit, posa les fleurs sur ses genoux et désentortilla soigneusement le mouchoir. Il fut troublé par le sang, poisseux au toucher, et pensa que c’était parce qu’il ne pouvait pas le voir. Son sang était devenu une viscosité dépourvue de couleur, d’une certaine façon étranger à lui et pourtant lui appartenant, mais comme une menace de lui-même contre lui-même. Tout doucement, avec de légères palpations de sa bonne main, il chercha le mince éclat de verre tranchant comme une minuscule épée et, formant une pince avec les ongles du pouce et de l’index, il réussit à l’extraire tout entier. Il entortilla de nouveau le doigt blessé dans le mouchoir, le serrant fortement pour étancher le sang, et fourbu, épuisé, il s’appuya contre le dossier du canapé. Une minute plus tard, en raison de l’un de ces fréquents renoncements du corps qui choisit certains moments d’angoisse ou de désespoir pour abdiquer alors que s’il se laissait gouverner exclusivement par la logique tous ses sens devraient être tendus et en éveil, il fut pris d’une espèce d’abattement, davantage somnolence que sommeil authentique mais aussi pesant que celui-ci. Il rêva immédiatement qu’il jouait au jeu de Et si j’étais aveugle, il rêvait qu’il ouvrait et fermait les yeux de nombreuses fois et que chaque fois, comme s’il revenait de voyage, il retrouvait, l’attendant, solides et inchangées, toutes les formes et toutes les couleurs, le monde tel qu’il le connaissait. Sous cette certitude rassurante il sentait néanmoins percer un doute sourd, il s’agissait peut-être d’un rêve trompeur dont il lui faudrait s’éveiller tôt ou tard, sans savoir quelle réalité l’attendait. Ensuite, si ce mot peut s’appliquer à un abattement qui ne dura que quelques secondes, déjà dans cet état de demi-sommeil qui prédispose à l’éveil, il pensa sérieusement qu’il n’était pas bien de se maintenir dans une telle indécision, je me réveille, je ne me réveille pas, je me réveille, je ne me réveille pas, il arrive toujours un moment où la seule solution c’est d’oser, Qu’est-ce que je fais ici, avec ces fleurs sur les genoux et les yeux fermés, on dirait que j’ai peur de les ouvrir, Qu’est-ce que tu fais là, en train de dormir, avec ces fleurs sur les genoux, lui demandait sa femme.

Elle n’avait pas attendu la réponse. Ostensiblement, elle s’était mise à ramasser les débris du vase et à éponger le parquet tout en marmonnant avec une irritation qu’elle ne cherchait pas à dissimuler, Tu aurais pu le faire toi, au lieu de t’allonger là pour dormir, comme si cela ne te concernait pas. Il ne dit mot et protégea ses yeux derrière ses paupières closes. Subitement une pensée l’agita, Et si j’ouvre les yeux et que je vois, se dit-il, pris d’un espoir anxieux. Sa femme s’approcha, remarqua le mouchoir taché de sang, sa mauvaise humeur se dissipa aussitôt, Pauvre petit, comment cela t’est-il arrivé, demanda-t-elle d’un air compatissant en défaisant le bandage improvisé. Alors il désira de toutes ses forces pouvoir voir sa femme agenouillée à ses pieds, là, telle qu’il savait qu’elle était, puis, certain qu’il ne la verrait pas, il ouvrit les yeux, Tu es enfin réveillé, mon grand dormeur, dit-elle avec un sourire. Un silence se fit et il dit, Je suis aveugle, je ne te vois pas. Sa femme le gronda, Arrête tes plaisanteries stupides, il y a des choses avec lesquelles il ne faut pas plaisanter, J’aimerais bien que ça soit une plaisanterie mais c’est vrai, je suis vraiment aveugle, je ne vois rien, Je t’en supplie, ne m’effraie pas, regarde-moi, ici, je suis ici, la lumière est allumée, Je sais bien que tu es ici, je t’entends, je te touche, j’imagine que tu auras allumé la lumière, mais je suis aveugle. Elle se mit à pleurer, se cramponna à lui, Ce n’est pas vrai, dis-moi que ce n’est pas vrai. Les fleurs avaient glissé par terre, sur le mouchoir taché, le sang avait recommencé à goutter du doigt blessé, et lui, comme s’il avait voulu dire avec d’autres mots De deux maux le moindre, murmura, Je vois tout blanc, et il eut un sourire triste. Sa femme s’assit à côté de lui, l’étreignit très fort, lui embrassa avec soin le front, le visage, les yeux avec une grande douceur, Tu verras que ça va passer, tu n’étais pas malade, personne ne devient aveugle comme ça, d’un instant à l’autre, Peut-être, Raconte-moi ce qui est arrivé, qu’as-tu senti, quand, où, non, pas encore, attends, nous devons d’abord parler à un médecin des yeux, en connais-tu un, Je n’en connais pas, ni toi ni moi ne portons de lunettes, Et si je te conduisais à l’hôpital, Il n’y a sûrement pas de service d’urgence pour des yeux qui ne voient pas, Tu as raison, le mieux c’est d’aller directement chez un médecin qui ait un cabinet tout près d’ici, je vais regarder dans l’annuaire. Elle se leva, demanda, Tu remarques une différence, Aucune, dit-il, Fais bien attention, je vais éteindre la lumière, tu me diras, voilà, c’est fait, Rien, Rien quoi, Rien, je continue à voir la même blancheur, pour moi c’est comme s’il n’y avait pas de nuit.

Il entendait sa femme feuilleter rapidement l’annuaire téléphonique, reniflant pour retenir ses larmes, soupirant, disant enfin, Celui-ci fera l’affaire, j’espère qu’il pourra nous recevoir. Elle composa le numéro, demanda si c’était bien le cabinet de consultation, si le docteur était là, si elle pouvait lui parler, Non, non, le docteur ne me connaît pas, c’est pour une urgence, oui, s’il vous plaît, je comprends, alors je vais vous le dire mais je vous prierai de le transmettre au docteur, il se trouve que mon mari est devenu subitement aveugle, oui, oui, c’est comme je vous le dis, subitement, non, il n’est pas un patient du docteur, mon mari ne porte pas de lunettes, il n’en a jamais porté, oui, il avait une très bonne vue, comme moi, moi aussi je vois bien, ah, merci beaucoup, j’attends, j’attends, oui, docteur, oui, subitement, il dit qu’il voit tout blanc, je ne sais pas comment c’est arrivé, je n’ai même pas eu le temps de le lui demander, je viens de rentrer à la maison et je l’ai trouvé dans cet état, vous voulez que je le lui demande, ah, je vous remercie infiniment, docteur, nous arrivons immédiatement, immédiatement. L’aveugle se leva, Attends, lui dit sa femme, laisse-moi d’abord soigner ton doigt, elle disparut quelques instants, revint avec un flacon d’eau oxygénée, un autre de mercurochrome, du coton, une boîte de tricostéril. Pendant qu’elle le pansait, elle lui demanda, Où as-tu laissé la voiture, et soudain, Mais dans l’état où tu es, tu n’as pas pu conduire, ou bien étais-tu déjà à la maison quand, Non, ça s’est produit dans la rue, quand j’étais arrêté à un feu rouge, quelqu’un a eu l’amabilité de me ramener, la voiture est restée dans la rue à côté, Bon, alors descendons, tu attendras à la porte pendant que j’irai la chercher, où as-tu mis les clés, Je ne sais pas, il ne me les a pas rendues, Qui ça, il, L’homme qui m’a ramené à la maison, c’était un homme, Il a dû les poser par là, je vais voir, Inutile de chercher, il n’est pas entré, Mais les clés doivent être quelque part, Il a dû oublier, il les aura emportées sans s’en rendre compte, Il ne nous manquait vraiment plus que ça, Prends les tiennes, on verra après, Bon, allons-y, donne-moi la main. L’aveugle dit, Si je dois rester comme ça, je mettrai fin à mes jours, S’il te plaît, ne dis pas de sottises, en fait de malheur, ce qui est arrivé nous suffit largement, C’est moi qui suis devenu aveugle, pas toi, tu ne peux pas savoir ce que c’est, Le médecin te guérira, tu verras, Je verrai.

Ils sortirent. En bas, dans le vestibule, la femme alluma la lumière et lui susurra à l’oreille, Attends-moi ici, si un voisin se montre, parle-lui avec naturel, dis que tu m’attends, à te regarder personne ne pensera que tu ne vois pas, ça nous évitera de révéler d’ores et déjà ce qui ne regarde que nous, Oui, mais ne tarde pas. La femme sortit en courant. Nul voisin n’entra ou ne sortit. L’aveugle savait par expérience que l’escalier ne serait éclairé qu’aussi longtemps qu’il entendrait le mécanisme de la minuterie, il appuya donc sur le bouton chaque fois que le silence se faisait. La lumière, cette lumière-là, pour lui était devenue un bruit. Il ne comprenait pas pourquoi sa femme tardait tant, la rue était à côté, à quatre-vingts ou cent mètres, Si nous tardons trop, le médecin sera parti, pensa-t-il. Il ne put éviter de faire un geste machinal, lever le poignet gauche et baisser les yeux pour regarder l’heure. Il serra les lèvres comme si une douleur soudaine le transperçait et il remercia le sort de ce qu’un voisin ne fût pas apparu à cet instant, car au premier mot qu’il lui eût adressé il eût fondu en larmes. Une voiture s’arrêta dans la rue, Pas trop tôt, pensa-t-il, mais le bruit du moteur l’étonna, C’est un diesel, c’est un taxi, se dit-il, et il appuya de nouveau sur le bouton de la lumière. Sa femme entrait, nerveuse, bouleversée, Ton petit saint de protecteur, cette bonne âme, nous a pris notre voiture, Ce n’est pas possible, tu n’as pas dû bien voir, Bien sûr que j’ai bien vu, je vois bien moi, ces derniers mots lui sortirent involontairement de la bouche, Tu m’as dit que la voiture était dans la rue à côté, se corrigea-t-elle, et elle n’y est pas, ou alors vous l’avez laissée dans une autre rue, Non, non, c’est bien dans celle-là, j’en suis sûr, Eh bien, elle a disparu, Dans ce cas, les clés, Il a profité de ton égarement, de ton désarroi, pour nous voler, Et moi qui ne l’ai pas laissé entrer chez nous par peur, or s’il m’avait tenu compagnie jusqu’à ton retour il n’aurait pas pu voler la voiture, Allons-y, un taxi nous attend, je te jure que je donnerais volontiers une année de ma vie pour que ce filou devienne lui aussi aveugle, Ne parle pas si fort, Et pour qu’on lui vole tout ce qu’il possède, Il reviendra peut-être, Ah oui, demain il frappera à notre porte pour dire qu’il a fait ça par distraction, pour s’excuser, pour prendre de tes nouvelles.

Ils gardèrent le silence jusqu’au cabinet de consultation. Elle s’efforçait de ne pas penser au vol de la voiture, elle serrait affectueusement les mains de son mari entre les siennes, tandis que lui, tête baissée pour que le chauffeur ne puisse pas apercevoir ses yeux dans le rétroviseur, n’arrêtait pas de se demander comment un aussi grand malheur avait pu lui arriver à lui, Pourquoi à moi. Les bruits de la circulation parvenaient à ses oreilles, un ou deux tons plus haut quand le taxi s’arrêtait, cela arrive parfois, on dort encore et déjà les sons extérieurs traversent le voile d’inconscience dans lequel on est encore enveloppé comme d’un drap blanc. Comme d’un drap blanc. Il secoua la tête avec un soupir, sa femme lui toucha doucement la joue, une façon de lui dire, Sois tranquille, je suis là, et il inclina la tête sur son épaule, sans se soucier de ce que penserait le chauffeur, Si tu étais moi, tu ne pourrais plus conduire, se dit-il infantilement, et sans se rendre compte de l’absurdité de cette pensée il se félicita d’être encore capable de formuler un raisonnement logique au milieu de son désespoir. En sortant du taxi, aidé discrètement par sa femme, il semblait calme, mais en entrant dans le cabinet de consultation où bientôt il connaîtrait son sort il lui demanda dans un murmure tremblant, Comment serai-je en sortant d’ici, et il secoua la tête comme quelqu’un qui n’a plus d’espoir.

La femme informa la réceptionniste qu’elle était la personne qui avait téléphoné une demi-heure plus tôt au sujet de son mari et celle-ci les fit entrer dans une petite salle où d’autres patients attendaient. Il y avait un vieillard avec un bandeau noir sur un œil, un garçonnet apparemment louchon en compagnie d’une femme qui devait être sa mère, une jeune fille avec des lunettes teintées, deux autres personnes sans signes distinctifs visibles, mais pas le moindre aveugle, les aveugles ne fréquentent pas les ophtalmologues. La femme guida son mari vers un siège libre et comme il n’y en avait pas d’autre elle resta debout à côté de lui, Il va falloir attendre, lui murmura-t-elle à l’oreille. Il comprit la raison, il avait entendu les voix des personnes qui étaient là, mais maintenant une autre préoccupation le tourmentait, il pensait que plus le médecin tarderait à l’examiner, plus sa cécité deviendrait profonde et donc incurable, sans remède. Il s’agita sur sa chaise, inquiet, il allait faire part de ses appréhensions à sa femme quand la porte s’ouvrit, et la réceptionniste dit, Veuillez entrer, s’il vous plaît, et s’adressant aux autres patients, C’est sur l’ordre du docteur, il s’agit d’une urgence. La mère du louchon protesta en disant que le droit est le droit, qu’elle était la première et attendait depuis plus d’une heure. Les autres malades l’appuyèrent à voix basse, mais aucun, pas même elle, ne jugea prudent d’insister, le médecin en éprouverait peut-être du ressentiment et leur ferait payer ensuite leur impertinence en les obligeant à attendre encore plus longtemps, le cas s’est déjà vu. Le vieillard au bandeau sur l’œil se montra magnanime, Laissez-le, le pauvre, il est bien plus mal en point que n’importe qui parmi nous. L’aveugle ne l’entendit pas, ils entraient dans le cabinet du médecin et la femme disait, Je vous remercie beaucoup de votre bonté, docteur, mon mari, et elle s’interrompit, à vrai dire elle ne savait pas ce qui s’était véritablement passé, elle savait juste que son mari était aveugle et qu’on leur avait volé leur voiture. Le médecin dit, Asseyez-vous, je vous prie, il aida lui-même le patient à s’installer, puis, lui touchant la main, il lui parla directement, Racontez-moi donc ce qui vous est arrivé. L’aveugle expliqua que, étant dans sa voiture et attendant que le feu change, subitement il n’avait plus rien vu, des gens s’étaient précipités à son secours, une femme d’un certain âge, en tout cas à en juger d’après sa voix, avait dit que c’était peut-être une question de nerfs, puis un homme l’avait raccompagné chez lui car il n’aurait pas pu rentrer seul, Je vois tout blanc, docteur. Il ne mentionna pas le vol de l’automobile.

Le médecin lui demanda, Cela ne vous était jamais arrivé avant, je veux dire la même chose que maintenant, ou quelque chose d’analogue, Jamais, docteur, Et vous me dites que c’est arrivé subitement, Oui, docteur, Comme une lumière qui s’éteint, Plutôt comme une lumière qui s’allume, Ces derniers jours, vous aviez senti une différence dans votre vue, Non, docteur, Y a-t-il ou y a-t-il eu des cas de cécité dans votre famille, Chez les parents que je connais ou dont j’ai entendu parler, aucun, Souffrez-vous de diabète, Non, docteur, De syphilis, Non, docteur, D’hypertension artérielle ou intracrânienne, Pour l’intracrânienne je ne sais pas, pour l’autre je sais que je n’en souffre pas car dans mon entreprise on nous fait passer des visites médicales, Vous êtes-vous heurté violemment la tête, aujourd’hui ou hier, Non, docteur, Quel âge avez-vous, Trente-huit ans, Bon, nous allons examiner vos yeux. L’aveugle les écarquilla tout grands, comme pour faciliter l’examen, mais le médecin le prit par le bras et l’installa derrière un appareil dans lequel quelqu’un doué d’un peu d’imagination eût pu voir un confessionnal d’un nouveau modèle, où les yeux eussent remplacé les paroles et où le confesseur eût regardé directement dans l’âme du pécheur, Appuyez le menton ici, recommanda-t-il, et gardez les yeux ouverts, ne bougez pas. La femme s’approcha de son mari, lui mit la main sur l’épaule, dit, Tu verras que tout s’arrangera. Le médecin éleva et abaissa le système binoculaire de son côté, fit tourner des vis à pas très fin et commença l’examen. Il ne découvrit rien dans la cornée, rien dans la sclérotique, rien dans l’iris, rien dans la rétine, rien dans le cristallin, rien dans la tache jaune, rien dans le nerf optique, rien nulle part. Il s’écarta de l’appareil, se frotta les yeux, puis recommença l’examen depuis le début, sans mot dire, et quand il eut de nouveau fini son visage avait une expression perplexe, Je ne lui trouve aucune lésion, ses yeux sont parfaits. Sa femme joignit les mains dans un geste joyeux et s’exclama, Je te l’avais bien dit, je t’avais dit que tout s’arrangerait. Sans lui prêter attention, l’aveugle demanda, Je peux retirer le menton, docteur, Bien sûr, excusez-moi, Si mes yeux sont parfaits, comme vous dites, pourquoi suis-je donc devenu aveugle, Pour l’instant je ne peux pas vous le dire, nous devrons faire faire des examens plus approfondis, des analyses, une échographie, un encéphalogramme, Vous pensez que ça a quelque chose à voir avec le cerveau, C’est une possibilité, mais je ne le crois pas, En attendant, vous dites que vous n’avez rien découvert de mauvais dans mes yeux, docteur, C’est vrai, Je ne comprends pas, Ce que je veux dire c’est que si vous êtes effectivement aveugle, votre cécité est pour l’instant inexplicable, Vous doutez que je sois aveugle, Pas du tout, le problème réside dans la rareté du cas, personnellement je n’ai jamais rien rencontré de tel dans toute ma vie de médecin et j’irai même jusqu’à dire dans toute l’histoire de l’ophtalmologie, Vous croyez que je peux guérir, En principe oui, puisque je ne découvre aucune lésion d’aucun type, ni aucune malformation congénitale, ma réponse devrait être affirmative, Mais de toute évidence elle ne l’est pas, Par simple prudence, simplement parce que je ne veux pas donner un espoir qui s’avérerait infondé par la suite, Je comprends, Bon, Et je devrai suivre un traitement, prendre des médicaments, Pour le moment je ne vous prescrirai rien, ce serait le faire à l’aveuglette, Voilà une expression appropriée, fit remarquer l’aveugle. Le médecin fit celui qui n’avait pas entendu, il s’éloigna du tabouret à vis sur lequel il s’était assis pour l’examen, et restant debout il inscrivit sur un formulaire de prescription les examens et analyses qu’il jugeait nécessaires. Il remit la feuille à la femme, Voici, madame, revenez avec votre mari quand vous aurez les résultats, et si entre-temps il se produit une modification dans son état, téléphonez-moi, La consultation, docteur, Vous la paierez à la réceptionniste. Il les raccompagna à la porte, bredouilla une phrase de réconfort, du genre, Nous verrons, nous verrons, il ne faut pas désespérer, et quand il fut de nouveau seul il alla dans la petite salle de bains contiguë et se regarda dans la glace pendant une longue minute, Qu’est-ce que ça peut bien être, murmura-t-il. Puis il retourna dans son cabinet, appela la réceptionniste, Faites entrer le suivant.

Cette nuit-là, l’aveugle rêva qu’il était aveugle.

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En s’offrant à aider l’aveugle, l’homme qui vola la voiture après n’avait aucune mauvaise intention sur le moment, bien au contraire, il n’avait fait qu’obéir à ces sentiments de générosité et d’altruisme qui sont, comme chacun sait, deux des meilleurs traits du genre humain, que l’on peut trouver même chez des criminels bien plus endurcis que celui-ci, simple petit voleur d’automobiles sans espoir de promotion dans sa carrière et exploité par les véritables patrons de ce négoce qui eux en revanche profitent de la détresse des pauvres. En fin de compte, ce compte-ci ou un autre, la différence entre aider un aveugle pour le voler ensuite et s’occuper d’un vieillard gâteux et bredouilleur en lorgnant son héritage n’est pas si grande. Ce fut seulement lorsqu’il s’approcha de la maison de l’aveugle que l’idée lui vint à l’esprit le plus naturellement du monde, exactement, pourrait-on dire, comme s’il avait décidé d’acheter un billet de loterie uniquement parce qu’il avait aperçu le vendeur de billets et non parce qu’il avait eu une prémonition, il l’avait acheté pour voir ce que cela donnerait, résigné d’avance à ce dont l’inconstante fortune le gratifierait, un petit rien ou alors rien du tout, d’aucuns diraient qu’il avait agi en fonction d’un réflexe conditionné de sa personnalité. Les sceptiques sur la nature humaine, qui sont nombreux et obstinés, soutiennent que, s’il est vrai que l’occasion ne fait pas toujours le larron, il n’est pas moins vrai qu’elle l’aide beaucoup. Quant à nous, qu’il nous soit permis de penser que si l’aveugle avait accepté la deuxième offre du finalement vrai faux Samaritain en ce dernier instant où la bonté aurait pu encore prévaloir, nous nous référons à l’offre de lui tenir compagnie en attendant l’arrivée de sa femme, l’effet de la responsabilité morale résultant de la confiance ainsi octroyée eût peut-être inhibé la tentation criminelle et fait affleurer la luminosité et la noblesse que l’on peut toujours trouver même dans les âmes les plus égarées. Pour conclure sur une note plébéienne, comme ne se lasse pas de nous l’enseigner le proverbe ancien, en fuyant le loup l’aveugle a rencontré la louve.

La conscience morale, offensée par tant d’inconscients et abjurée par bien d’autres, est une chose qui existe et qui a toujours existé, elle n’est pas une invention des philosophes du quaternaire à un moment où l’âme était encore une simple ébauche confuse. Avec le passage du temps, sans compter les activités de la vie en commun et les permutations génétiques, nous avons fini par introduire la conscience dans la couleur de notre sang et dans le sel de nos larmes et, comme si cela était encore trop peu, nous avons fait de nos yeux des sortes de miroirs tournés vers le dedans, avec pour conséquence, très souvent, qu’ils montrent sans réserve ce que nous nous efforçons de nier avec la bouche. Vient s’ajouter à ce phénomène général la circonstance particulière que, chez les esprits simples, le remords causé par le mal commis se confond fréquemment avec des peurs ancestrales de toute nature, d’où il résulte que le châtiment du délinquant finit par être deux fois le châtiment mérité, sans la moindre volée de coups de bâton ou de pierres. Il ne sera donc pas possible dans le cas qui nous occupe de déterminer la part des peurs et celle de la conscience bourrelée de remords qui commencèrent à tourmenter le voleur dès qu’il eut mis la voiture en marche. L’on ne saurait être rassuré, évidemment, à l’idée de s’asseoir à la place d’une personne qui tenait de ses deux mains ce même volant au moment où elle est devenue aveugle, qui regardait à travers ce pare-brise et qui soudain n’a plus rien vu, point n’est besoin d’être doué de beaucoup d’imagination pour que de telles pensées réveillent la bête immonde et rampante de la peur, et la voici déjà qui relève la tête. Mais c’était aussi le remords, expression exacerbée de la conscience, ainsi qu’il fut dit précédemment, ou, pour la décrire de façon suggestive, d’une conscience munie de dents pour mordre, qui plaçait devant ses yeux l’image désemparée de l’aveugle au moment où il refermait la porte, Ce n’est pas nécessaire, ce n’est pas nécessaire, avait dit le malheureux, désormais dans l’incapacité de faire le moindre pas sans aide.

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