L’AVEUGLEMENT de José Saramago

Les quatre volontaires se mirent donc à ramper, les deux femmes au milieu, un homme de chaque côté, cela se fit comme ça, ils ne se placèrent pas ainsi par courtoisie masculine ou par un instinct chevaleresque de protection des dames, à vrai dire tout dépendrait de l’angle de tir, si l’aveugle comptable s’avisait de tirer encore une fois. Enfin, peut-être qu’il ne se passera rien, le vieillard au bandeau noir avait eu une idée avant qu’ils ne se mettent en route, une idée peut-être meilleure que les premières, et c’était que leurs camarades commencent à parler tous très haut, et même à crier, les raisons ne leur manquent pas d’ailleurs, de façon à couvrir le bruit inévitable de leurs manœuvres, et aussi celui de Dieu sait ce qui pourrait se produire en chemin. Les secouristes arrivèrent à destination en quelques minutes, ils surent qu’ils étaient arrivés avant même d’avoir touché les corps, le sang sur lequel ils se traînaient était comme un messager venu leur dire, J’étais la vie, derrière moi il n’y a plus rien, Mon Dieu, pensa la femme du médecin, que de sang, et c’était la vérité, une vraie mare, les mains et les vêtements collaient au sol comme si planches et dalles étaient couvertes de glu. La femme du médecin se souleva sur les coudes et continua à avancer, les autres avaient fait de même. En tendant les bras ils atteignirent enfin les corps. Les camarades derrière eux faisaient toujours tout le vacarme qu’ils pouvaient, ils étaient maintenant comme des pleureuses en transe. Les mains de la femme du médecin et du vieillard au bandeau noir agrippèrent par les chevilles un de ceux qui étaient tombés, à leur tour le médecin et l’autre femme avaient saisi le deuxième par un bras et une jambe, il fallait maintenant les tirer, sortir rapidement de la ligne de tir. Ce n’était pas facile, il leur faudrait se redresser un peu, puis se mettre à quatre pattes, car c’était la seule façon d’utiliser efficacement le peu de forces qui leur restait. Une balle partit, mais cette fois elle n’atteignit personne. La peur fulminante ne les fit pas fuir, au contraire, elle leur donna l’étincelle d’énergie qui leur manquait. Un instant plus tard ils étaient à l’abri, ils s’étaient rapprochés le plus près possible du mur du côté de la porte du dortoir, seul un tir très oblique pourrait les atteindre, mais il était douteux que l’aveugle comptable fût un expert en balistique, même élémentaire. Ils essayèrent de soulever les corps mais y renoncèrent. Ils ne pouvaient que les traîner, et en même temps, déjà à moitié séché, comme raclé par un racloir, le sang versé et l’autre, encore frais, qui continuait à couler des blessures. C’est qui, demandèrent ceux qui attendaient, Comment pourrions-nous le savoir puisque nous ne voyons pas, dit le vieillard au bandeau noir, Ça ne peut pas continuer comme ça, dit quelqu’un, s’ils décident d’effectuer une sortie nous aurons bien plus que deux blessés, Ou deux morts, dit le médecin, car je ne sens pas leur pouls. Ils transportèrent les corps le long du corridor comme une armée en retraite, arrivés dans le vestibule ils firent une halte, on eût dit qu’ils avaient décidé de camper là, mais la vérité des faits est tout autre, en réalité leurs forces étaient complètement épuisées, Je reste ici, je n’en peux plus. Il est temps de reconnaître que le fait que les aveugles scélérats, auparavant si insolents et agressifs, si facilement et si voluptueusement brutaux, se bornent maintenant à se défendre doit paraître surprenant, ils élèvent des barricades et tirent de l’intérieur sans prendre de risques, comme s’ils avaient peur de se battre sur le champ de bataille, face à face, les yeux dans les yeux. Comme tout dans la vie, ceci aussi a son explication, qui est qu’après la mort tragique du premier chef l’esprit de discipline et le sens de l’obéissance s’étaient relâchés dans le dortoir, l’aveugle comptable ayant commis la grande erreur de penser qu’il lui suffirait de s’emparer du pistolet pour avoir automatiquement le pouvoir en poche, or le résultat fut précisément le contraire, chaque fois qu’il fait feu c’est comme s’il tirait par la culasse, en d’autres termes chaque balle tirée est une fraction d’autorité perdue, nous attendons maintenant de voir ce qui se passera quand toutes les munitions seront épuisées. De même que l’habit ne fait pas le moine, de même le sceptre ne fait pas le roi, c’est là une vérité qu’il convient de ne pas oublier. Et s’il est vrai qu’à présent c’est l’aveugle comptable qui brandit le sceptre royal, on est tenté de dire que le roi, bien que mort, bien qu’enterré dans le dortoir, et mal enterré, à peine dans trois empans de sol, continue à être présent, et même très présent, à cause de sa très forte odeur. Entre-temps la lune s’était levée. Une clarté diffuse et grandissante entre par la porte du vestibule qui donne sur la clôture extérieure, les corps par terre, deux d’entre eux morts, les autres encore vivants, acquièrent lentement un volume, un dessin, une forme, des linéaments, des traits, tout le poids d’une horreur sans nom, alors la femme du médecin comprit que ça n’avait aucun sens, pour autant que ça en ait jamais eu un, de continuer à faire semblant d’être aveugle, il est évident qu’il n’y a plus de salut pour personne ici, c’est ça aussi la cécité, vivre dans un monde d’où tout espoir s’est enfui. Elle pouvait donc dire qui étaient les morts, il y avait l’aide-pharmacien et l’homme qui avait dit que les aveugles tireraient dans le tas, d’une certaine façon tous deux avaient eu raison, Et abstenez-vous de me demander comment je sais qui ils sont, la réponse est simple, je vois. Certains des présents le savaient et n’avaient rien dit, d’autres le soupçonnaient depuis un certain temps et voyaient leurs soupçons confirmés, l’indifférence des autres fut inattendue, pourtant, en y réfléchissant bien, elle ne devrait pas nous étonner, à tout autre moment la révélation eût provoqué une effervescence considérable, une commotion effrénée, quelle chance tu as, comment as-tu réussi à échapper au désastre universel, quelles gouttes te mets-tu donc dans les yeux, donne-moi l’adresse de ton médecin, aide-moi à sortir de cette prison, en ce moment précis cela n’avait pas d’importance, dans la mort la cécité est pareille pour tous. Mais ils ne pouvaient plus continuer comme ça, sans aucune défense, même les fers de lits étaient restés là-bas, leurs poings ne leur seraient d’aucun secours. Guidés par la femme du médecin, ils traînèrent les cadavres dehors sur le perron et les laissèrent là sous la lune, sous la blancheur laiteuse de l’astre, blancs extérieurement, enfin noirs en dedans. Retournons dans les dortoirs, dit le vieillard au bandeau noir, nous verrons plus tard comment nous organiser. Folles paroles auxquelles personne ne prêta attention. Ils ne s’étaient pas divisés en groupes selon leurs origines, ils s’étaient rencontrés et reconnus en chemin, les uns en allant vers l’aile gauche, les autres vers l’aile droite, la femme du médecin et celle qui avait dit, Là où tu iras, j’irai étaient venues ensemble jusqu’ici, ce n’était pas cette idée qu’elle avait en tête à l’instant précis, pas du tout, mais elle ne voulut pas en parler, les serments ne sont pas toujours tenus, parfois par faiblesse, d’autres fois à cause d’une force supérieure que l’on n’avait pas prise en considération.

Une heure passa, la lune se leva, la faim et la peur chassent le sommeil, personne ne dort dans les dortoirs.

Mais ce ne sont pas les seules raisons. À cause de l’excitation de la bataille récente, désastreusement perdue, ou à cause de quelque chose d’indéfinissable qui agite l’air, les aveugles sont inquiets. Personne ne se hasarde à sortir dans les corridors, mais chaque dortoir est comme une ruche peuplée uniquement de bourdons, insectes bourdonnants comme chacun sait, peu amis de l’ordre et de la méthode, il ne semble pas qu’ils se soient jamais préoccupés le moins du monde de l’avenir, encore qu’il serait injuste de traiter les aveugles, ces pauvres malheureux, de profiteurs et de pique-assiettes, profiteurs de quelles miettes, pique-assiettes de quelles assiettes, il faut se méfier des comparaisons et ne pas en user à la légère. Toutefois, il n’est de règle qui n’ait son exception, et cette maxime fut confirmée ici en la personne d’une femme qui, à peine rentrée dans son dortoir, le deuxième du côté droit, se mit à fourrager parmi ses affaires jusqu’à trouver un petit objet qu’elle serra dans sa paume, comme si elle voulait le dérober à la vue d’autrui, les vieilles habitudes ont la vie dure, même quand on les croyait définitivement abandonnées. Ici où devrait régner la règle du un pour tous et tous pour un, nous avons pu voir comment les forts ont retiré cruellement le pain de la bouche des faibles, et cette femme qui s’est souvenue qu’elle avait un briquet dans son sac de nuit, si elle ne l’a pas perdu au milieu de tout ce remue-ménage, le chercha fébrilement, et la voilà qui le cache jalousement, comme s’il était la condition même de sa survie, elle ne songe pas qu’un de ses compagnons d’infortune a peut-être une dernière cigarette qu’il ne peut pas fumer, faute de l’indispensable petite flamme. D’ailleurs il n’aura pas le temps de lui demander du feu. La femme est sortie sans dire un mot, ni au revoir, ni à bientôt, elle s’engage dans le corridor désert, passe devant la porte du premier dortoir, personne à l’intérieur ne s’est rendu compte de son passage, elle traverse le vestibule, la lune en descendant a dessiné et peint un étang de lait sur les dalles du sol, maintenant la femme est dans l’autre aile, de nouveau un corridor, sa destination est là-bas tout au bout, en ligne droite, rien n’obstrue son chemin. D’ailleurs elle entend des voix qui l’appellent, façon de parler figurée, ce qui parvient à ses oreilles c’est le vacarme des scélérats du dernier dortoir qui fêtent leur victoire militaire par des agapes, pardonnez l’exagération intentionnelle, car n’oublions pas que tout est relatif dans la vie, ils mangent et boivent simplement ce qu’ils ont et vive la franche lippée, les autres aimeraient bien y planter les dents mais c’est impossible, car entre l’assiette et eux il y a une barricade de huit lits et un pistolet chargé. La femme est à genoux à l’entrée du dortoir, tout contre les lits, elle tire lentement les couvertures à l’extérieur, puis elle se met debout, fait de même pour le lit au-dessus, également pour le troisième, son bras n’est pas assez long pour atteindre le quatrième, cela n’a pas d’importance, les traînées de poudre sont préparées, il ne reste plus qu’à y bouter le feu. Elle se souvient encore de la façon dont elle devra régler le briquet pour produire une flamme longue, la voici qui s’élève, petit poignard de lumière, vibrant comme une pointe de ciseaux. Elle commence par le lit du haut, la flamme lèche laborieusement la crasse des étoffes, finit par prendre, puis le lit du milieu, puis celui du bas, la femme a senti l’odeur de ses propres cheveux roussis, il faut qu’elle fasse attention, c’est elle qui met le feu au bûcher, pas elle qui doit mourir, elle entend les cris des scélérats à l’intérieur et pense, Et s’ils ont de l’eau, s’ils réussissent à éteindre, alors, désespérée, elle se glissa sous le premier lit, promena le briquet le long du matelas, ici, là, les flammes soudain se multiplièrent, se transformèrent en un unique rideau ardent, un jet d’eau les traversa, s’en vint tomber sur la femme, mais inutilement, car maintenant c’était son corps qui alimentait le brasier. Comment ça va-t-il là-dedans, personne ne peut se hasarder à entrer, mais l’imagination doit bien nous servir à quelque chose, le feu bondit avec célérité d’un lit à l’autre, il a envie de se coucher dans tous simultanément, et il y parvient, les scélérats ont gaspillé à tort et à travers le peu d’eau qu’ils avaient encore, ils tentent à présent d’atteindre les fenêtres, ils grimpent en équilibre précaire sur les tables de nuit que le feu n’a pas encore léchées, mais soudain le feu est là, ils glissent, tombent, le feu est là, et avec la violence de la chaleur les vitres commencent à éclater, à se briser en mille morceaux, l’air frais entre en sifflant et attise l’incendie, ah oui, n’oublions pas les cris de colère et de peur, les hurlements de douleur et d’agonie, mais précisons, remarquez-le, qu’ils deviendront de plus en plus faibles, la femme au briquet, par exemple, s’est tue depuis longtemps.

À ce stade, les autres aveugles fuient épouvantés dans les corridors envahis par la fumée, Il y a le feu, il y a le feu, crient-ils, et on peut observer sur le vif comme ces rassemblements humains dans des asiles, des hôpitaux et des hospices de fous ont été mal conçus et mal aménagés, observez comme chaque grabat, à lui tout seul, avec son armature de fers pointus, peut se transformer en un piège mortel, voyez les conséquences terribles de la présence d’une seule porte dans des dortoirs prévus pour quarante personnes, sans compter celles qui dorment par terre, si le feu arrive là d’abord et obstrue la sortie, personne ne peut en réchapper. Heureusement, l’histoire humaine l’a montré, il n’est pas rare qu’un malheur engendre un bonheur, on parle moins des malheurs engendrés par des bonheurs, les contradictions de notre monde sont ainsi, certaines méritent plus de considération que d’autres, dans ce cas-ci le bonheur fut précisément que les dortoirs n’aient qu’une seule porte, grâce à quoi le feu qui consuma les scélérats mit beaucoup de temps à se propager, et si la confusion ne s’aggrave pas nous n’aurons peut-être pas à déplorer d’autres pertes de vies humaines. Évidemment, nombreux sont les aveugles à être piétinés, bousculés, bourrés de coups de poing, c’est l’effet de la panique, un effet naturel, pourrait-on dire, la nature animale est ainsi, la nature végétale ne se comporterait pas autrement si elle n’avait pas toutes ces racines pour la retenir au sol, quel beau spectacle ce serait de voir les arbres de la forêt fuir l’incendie. Le refuge constitué par la partie intérieure de la clôture fut utilisé par des aveugles qui eurent l’idée d’ouvrir les fenêtres des corridors qui donnaient sur elle. Ils sautèrent, trébuchèrent, tombèrent, ils pleurent, ils crient mais pour l’instant ils sont sains et saufs, espérons que le feu, lorsqu’il fera s’écrouler le toit et qu’il projettera dans l’air et dans le vent un volcan de flammèches et de tisons ardents, n’aura pas la mauvaise idée de se propager à la ramure des arbres. Dans l’autre aile, la peur se manifeste de façon identique, il suffit qu’un aveugle hume la fumée pour s’imaginer que le feu est à côté de lui, ce qui n’est pas forcément vrai, en peu de temps le corridor fut bondé, si quelqu’un ne met pas un peu d’ordre dans tout ça, nous allons être en pleine tragédie. Tout à coup, quelqu’un se souvient que la femme du médecin a encore des yeux qui voient, Où est-elle, demande-t-on, qu’elle nous dise donc un peu ce qui se passe, où nous devons aller, où est-elle, Je suis ici, je viens tout juste de réussir à sortir du dortoir, c’est la faute du garçonnet louchon, personne ne savait où il s’était fourré, maintenant il est ici, je le tiens solidement par la main, il faudrait m’arracher le bras pour que je le lâche, de l’autre main je tiens celle de mon mari, puis vient la jeune fille aux lunettes teintées, puis le vieillard au bandeau noir, ils ne sont jamais l’un sans l’autre, puis le premier aveugle, puis sa femme, tous ensemble, serrés comme une pomme de pin que pas même cette chaleur n’ouvrira, je l’espère. Pendant ce temps, plusieurs aveugles de cette aile avaient suivi l’exemple de ceux de l’autre aile et avaient sauté dehors, vers la clôture intérieure, ils ne peuvent pas voir que la majeure partie du bâtiment de l’autre côté n’est plus qu’un brasier mais ils sentent sur leur visage et sur leurs mains le souffle ardent qui vient de là-bas, pour l’instant le toit tient encore, les feuilles des arbres lentement se recroquevillent. Alors quelqu’un cria, Qu’est-ce que nous faisons ici, pourquoi ne sortons-nous pas, la réponse qui vint du milieu de cette mer de têtes n’eut besoin que de quatre mots, Les soldats sont là-bas, mais le vieillard au bandeau noir dit, Plutôt mourir d’une balle que brûlés vifs, cela semblait la voix de l’expérience, peut-être ce ne fut pas lui qui parla mais, par sa bouche, la femme au briquet, qui n’eut pas la chance d’être touchée par la dernière balle tirée par l’aveugle comptable. La femme du médecin dit, Laissez-moi passer, je vais aller parler aux soldats, ils ne peuvent pas nous laisser mourir ainsi, les soldats aussi ont des sentiments. Grâce à l’espoir que les soldats aussi aient des sentiments, un étroit canal put s’ouvrir dans la mêlée où la femme du médecin avança avec peine, suivie de son groupe. La fumée lui brouillait la vue, bientôt elle serait aussi aveugle que les autres. Dans le vestibule on pouvait à peine se frayer un chemin. Les portes qui donnaient sur la clôture avaient été enfoncées, les aveugles qui s’étaient réfugiés là se rendirent vite compte que l’endroit n’était pas sûr, ils voulaient sortir, se poussaient, mais les gens de l’autre côté résistaient, s’arc-boutaient comme ils pouvaient, pour l’instant la peur de se montrer aux soldats l’emportait encore en eux, mais quand leurs forces fléchiraient, quand le feu s’approcherait, le vieillard au bandeau noir avait raison, mieux vaudrait mourir d’une balle. Il ne fut pas nécessaire d’attendre aussi longtemps, la femme du médecin avait enfin réussi à sortir sur le perron, elle était pratiquement à moitié nue, car comme ses deux mains étaient occupées elle n’avait pas pu se défendre contre ceux qui cherchaient à se joindre au petit groupe qui avançait et à prendre pour ainsi dire le train en marche, les soldats seraient bouche bée quand elle se présenterait devant eux le sein à demi dénudé. Ce n’était plus la lune qui éclairait le vaste espace vide qui s’étendait jusqu’au portail, mais la lueur violente de l’incendie. La femme du médecin cria, S’il vous plaît, pour votre bonheur à tous, laissez-nous sortir, ne tirez pas. Personne ne répondit. Le projecteur était toujours éteint, aucune silhouette ne se mouvait. La femme du médecin descendit deux marches, toujours craintivement, Que se passe-t-il, demanda son mari, mais elle ne répondit pas, elle ne pouvait en croire ses yeux. Elle descendit les dernières marches, se dirigea vers le portail, remorquant toujours derrière elle le garçonnet louchon, son mari et le reste de la compagnie, cela ne faisait plus aucun doute, les soldats étaient partis, ou alors on les avait emmenés, aveugles eux aussi, tous enfin aveugles.

Alors, pour simplifier, tout arriva en même temps, la femme du médecin annonça d’une voix forte qu’ils étaient libres, la toiture de l’aile gauche s’effondra dans un vacarme épouvantable au milieu d’une pluie de flammes qui se répandaient de toute part, les aveugles se précipitèrent vers la clôture en hurlant, certains ne le purent pas et restèrent à l’intérieur, écrasés contre les murs, d’autres furent piétinés et se transformèrent en une masse informe et sanguinolente, le feu qui soudain s’était propagé partout fera de tout cela des cendres. Le portail est grand ouvert, les fous sortent.

13

L’on dit à un aveugle, Tu es libre, la porte qui le séparait du monde s’ouvre, Va, tu es libre, lui dit-on de nouveau, et il ne bouge pas, il reste immobile au milieu de la rue, lui et tous les autres, ils sont effrayés, ils ne savent pas où aller, et c’est parce qu’il n’y a aucune comparaison entre vivre dans un labyrinthe rationnel comme l’est par définition un hospice de fous et s’aventurer sans la main d’un guide ou sans laisse de chien dans le labyrinthe dément de la ville où la mémoire ne sera d’aucun secours puisqu’elle sera tout juste capable de montrer l’image des lieux et non le chemin pour y parvenir. Plantés devant l’édifice maintenant en flammes d’une extrémité à l’autre, les aveugles sentent sur leur visage les ondes vives de la chaleur de l’incendie, pour eux elles sont une sorte de protection, comme les murs auparavant, à la fois prison et abri. Ils restent ensemble, serrés les uns contre les autres à la façon d’un troupeau, personne ne veut être la brebis égarée, car ils savent par avance qu’aucun berger n’ira les chercher. Le feu diminue peu à peu, de nouveau la lune verse sa lumière, les aveugles commencent à s’agiter, Nous ne pouvons pas rester là éternellement, dit l’un d’eux. Quelqu’un demanda s’il faisait jour ou nuit, la raison de cette curiosité incongrue fut connue aussitôt, On viendra peut-être nous apporter à manger, qui sait s’il n’y a pas eu une erreur ou un retard c’est déjà arrivé plusieurs fois, Mais les soldats ne sont plus là, Ça ne veut rien dire, ils sont peut-être partis parce qu’ils n’étaient plus nécessaires, Je ne comprends pas, Par exemple, parce qu’il n’y a plus de danger de contagion, Ou parce qu’on a découvert le remède à notre maladie, Ça serait formidable, ça oui, Qu’est-ce qu’on fait, Moi je reste ici jusqu’à ce qu’il fasse jour, Et comment sauras-tu qu’il fait jour, À cause du soleil, de la chaleur du soleil, Si le ciel n’est pas couvert, À force d’attendre il finira bien par faire jour. Épuisés, de nombreux aveugles s’étaient assis par terre, d’autres, encore plus affaiblis, s’étaient tout simplement laissés tomber, quelques-uns s’étaient évanouis, la fraîcheur de la nuit les fera probablement revenir à eux, mais nous pouvons être certains qu’au moment de lever le camp certains de ces malheureux ne se relèveront pas, ils avaient tenu jusqu’ici, comme le coureur de marathon qui s’est effondré trois mètres avant le poteau d’arrivée, en définitive ce qui est clair c’est que toutes les vies s’achèvent prématurément. Les aveugles qui attendent toujours que les soldats, ou d’autres à leur place, la Croix-Rouge, éventuellement, leur apportent des victuailles et les autres réconforts indispensables à la vie s’étaient eux aussi assis ou couchés et pour eux la déception arrivera un peu plus tard, c’est la seule différence. Et si quelqu’un ici croit qu’un remède à notre cécité a été découvert, il n’en paraît pas plus heureux pour autant.

La femme du médecin pensa pour d’autres raisons, et elle le dit à son groupe, qu’il vaudrait mieux attendre la fin de la nuit, Le plus urgent, à présent, c’est de trouver de la nourriture, et dans le noir ça ne sera pas facile, Tu as une idée de l’endroit où nous sommes, demanda son mari, Plus ou moins, Loin de chez nous, Assez loin. Les autres aussi voulurent savoir à quelle distance se trouvait leur maison, ils donnèrent leur adresse et la femme du médecin le leur expliqua grosso modo, le garçonnet louchon ne se souvenait pas de son adresse, ça n’a rien d’étonnant, ça fait un bon bout de temps qu’il a cessé de réclamer sa mère. S’ils allaient de maison en maison, de la plus proche à la plus éloignée, la première serait celle de la jeune fille aux lunettes teintées, la deuxième celle du vieillard au bandeau noir, puis celle de la femme du médecin et enfin celle du premier aveugle. Ils suivront certainement cet itinéraire car la jeune fille aux lunettes teintées a déjà demandé à être conduite chez elle dès que cela sera possible, Je ne sais pas dans quel état je trouverai mes parents, dit-elle, et cette préoccupation sincère montre combien sont dépourvus de fondement les préjugés de ceux qui nient l’existence de sentiments forts, y compris le sentiment filial, dans les cas malheureusement abondants de comportements erratiques, notamment sur le plan de la moralité publique. La nuit devint plus fraîche, l’incendie n’a désormais plus grand-chose à brûler, la chaleur qui se dégage encore du brasier ne suffit pas à réchauffer les aveugles transis qui se trouvent le plus loin de l’entrée, comme c’est le cas de la femme du médecin et de son groupe. Ils sont assis les uns tout contre les autres, les trois femmes et le garçonnet au milieu, les trois hommes autour, celui qui les apercevrait dirait qu’ils sont nés ainsi, car ils semblent vraiment ne former qu’un seul corps, une seule respiration et une seule faim. L’un après l’autre, ils s’endormirent d’un sommeil léger dont ils se réveillèrent sans doute plusieurs fois car des aveugles sortaient de leur torpeur, se levaient et tels des somnambules trébuchaient sur ce monticule humain, l’un d’eux décida même de ne pas bouger, ça lui était égal de dormir là plutôt qu’ailleurs. Quand le jour se leva, seules quelques colonnes de fumée ténue s’élevaient des décombres, mais elles ne durèrent pas longtemps, car il commença vite à pleuvoir, une petite bruine, une simple poussière d’eau, mais persistante cette fois, au début elle ne réussissait même pas à toucher le sol brûlant, elle se transformait aussitôt en vapeur, mais en s’acharnant, on le sait, petite pluie abat grand vent, que quelqu’un d’autre trouve donc la rime. Certains de ces aveugles ne sont pas seulement aveugles des yeux, ils sont aussi aveugles de l’entendement, car comment expliquer autrement le raisonnement tortueux qui les mena à conclure que puisqu’il pleuvait la nourriture tant désirée ne viendrait pas. Il n’y eut pas moyen de les convaincre que la prémisse était erronée et que donc la conclusion devait l’être aussi, il ne servit à rien de leur dire que ce n’était pas encore l’heure du petit déjeuner, désespérés ils se jetèrent par terre en pleurant, Ils ne viendront pas, il pleut, ils ne viendront pas, répétaient-ils, si ces ruines pitoyables avaient été encore le moins du monde habitables, elles seraient redevenues l’asile d’aliénés qu’elles étaient avant.

L’aveugle qui était resté sur place la nuit après avoir trébuché ne put pas se relever. Pelotonné en boule comme s’il voulait préserver la dernière chaleur de son ventre, il ne bougea pas quand la pluie se mit à tomber plus fort. Il est mort, dit la femme du médecin, et nous, nous ferions mieux de partir d’ici tant que nous en avons encore la force. Ils se levèrent péniblement, chancelant, pris de vertiges, se cramponnant les uns aux autres, puis ils se placèrent à la queue leu leu, d’abord la femme qui a des yeux qui voient, puis ceux qui ayant des yeux ne voient pas, la jeune fille aux lunettes teintées, le vieillard au bandeau noir, le garçonnet louchon, la femme du premier aveugle, son mari, le médecin ferme la marche. Le chemin qu’ils prirent mène au centre de la ville, mais telle n’est pas l’intention de la femme du médecin qui veut trouver rapidement un endroit où laisser à l’abri ceux qui la suivent pour aller seule en quête de nourriture. Les rues sont désertes car il est encore tôt, ou à cause de la pluie, qui tombe de plus en plus fort. Il y a des ordures partout, les portes de certains magasins sont ouvertes mais la majorité des magasins sont fermés, il n’y a personne dedans, semble-t-il, pas de lumière. La femme du médecin se dit que ce serait une bonne idée de laisser ses compagnons dans un de ces magasins, prenant bonne note du nom de la rue, du numéro de la porte, pour être bien sûre de les retrouver au retour. Elle s’arrêta et dit à la jeune fille aux lunettes teintées, Attendez-moi ici, ne bougez pas, elle alla regarder par la porte vitrée d’une pharmacie, il lui sembla apercevoir des silhouettes couchées à l’intérieur, elle frappa à la vitre, une des ombres bougea, elle se remit à frapper, d’autres silhouettes remuèrent lentement, une personne se leva en tournant la tête dans la direction d’où venait le bruit, Ils sont tous aveugles, pensa la femme du médecin, mais elle ne comprit pas pourquoi ils se trouvaient là, c’était peut-être la famille du pharmacien, mais, s’il en était ainsi, pourquoi n’étaient-ils pas dans leur propre appartement, plus confortable qu’un sol dur, à moins qu’ils ne gardent l’établissement, mais contre qui, surtout si l’on pense à la nature des marchandises, qui peuvent aussi bien sauver que tuer. Elle s’éloigna de là, un peu plus loin elle scruta l’intérieur d’un autre magasin, y aperçut d’autres personnes couchées, des femmes, des hommes, des enfants, certains semblaient sur le point de sortir, l’un d’eux vint même jusqu’à la porte, tendit le bras dehors et dit, Il pleut, Fort, demanda-t-on à l’intérieur, Oui, il faudra attendre de voir si elle se calme, l’homme, car c’était un homme, était à deux pas de la femme du médecin, il n’avait pas senti sa présence et sursauta quand elle dit, Bonjour, l’habitude de dire bonjour s’était perdue, non seulement parce qu’un jour d’aveugle, au sens propre du mot, n’était jamais bon, mais aussi parce que l’on ne pouvait jamais être entièrement sûr que le jour n’était pas le soir ou la nuit, et si maintenant, en contradiction apparente avec ce qui vient d’être dit, ces gens se réveillent plus ou moins en même temps que le matin, c’est parce que certains sont devenus aveugles il y a quelques jours seulement et qu’ils n’ont pas encore entièrement perdu le sens de la succession des jours et des nuits, du sommeil et de la veille. L’homme dit, Il pleut, puis, Qui êtes-vous, Je ne suis pas d’ici, Vous cherchez de la nourriture, Oui, ça fait quatre jours que nous n’avons pas mangé, Et comment savez-vous que ça fait quatre jours, C’est un calcul, Vous êtes seule, Je suis avec mon mari et des camarades, Combien êtes-vous, Sept en tout, Si vous envisagez de vous joindre à nous, ôtez-vous cette idée de la tête, nous sommes déjà très nombreux, Nous sommes juste de passage, D’où venez-vous, Nous avons été internés depuis que la cécité a commencé, Ah oui, la quarantaine, elle n’a servi à rien, Pourquoi dites-vous ça, On vous a laissés sortir, Il y a eu un incendie et nous nous sommes aperçus que les soldats qui nous surveillaient avaient disparu, Et vous êtes sortis, Oui, Vos soldats doivent avoir été parmi les derniers à être devenus aveugles, tout le monde est aveugle, Tout le monde, toute la ville, tout le pays, Si quelqu’un voit encore, il ne le dit pas, il se tait, Pourquoi n’habitez-vous pas chez vous, Parce que je ne sais pas où c’est chez moi, Vous ne le savez pas, Et vous, vous savez où se trouve votre maison, Moi, la femme du médecin allait répondre qu’elle allait là précisément avec son mari et ses camarades, juste le temps de manger un peu pour retrouver des forces, mais au même instant la situation lui apparut dans toute sa clarté, aujourd’hui un aveugle qui sortirait de chez lui ne réussirait à retrouver sa maison que par un miracle, ce n’était pas comme avant, quand les aveugles pouvaient toujours compter sur l’aide d’un passant pour traverser la rue ou pour retrouver leur chemin lorsqu’ils s’étaient écartés par inadvertance de leur itinéraire habituel, Je sais seulement que c’est loin d’ici, dit-elle, Mais vous n’êtes pas capable d’arriver là-bas, Non, Eh bien voyez-vous, c’est exactement ce qui m’arrive, c’est ce qui arrive à tout le monde, vous autres qui avez été en quarantaine vous avez beaucoup à apprendre, vous ne savez pas combien il est facile d’être sans un toit, Je ne comprends pas, Ceux qui sont en groupe, comme nous, comme presque tout le monde, quand ils doivent aller chercher de la nourriture, doivent le faire tous ensemble, c’est la seule façon de ne pas se perdre, et comme nous partons tous ensemble et que personne ne reste pour garder la maison, le plus probable, à supposer que nous la retrouvions, c’est qu’elle sera déjà occupée par un autre groupe qui lui non plus n’aura pas retrouvé sa maison, nous sommes comme une espèce de noria qui tourne sans arrêt, au début il y a eu des rixes, mais nous nous sommes vite aperçus que nous autres aveugles n’avions pour ainsi dire rien qui nous appartienne en propre, en dehors des hardes qui couvrent notre corps, La solution serait de vivre dans un magasin de produits alimentaires, au moins tant qu’ils dureraient on n’aurait pas besoin de sortir, Celui qui ferait ça n’aurait plus une minute de paix, pour ne pas envisager pire, si je dis ça c’est parce qu’on m’a parlé du cas de personnes qui ont essayé de le faire, qui se sont enfermées, qui ont verrouillé les portes mais qui n’ont pas pu faire disparaître l’odeur de nourriture, des gens qui voulaient manger se sont rassemblés dehors, et comme les gens qui étaient à l’intérieur n’ont pas ouvert ils ont mis le feu à la boutique, remède radical, je n’ai pas vu ça mais on me l’a raconté, en tout cas ça a été un remède radical, à ma connaissance plus personne n’a osé faire ça, Et personne n’habite dans les appartements aux étages, Si, mais c’est la même chose, des masses de gens ont dû défiler dans mon appartement, je ne sais si je réussirai à le retrouver un jour, et d’ailleurs, vu la situation, il est beaucoup plus commode de dormir dans un magasin au rez-de-chaussée ou dans un entrepôt, on n’a pas besoin de monter et de descendre d’escalier, Il ne pleut plus, dit la femme du médecin, Il ne pleut plus, répéta l’homme en s’adressant à ceux qui étaient à l’intérieur du magasin. En entendant ces mots, les personnes couchées se levèrent et ramassèrent leurs affaires, sacs à dos, petites valises, sacs en étoffe ou en plastique, comme si elles partaient pour une expédition, et c’était la vérité, elles allaient à la chasse aux produits alimentaires, elles sortirent une à une du magasin, la femme du médecin remarqua qu’elles étaient bien couvertes, même si les couleurs de leurs vêtements juraient entre elles et que leurs pantalons étaient si courts qu’on voyait leurs tibias ou si longs qu’il fallait les rouler en bas, mais le froid ne devait pas pénétrer, certains hommes portaient une gabardine ou un manteau, deux femmes étaient vêtues de longs manteaux de fourrure, mais on ne voyait pas de parapluie, sans doute parce qu’ils étaient malcommodes avec leurs baleines qui vous menaçaient les yeux. Le groupe, une quinzaine de personnes, s’éloigna. D’autres groupes apparurent dans la rue, et aussi des personnes seules, le long des murs des hommes soulageaient l’urgence matinale de leur vessie, les femmes préféraient l’abri des automobiles abandonnées. Amollis par la pluie, des excréments jonchaient la chaussée ici et là.

La femme du médecin revint auprès de son groupe, qui s’était réfugié instinctivement sous l’auvent d’une pâtisserie d’où s’exhalaient des relents de crème surie et d’autres pourritures. Mettons-nous en route, dit-elle, j’ai trouvé un abri, et elle les conduisit dans le magasin d’où les autres étaient sortis. L’aménagement de l’établissement était intact, les marchandises ne se mangeaient pas et ne servaient pas à se vêtir, elles étaient constituées de réfrigérateurs, de lave-linge et de lave-vaisselle, de fourneaux ordinaires et de fours à micro-ondes, de mixeurs, de centrifugeuses, d’aspirateurs, de baguettes magiques, de ces mille et une inventions de l’électroménager destinées à faciliter la vie. L’atmosphère était chargée d’effluves désagréables, la blancheur immaculée des objets en devenait absurde. Reposez-vous ici, dit la femme du médecin, je vais aller chercher de la nourriture, je ne sais pas où, je ne sais pas si j’en trouverai près ou loin, attendez patiemment, des groupes rôdent dehors, si quelqu’un veut entrer, dites que c’est occupé, ça suffira pour qu’ils s’en aillent, c’est la coutume, Je t’accompagne, dit son mari, Non, il vaut mieux que j’y aille seule, nous devons découvrir comment les gens vivent maintenant, d’après ce que j’ai entendu dire tout le monde est devenu aveugle, Alors, dit le vieillard au bandeau noir, c’est comme si nous étions toujours dans l’asile d’aliénés, C’est sans comparaison, nous pouvons nous déplacer à notre guise, et nous finirons bien par trouver à manger, nous ne mourrons pas de faim, il faut aussi que je déniche des vêtements, nous sommes en guenilles, elle-même avait le plus besoin de vêtements, elle avait le haut du corps pratiquement nu. Elle embrassa son mari et au même instant elle sentit son cœur comme transpercé de douleur, Je vous en supplie, quoi qu’il arrive, même si quelqu’un veut entrer, ne quittez pas cet endroit, et si on vous jette dehors, ce qui n’arrivera pas, je pense, mais c’est juste pour prévoir toutes les éventualités, restez près de la porte, ensemble, jusqu’à ce que je revienne. Elle les regarda avec des yeux pleins de larmes, ils dépendaient d’elle comme les petits enfants dépendent de leur mère, Si je disparais, pensa-t-elle, elle ne songea pas que tous dehors étaient aveugles et que pourtant ils vivaient, il faudrait qu’elle devienne aveugle elle-même pour comprendre qu’un être humain s’habitue à tout, surtout s’il a cessé d’être humain, et même s’il n’est pas arrivé à cet extrême, il suffit de voir le garçonnet louchon, par exemple, il ne réclame même plus sa mère. Elle sortit dans la rue, imprima dans sa mémoire le numéro de la porte, le nom du magasin, maintenant elle devait regarder comment s’appelait la rue, là-bas au coin, elle ne savait pas jusqu’où l’amènerait sa quête de nourriture, et quelle nourriture, la trouverait-elle trois portes plus loin ou trois cents portes plus loin, surtout il ne fallait pas qu’elle se perde, il n’y aurait personne à qui demander son chemin, ceux qui voyaient il y a peu étaient devenus aveugles, et elle, qui voyait, ne saurait pas où elle était. Le soleil avait fait irruption, il brillait dans les flaques d’eau entre les détritus, l’on voyait mieux l’herbe qui poussait entre les pavés de la chaussée. Il y avait davantage de monde dehors. Comment font-ils pour s’orienter, se demanda la femme du médecin. Ils ne s’orientaient pas, ils marchaient le long des immeubles en tendant les bras devant eux, ils se cognaient continuellement les uns contre les autres comme les fourmis qui suivent leur route, mais quand ils se heurtaient on n’entendait pas de protestations, personne n’avait besoin de parler, une des familles se décollait du mur, avançait le long de celle qui venait en sens contraire et poursuivait son chemin jusqu’à la prochaine rencontre. De temps en temps les gens s’arrêtaient à l’entrée d’un magasin et humaient l’air pour sentir s’il en venait une quelconque odeur de nourriture, puis ils poursuivaient leur chemin, tournaient au coin d’une rue, disparaissaient de la vue, peu après un autre groupe surgissait, il ne semblait pas avoir trouvé ce qu’il cherchait. La femme du médecin pouvait se déplacer plus rapidement, elle ne perdait pas de temps à entrer dans des magasins pour savoir s’ils contenaient des denrées alimentaires, mais elle se rendit compte très vite qu’il ne serait pas facile de se ravitailler en quantité, les quelques épiceries sur lesquelles elle tomba semblaient avoir été dévorées de l’intérieur et n’étaient plus que des coquilles vides.

Elle s’était déjà beaucoup éloignée de là où elle avait laissé son mari et ses compagnons, à force de traverser et de retraverser des rues, des avenues, des places, quand elle se trouva devant un supermarché. À l’intérieur, le spectacle n’était guère différent, étagères vides, vitrines démolies, les aveugles erraient au milieu, la plupart à quatre pattes, balayant le sol immonde de la main dans l’espoir d’y trouver encore quelque chose d’utilisable, une boîte de conserve qui aurait résisté aux coups avec lesquels on avait tenté de l’ouvrir, un paquet quelconque, peu importe de quoi, une pomme de terre, même écrasée, un quignon de pain, même dur comme de la pierre. La femme du médecin pensa, Je dénicherai bien quelque chose tout de même, l’endroit est énorme. Un aveugle se releva en gémissant, un tesson de bouteille s’était planté dans son genou, du sang coulait le long de sa jambe. Les aveugles de son groupe l’entourèrent, Qu’est-ce que tu as, qu’est-ce que tu as, et il dit, Un bout de verre, dans mon genou, Lequel, Le gauche. Une femme s’accroupit, Faites attention, il y a peut-être d’autres éclats de verre par terre, elle tâta, palpa, pour distinguer une jambe de l’autre, Le voilà, dit-elle, il est tout raide. Un aveugle rit, S’il est tout raide, profites-en, et les autres aussi se mirent à rire, les femmes comme les hommes, sans différence. En formant une pince avec le pouce et l’index, geste naturel qui ne nécessite pas d’apprentissage, la femme extirpa l’éclat de verre, puis elle banda le genou avec un morceau de chiffon qu’elle sortit du sac qu’elle portait à l’épaule, et contribua enfin à la bonne humeur générale avec sa propre plaisanterie, Rien à faire, la raideur n’a pas duré, tous rirent et le blessé rétorqua, Quand ça te démangera, on verra qui de nous sera le plus raide, dans ce groupe il n’y a sûrement pas de gens mariés car personne ne se montra scandalisé, ils doivent tous être des gens affranchis ou qui vivent en union libre, à moins que ces deux-là ne soient mariés, justement, ce qui expliquerait leur langage désinvolte, mais vraiment ils n’ont pas l’air d’être mariés, ils ne s’exprimeraient pas comme ça en public. La femme du médecin regarda autour d’elle, ce qu’il y avait encore de mangeable était disputé avec des coups qui se perdaient presque invariablement dans l’air et des bourrades qui ne choisissaient pas entre amis et adversaires, ce qui faisait que parfois l’objet de la querelle leur échappait des mains et gisait par terre, en attendant que quelqu’un trébuche dessus, Ici je ne dégotterai rien, pensa-t-elle, utilisant un mot qui ne faisait pas partie de son vocabulaire habituel, ce qui montre une fois de plus que la force et la nature des circonstances influent beaucoup sur le lexique, il suffit de songer à ce militaire qui répondit merde quand on lui intima de se rendre, absolvant ainsi du délit de mauvaise éducation d’ultérieures exclamations dans des situations moins périlleuses. Ici je ne dégotterai rien, pensa-t-elle une nouvelle fois, et elle s’apprêtait à sortir quand une autre pensée lui traversa providentiellement l’esprit, Dans un établissement comme celui-ci, il doit y avoir un entrepôt, je ne dis pas un grand entrepôt, qui lui doit se trouver dans un autre local, probablement loin d’ici, mais une réserve pour certains produits de consommation plus courante. Excitée par cette idée, elle se mit à la recherche d’une porte fermée, susceptible de la mener à la caverne des trésors, mais toutes étaient ouvertes et à l’intérieur c’était la même dévastation, les mêmes aveugles fourrageant dans les mêmes détritus. Finalement, dans un corridor sombre où la lumière du jour avait du mal à pénétrer, elle aperçut ce qui lui sembla être un monte-charge.

Les portes métalliques étaient fermées et à côté il y avait une autre porte, toute plane, une de ces portes qui glissent sur des rails, La cave, pensa-t-elle, les aveugles qui sont arrivés jusqu’ici ont trouvé la voie bouchée, ils se seront sans doute rendu compte qu’il s’agissait d’un ascenseur, mais personne n’avait pensé que d’habitude il y avait aussi un escalier, en cas de panne d’électricité, par exemple, comme en ce moment. Elle poussa la porte coulissante et reçut presque simultanément deux impressions très fortes, la première, causée par l’obscurité profonde dans laquelle elle devrait descendre pour parvenir au sous-sol, puis l’odeur très particulière des comestibles, même quand ils sont enfermés dans des récipients dits hermétiques, et c’est parce que la faim a toujours eu un odorat très subtil, un flair qui traverse toutes les barrières, comme les chiens. Elle retourna vite sur ses pas pour ramasser parmi les ordures les sacs en plastique dont elle aurait besoin pour transporter la nourriture et elle se demandait, Sans lumière, comment saurai-je ce que je dois emporter, elle haussa les épaules, cette préoccupation était stupide, étant donné son état de faiblesse elle ferait mieux de se demander si elle aurait assez de force pour transporter les sacs pleins et refaire tout le chemin par lequel elle était venue, au même instant elle fut prise d’une peur horrible, celle de ne pas pouvoir revenir à l’endroit où son mari l’attendait, elle connaissait le nom de la rue, elle ne l’avait pas oublié, mais elle avait fait tant de tours et de détours, le désespoir la paralysa, puis, lentement, comme si son cerveau immobile s’était enfin mis en route, elle se vit penchée sur un plan de la ville, cherchant du bout du doigt l’itinéraire le plus court, comme si ses yeux s’étaient multipliés par deux, des yeux qui la regardaient en train de scruter le plan et des yeux qui voyaient le plan et le chemin. Le corridor était toujours désert, c’était une chance, car à cause de l’agitation dont elle avait été la proie après sa découverte elle avait oublié de fermer la porte. Elle la ferma maintenant soigneusement derrière elle et se trouva plongée dans une obscurité totale, elle était aussi aveugle que les aveugles dehors, la seule différence était une différence de couleur, pour autant que le noir et le blanc soient vraiment des couleurs. Frôlant le mur, elle commença à descendre l’escalier, si ce lieu n’était pas le secret qu’il est et si quelqu’un montait d’en bas, il leur faudrait procéder comme elle avait vu faire dans la rue, les uns devraient se décoller de la sécurité du mur, avancer en frôlant la substance imprécise de l’autre, craindre peut-être absurdement l’espace d’un instant que le mur s’interrompe ensuite, Je suis en train de perdre la raison, pensa-t-elle, et elle avait toutes les raisons de la perdre, descendant comme elle le faisait dans ce trou ténébreux, sans lumière ni espoir de lumière, Dieu sait jusqu’où, en général ces entrepôts souterrains ne sont pas très profonds, première volée d’escalier, Maintenant je sais ce que c’est qu’être aveugle, deuxième volée d’escalier, Je vais me mettre à crier, à crier, troisième volée d’escalier, les ténèbres sont comme une pâte épaisse qui colle à son visage, ses yeux sont devenus des boules de goudron, Qu’est-ce qui m’attend, puis une autre pensée lui vint, encore plus effrayante, Comment retrouverai-je ensuite l’escalier, un vertige subit l’obligea à se baisser pour ne pas tomber, presque évanouie elle balbutia, Il est propre, elle parlait du sol, un sol propre lui semblait quelque chose d’admirable. Peu à peu elle revint à elle, elle sentait une douleur sourde dans son estomac, ce n’était pas quelque chose de nouveau mais en ce moment c’était comme si son corps ne contenait aucun autre organe vivant, les organes devaient être présents mais ils ne donnaient aucun signe de vie, le cœur, si, le cœur résonnait comme un immense tambour, lui travaillait toujours à l’aveuglette dans le noir, depuis les premières ténèbres de toutes, le ventre où il fut formé, jusqu’aux dernières ténèbres, celles où il s’arrêtera. Elle avait encore les sacs en plastique à la main, elle ne les avait pas lâchés, maintenant elle n’aura plus qu’à les remplir tranquillement, un entrepôt n’est pas un endroit pour les fantômes et les dragons, ici il n’y a que l’obscurité et l’obscurité ne mord ni n’offense, quant à l’escalier, je le retrouverai bien, même si je dois faire le tour complet de ce trou. Décidée, elle allait se lever mais elle se souvint qu’elle était aussi aveugle que les aveugles, elle ferait mieux de faire comme eux, avancer à quatre pattes jusqu’à trouver quelque chose devant elle, des étagères croulantes de nourriture, peu importe laquelle, à condition qu’elle puisse être consommée telle quelle, sans avoir besoin d’être cuite et préparée, le temps n’est plus à la fantaisie.

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