L’AVEUGLEMENT de José Saramago

Le voleur fit doublement attention à bien conduire pour empêcher que des pensées aussi effrayantes n’absorbent entièrement son esprit, sachant qu’il ne pouvait se permettre la moindre petite faute, la moindre petite distraction. La police rôdait dans le quartier, il suffisait qu’un policier lui ordonnât de s’arrêter, S’il vous plaît, carte grise et permis de conduire, et ce serait de nouveau la prison, la dureté de la vie. Il s’attachait à obéir aux feux de circulation, à ne jamais avancer au rouge, à respecter l’orange, à attendre patiemment le vert. À un certain moment il s’aperçut que sa façon de scruter les feux tournait à l’obsession. Il se mit alors à régler la vitesse de la voiture de façon à avoir toujours devant lui un feu vert, même si pour cela il devait l’augmenter ou au contraire la diminuer jusqu’à agacer les conducteurs derrière lui. Enfin, déboussolé, tendu à l’extrême, il finit par s’engager dans une rue transversale secondaire qu’il savait sans feux et il gara la voiture presque les yeux fermés tant il était bon conducteur. Il se sentait au bord de la crise de nerfs, et c’est dans ces termes mêmes qu’il avait pensé, Je vais avoir une crise de nerfs ici même. Il étouffait dans la voiture. Il descendit les vitres des deux côtés, mais l’air du dehors ne rafraîchit pas l’atmosphère à l’intérieur. Qu’est-ce que je fais, se demanda-t-il. Le hangar où il aurait dû amener l’automobile était loin, dans une bourgade en dehors de la ville, vu son état d’esprit il n’arriverait jamais jusque-là. Un flic va me pincer ou j’aurai un accident, ce qui est encore pire, murmura-t-il. Il pensa alors que le mieux serait de sortir un instant de la voiture et de s’aérer la cervelle, Ça m’aidera peut-être à chasser mes idées noires, ce n’est pas parce que ce type est devenu aveugle que la même chose doit m’arriver, ça ne s’attrape pas comme la grippe, je vais faire le tour du pâté de maisons et ça me passera. Il sortit, cela ne valait pas la peine de fermer la voiture, il serait vite de retour, et il s’éloigna. Il n’avait pas fait trente pas qu’il devint aveugle.

Dans le cabinet de consultation, le dernier patient à être reçu fut le vieillard de bonne humeur, l’homme qui avait prononcé des paroles si aimables à propos du pauvre diable devenu subitement aveugle. Sa visite avait pour seul but de fixer la date de l’opération de la cataracte apparue sur l’unique œil qui lui restait, le bandeau noir cachait une absence, il n’avait rien à voir avec l’infirmité actuelle, Ce sont les fléaux de l’âge, lui avait dit le médecin quelque temps auparavant, quand elle sera mûre nous l’enlèverons, après vous ne reconnaîtrez pas le monde dans lequel vous viviez. Quand le vieillard au bandeau noir sortit et que l’infirmière dit qu’il n’y avait plus de patient dans la salle d’attente, le médecin prit la fiche de l’homme devenu aveugle, la lut une fois, la lut deux fois, réfléchit pendant quelques minutes et enfin téléphona à un confrère avec qui il eut la conversation suivante, Figure-toi que j’ai eu aujourd’hui un cas des plus bizarres, un homme qui a perdu complètement la vue subitement, l’examen n’a révélé ni lésion perceptible ni indices de malformations de naissance, il dit qu’il voit tout blanc, une espèce de blancheur laiteuse, épaisse, qui se colle à ses yeux, j’essaie d’exprimer du mieux que je peux la description qu’il m’a faite, oui, bien sûr que c’est subjectif, non, l’homme est jeune, trente-huit ans, as-tu connaissance de cas analogues, as-tu lu ou entendu parler de quelque chose de ce genre, oui, c’était bien mon impression, pour l’instant je ne vois guère de solution, pour gagner du temps je l’ai envoyé se faire faire des analyses, oui, nous pourrons l’examiner ensemble un de ces prochains jours, après le dîner je vais jeter un coup d’œil dans mes livres, revoir la bibliographie, je trouverai peut-être une piste, oui, je sais bien, l’agnosie, la cécité psychique, c’est une possibilité, mais alors il s’agirait du premier cas avec ces caractéristiques, car il n’y a pas de doute que l’homme est vraiment aveugle, l’agnosie, on le sait, est l’incapacité de reconnaître ce qu’on voit, oui, j’ai aussi pensé à ça, au fait qu’il s’agit peut-être d’une amaurose, mais souviens-toi que j’ai commencé par te dire que cette cécité est blanche, précisément le contraire de l’amaurose qui est un obscurcissement total, sauf s’il existe aussi une amaurose blanche, un obscurcissement blanc pour ainsi dire, oui, je sais, ça ne s’est jamais vu, d’accord, je lui téléphonerai demain, je lui dirai que nous voulons l’examiner tous les deux. La conversation terminée, le médecin s’adossa à sa chaise, resta ainsi plusieurs minutes, puis se leva, ôta sa blouse avec des gestes fatigués, lents. Il alla se laver les mains dans la salle de bains, mais cette fois il ne demanda pas métaphysiquement au miroir, Qu’est-ce que cela peut bien être, il avait retrouvé l’esprit scientifique, le fait qu’agnosie et amaurose fussent identifiées et définies avec précision dans les livres et dans la pratique ne signifiait pas que des variantes ne pouvaient pas se produire, des mutations, si tant est que ce soit le mot approprié, et ce jour paraissait être arrivé. Il y a mille raisons pour que le cerveau se ferme, il suffisait d’une visite tardive trouvant son propre seuil inaccessible. L’ophtalmologue avait des goûts littéraires et savait placer une citation avec à-propos.

Le soir, après le dîner, il dit à sa femme, J’ai eu un cas étrange à ma consultation, il pourrait s’agir d’une variante de la cécité psychique ou d’une amaurose, mais il ne semble pas que pareil cas se soit jamais produit, Quelles sont ces maladies, l’amaurose et l’autre, demanda sa femme. Le médecin chercha une explication accessible à un entendement normal qui satisfît la curiosité de sa femme, puis il alla prendre sur l’étagère les ouvrages traitant de cette spécialité, les uns anciens, du temps de la faculté, d’autres récents, certains publiés tout dernièrement, qu’il n’avait pas eu encore le temps de compulser. Il parcourut les tables des matières, puis se mit à lire méthodiquement tout ce qu’il trouvait sur l’agnosie et l’amaurose, avec l’impression inconfortable d’être un intrus dans un domaine qui n’était pas le sien, le mystérieux territoire de la neurochirurgie, à propos duquel il n’avait que de faibles lumières. Tard dans la nuit, il écarta les ouvrages qu’il avait consultés, frotta ses yeux fatigués et s’appuya au dossier de son siège. En cet instant l’alternative lui semblait parfaitement claire. S’il s’agissait d’un cas d’agnosie, le patient aurait vu ce qu’il avait toujours vu, c’est-à-dire qu’il n’aurait eu aucune diminution de son acuité visuelle, simplement son cerveau serait devenu incapable de reconnaître une chaise là où il y avait une chaise, bref il aurait continué à réagir correctement aux stimuli lumineux acheminés par le nerf optique, mais, pour utiliser des termes ordinaires, à la portée des personnes peu informées, il aurait perdu la capacité de savoir qu’il savait et, qui plus est, la capacité de le dire. Quant à l’amaurose, là aucun doute n’était possible. Pour qu’il s’agît effectivement de cette affection, le patient aurait dû voir tout noir, sauf que l’emploi du mot voir est contestable dès lors qu’il s’agit de ténèbres absolues. L’aveugle avait affirmé catégoriquement qu’il voyait, même réserve à propos de l’emploi de ce verbe, une couleur blanche uniforme, dense, comme s’il était plongé les yeux ouverts dans une mer de lait. Une amaurose blanche, outre qu’étymologiquement elle serait une contradiction, constituerait aussi une impossibilité neurologique, puisque le cerveau, qui ne pourrait alors percevoir les images, les formes et les couleurs de la réalité, ne pourrait pas non plus, pour ainsi dire, couvrir de blanc, d’un blanc uni, comme une peinture blanche sans tonalité, les couleurs, les formes et les images que cette même réalité présenterait à une vue normale, bien qu’il soit toujours très problématique de parler de façon vraiment appropriée de vue normale. Parfaitement conscient de se trouver dans une situation apparemment sans issue, le médecin secoua la tête avec découragement et regarda autour de lui. Sa femme s’était retirée, il se souvenait vaguement qu’elle s’était approchée un instant et lui avait donné un baiser sur les cheveux, Je vais me coucher, avait-elle probablement dit, et maintenant l’appartement était silencieux, les livres étaient éparpillés sur la table, Que se passe-t-il, pensa-t-il, et soudain il eut peur, comme si d’un instant à l’autre lui-même allait devenir aveugle et qu’il le sût déjà. Il retint sa respiration et attendit. Rien n’arriva. Cela arriva une minute plus tard, quand il rassemblait les livres pour les ranger sur l’étagère. D’abord il s’aperçut qu’il avait cessé de voir ses mains, puis il sut qu’il était aveugle.

Le mal dont souffrait la jeune fille aux lunettes teintées n’était pas grave, elle avait juste une conjonctivite des plus simples que le topique en doses légères prescrit par le médecin guérirait en quelques jours. Et vous le savez sûrement déjà, pendant ce temps-là, n’ôtez vos lunettes que pour dormir, lui avait-il dit. La plaisanterie était loin d’être nouvelle, on peut même supposer que les ophtalmologues se la transmettaient de génération en génération, mais l’effet se répétait chaque fois, le médecin souriait en la disant, le patient souriait en l’entendant, et en l’occurrence cela valait la peine car la jeune fille avait de jolies dents et savait les montrer. Par misanthropie naturelle ou pour avoir connu trop de déceptions dans la vie, un sceptique ordinaire qui eût connu les détails de la vie de cette femme eût insinué que la beauté du sourire n’était que rouerie professionnelle, affirmation méchante et gratuite, car il, le sourire, était déjà pareil au temps pas très lointain où la femme était une demoiselle, mot tombé en désuétude, à un moment où l’avenir était une lettre cachetée et où la curiosité de l’ouvrir n’était pas encore née. En simplifiant donc, l’on pourrait inclure cette femme dans la catégorie dite des prostituées, mais la complexité de la trame des relations sociales, tant diurnes que nocturnes, tant verticales qu’horizontales, de l’époque ici décrite invite à mettre un frein à la tendance aux jugements péremptoires et définitifs, défaut dont nous ne parviendrons peut-être jamais à nous débarrasser en raison de notre suffisance excessive. Bien que la nature éminemment nébuleuse de Junon soit évidente, il n’est pas tout à fait licite de s’obstiner à confondre avec une déesse grecque ce qui n’est que vulgaire masse de gouttes d’eau en suspension dans l’atmosphère. Sans doute cette femme va-t-elle au lit contre de l’argent, ce qui permettrait vraisemblablement de la classer sans autre considération dans la catégorie des prostituées de fait, mais comme il est avéré qu’elle ne le fait que quand elle le veut et avec qui elle le veut, il est probable que cette différence de droit doive déterminer à titre de précaution son exclusion de la corporation, entendue au sens d’un ensemble. Elle a, comme toute personne normale, une profession et aussi, comme toute personne normale, elle profite de ses heures de loisir pour octroyer quelques joies à son corps et satisfaire adéquatement à ses besoins, particuliers et généraux. Si l’on ne veut pas la réduire à une définition primaire, ce qu’il faudra finalement dire d’elle, sur le plan général, c’est qu’elle vit comme bon lui semble et qu’en plus elle en tire tout le plaisir qu’elle peut.

La nuit était tombée quand elle sortit du cabinet de consultation. Elle n’ôta pas ses lunettes car l’éclairage des rues l’incommodait, en particulier celui des annonces publicitaires. Elle entra dans une pharmacie acheter le médicament prescrit par le médecin, décida de faire la sourde oreille quand l’employé qui la servait déclara qu’il était bien injuste que certains yeux fussent cachés par des verres sombres, observation impertinente en soi, un pharmacien, on n’a pas idée, et qui de surcroît contrariait sa conviction que des lunettes teintées lui conféraient un air de mystère capiteux, susceptible de déclencher l’intérêt des hommes qui passaient et même de leur donner envie de rétribuer ce mystère, n’était le fait qu’aujourd’hui elle était attendue par quelqu’un, un rendez-vous dont elle avait des raisons d’espérer des bonnes choses, sur le plan des satisfactions matérielles et aussi dans d’autres domaines. Elle connaissait l’homme qu’elle s’apprêtait à rejoindre, il n’avait pas soulevé d’objection quand elle l’avait prévenu qu’elle ne pourrait pas enlever ses lunettes, ordre que le médecin n’avait d’ailleurs pas encore donné, et le caractère inusité de la situation la fit rire. En sortant de la pharmacie, la jeune fille fit signe à un taxi et lui donna le nom d’un hôtel. Appuyée contre la banquette, elle savourait déjà, pour autant que ce terme soit approprié, les différentes et multiples sensations de la jouissance sensuelle, depuis le premier et savant effleurement des lèvres, depuis la première caresse intime jusqu’aux explosions successives d’un orgasme qui la laisserait épuisée et heureuse, comme crucifiée, pardonnez la comparaison, sur une éblouissante et vertigineuse girandole. Nous avons donc de bonnes raisons pour conclure que la jeune fille aux lunettes teintées, si son partenaire a su remplir convenablement son devoir, du point de vue du temps et aussi de la technique, paie toujours d’avance et le double de ce qu’elle encaisse ensuite. Perdue dans ces pensées, sans doute parce qu’elle venait de payer une consultation, elle se demanda si le moment n’était pas venu d’augmenter dès aujourd’hui ce qu’elle appelait par un badin euphémisme son juste niveau de rémunération.

Elle fit arrêter le taxi un pâté de maisons avant, se mêla aux passants qui allaient dans la même direction, se laissant en quelque sorte porter par eux, anonyme et sans vice observable. Elle entra dans l’hôtel d’un air naturel, traversa le vestibule et se dirigea vers le bar. En avance de quelques minutes, elle devait donc attendre, car l’heure du rendez-vous avait été fixée avec précision. Elle commanda un rafraîchissement qu’elle but tranquillement, sans regarder quiconque, elle ne voulait pas être prise pour une vulgaire chasseuse d’hommes. Un peu plus tard, telle une touriste qui monte dans sa chambre pour se reposer après avoir passé l’après-midi dans les musées, elle se dirigea vers l’ascenseur. La vertu, personne ne l’ignore plus, rencontre toujours des écueils sur le très dur chemin de la perfection, mais le péché et le vice sont si choyés par la fortune qu’à peine arrivée devant l’ascenseur les portes s’ouvrirent. Il en sortit un couple âgé, elle entra, appuya sur le bouton du troisième étage, le numéro de la chambre qu’elle cherchait était le trois cent douze, c’est ici, elle frappa discrètement à la porte, dix minutes plus tard elle était nue, quinze minutes plus tard elle gémissait, dix-huit minutes plus tard elle susurrait des mots d’amour sans plus avoir besoin de feindre, vingt minutes plus tard elle commençait à perdre la tête, vingt et une minutes plus tard elle sentit son corps s’anéantir de plaisir, vingt-deux minutes plus tard elle cria, Maintenant, maintenant, et quand elle reprit conscience, épuisée et heureuse, elle dit, Je vois encore tout blanc.

3

Un policier ramena le voleur d’automobiles chez lui. Le circonspect et compatissant agent de la force publique ne pouvait imaginer qu’il conduisait par le bras un délinquant endurci, non pour l’empêcher de s’échapper comme cela aurait été le cas en une autre occasion, mais simplement pour éviter que le pauvre homme ne trébuche et ne tombe. En revanche, il nous est très facile d’imaginer la frayeur de la femme du voleur quand, ouvrant la porte, elle se trouva nez à nez avec un agent de police en uniforme qui, lui sembla-t-il, conduisait un prisonnier accablé à qui, à en juger par sa triste mine, il devait être arrivé quelque chose de pire qu’avoir été arrêté. Un instant, la femme pensa que son homme avait été pris en flagrant délit et que le policier venait perquisitionner chez eux, idée finalement assez rassurante, pour paradoxal que cela paraisse, puisque son mari volait uniquement des voitures, objets qui ne peuvent être dissimulés sous un lit, vu leurs dimensions. Le doute ne dura guère car l’agent déclara, Ce monsieur est aveugle, occupez-vous de lui, et la femme, qui aurait dû être soulagée puisque finalement le policier faisait simplement office d’accompagnateur, saisit toute l’étendue du malheur qui s’abattait sur sa maison quand son mari pleurant à chaudes larmes lui tomba dans les bras en annonçant ce que nous savons déjà.

La jeune fille aux lunettes teintées fut elle aussi raccompagnée chez ses parents par un agent de police, mais les circonstances piquantes dans lesquelles la cécité s’était déclarée dans son cas, une femme nue poussant des cris dans un hôtel, ameutant les pensionnaires, pendant que l’homme qui était avec elle tentait de s’esquiver après avoir enfilé tant bien que mal son pantalon, tempéraient un peu le tragique évident de la situation. L’aveugle, penaude et honteuse, sentiments en tout point compatibles malgré les grommellements des tartufes et des pères-la-pudeur avec les exercices amoureux mercenaires auxquels elle se livrait, après les cris lancinants qu’elle s’était mise à pousser en comprenant que la perte de la vue n’était pas une conséquence nouvelle et imprévisible du plaisir, osa à peine pleurer et se lamenter quand, habillée à la va-comme-je-te-pousse, elle fut chassée de l’hôtel fort discourtoisement et quasiment à coups de bourrade. L’agent, sur un ton qui eût été sarcastique s’il n’avait pas été simplement grossier, voulut savoir, après lui avoir demandé où elle habitait, si elle avait assez d’argent pour se payer un taxi, L’État ne paie pas dans ce genre de cas, avertit-il, procédé qui, soit dit en passant, ne manque pas d’une certaine logique, dans la mesure où ces personnes font partie de celles qui ne paient pas d’impôt sur leurs revenus immoraux. Elle fit un signe de tête affirmatif, mais étant aveugle, vous imaginez un peu, elle pensa que l’agent n’avait peut-être pas vu son geste et elle murmura, Oui, j’en ai, et en son for intérieur ajouta, Il vaudrait mieux que je n’en aie pas, paroles qui nous sembleront hors de propos mais qui, si nous prenons en considération les circonvolutions de l’esprit humain où les chemins courts et rectilignes n’existent pas, finiront par nous sembler parfaitement limpides, car la jeune fille voulait dire qu’elle avait été punie à cause de sa mauvaise conduite, de son immoralité, voilà tout. Elle avait dit à sa mère qu’elle ne rentrerait pas dîner à la maison or finalement elle arriverait à temps, même avant son père.

La situation fut différente pour l’ophtalmologue, non seulement parce qu’il était chez lui quand la cécité l’attaqua, mais aussi parce que, étant médecin, il n’allait pas s’abandonner pieds et poings liés au désespoir à l’instar des gens qui ne prennent conscience de leur corps que lorsqu’il leur fait mal. Même dans une telle situation, alors que l’anxiété le tenaillait et qu’il avait devant lui une nuit d’angoisse, il fut capable de se souvenir de ce qu’Homère avait écrit dans l’Iliade, poème de mort et de souffrance avant tout, Un médecin vaut à lui seul plusieurs hommes, déclaration que nous ne devons pas entendre comme étant une expression directement quantitative mais bien plutôt qualitative, ainsi que le médecin ne tardera pas à le vérifier. Il eut le courage de se coucher sans réveiller sa femme, pas même quand celle-ci, murmurant à moitié endormie, remua dans le lit pour se rapprocher de lui. Après être resté éveillé pendant de longues heures, il s’endormit pour un bref laps de temps, par pur épuisement. Il aurait voulu que la nuit ne finît pas pour ne pas avoir à annoncer, lui dont le métier était de guérir les infirmités des yeux d’autrui, Je suis aveugle, mais en même temps il aurait voulu que la lumière du jour arrivât vite, et cette pensée lui vint dans ces mots mêmes, La lumière du jour, sachant qu’il ne la verrait pas. Un ophtalmologue aveugle n’avait guère d’utilité, assurément, mais il avait le devoir d’informer les autorités sanitaires, de les avertir que le phénomène pourrait se transformer en catastrophe nationale, en un type de cécité inconnue jusqu’à présent, ni plus ni moins, qui semblait être hautement contagieuse et qui se manifestait apparemment sans qu’existassent préalablement des activités pathologiques de nature inflammatoire, infectieuse ou dégénérative, comme il avait pu le vérifier chez l’aveugle venu le consulter ou comme dans son cas à lui, une légère myopie, un léger astigmatisme, le tout si léger qu’il avait décidé de ne pas utiliser de verres correcteurs pour l’instant. Des yeux qui avaient cessé de voir, des yeux totalement aveugles et pourtant en parfait état, sans la moindre lésion, récente ou ancienne, acquise ou d’origine. Il se rappela l’examen minutieux qu’il avait fait subir à l’aveugle, la façon dont les différentes parties de l’œil visibles à l’ophtalmoscope présentaient un aspect sain, sans signe d’altérations morbides, situation très rare pour un homme de trente-huit ans, et même pour un homme plus jeune. Cet homme ne devrait pas être aveugle, pensa-t-il, oubliant un instant que lui aussi était aveugle, tant l’être humain est capable d’abnégation, et cela n’est pas nouveau, rappelons-nous ce qu’a dit Homère, même s’il semble l’avoir fait avec des mots différents.

Il fit semblant de dormir quand sa femme se leva. Il sentit le baiser qu’elle posa très doucement sur son front, comme si elle ne voulait pas le tirer de ce qu’elle croyait être un sommeil profond, pensant peut-être, Le pauvre s’est couché tard pour étudier le cas extraordinaire de ce bonhomme aveugle. Resté seul, comme s’il était lentement étouffé par un nuage lourd qui pesait sur sa poitrine et pénétrait dans ses narines, l’aveuglant par l’intérieur, le médecin émit un gémissement bref, laissa deux larmes, Elles doivent être blanches, pensa-t-il, lui noyer les yeux et couler le long de ses tempes, de part et d’autre de son visage, il comprenait à présent la peur de ses patients quand ceux-ci lui disaient, Docteur, j’ai l’impression de perdre la vue. Des petits bruits domestiques parvenaient jusqu’à la chambre, sa femme ne tarderait pas à venir voir s’il dormait toujours, ce serait bientôt l’heure de partir pour l’hôpital. Il se leva prudemment, chercha sa robe de chambre à tâtons et l’enfila, entra dans la salle de bains, urina. Puis il se tourna vers l’endroit où il savait que se trouvait le miroir, mais cette fois il ne demanda pas, Qu’est-ce que cela peut bien être, il ne dit pas, Il y a mille raisons pour qu’un cerveau humain se ferme, il tendit seulement les mains jusqu’à toucher le verre, il savait que son image était là et le regardait, l’image le voyait, lui ne voyait pas l’image. Il entendit sa femme entrer dans la chambre, Ah, tu es levé, dit-elle, et il répondit, Oui, je suis levé. Puis il la sentit à côté de lui, Bonjour, mon amour, ils se saluaient encore avec des mots affectueux après tant d’années de mariage, alors il dit, comme si tous deux jouaient une pièce de théâtre et que c’était son tour de proférer sa réplique, Je ne crois pas qu’il sera très bon, j’ai quelque chose dans l’œil. Elle prêta attention seulement à la dernière partie de la phrase, Fais-moi voir, dit-elle, et elle examina ses yeux avec attention, Je ne vois rien, de toute évidence elle s’était trompée de réplique, cette phrase ne faisait pas partie de son rôle, c’est lui qui aurait dû la prononcer, mais il s’exprima plus simplement, de la façon suivante, Je ne vois pas, et il ajouta, Je suppose que j’ai été contaminé par le malade d’hier.

Au fil du temps et de l’intimité, les femmes de médecin finissent par avoir des notions de médecine, et celle-ci, proche en tout point de son mari, avait suffisamment de lumières pour savoir que la cécité ne se propage pas par contagion comme une épidémie, une personne qui n’est pas aveugle ne le devient pas simplement parce qu’elle a regardé un aveugle, la cécité est une affaire privée entre la personne et les yeux qu’elle a reçus à la naissance. En tout état de cause, un médecin a l’obligation de savoir ce qu’il dit, les facultés de médecine existent pour cela, et si ce médecin-ci se déclare aveugle et reconnaît ouvertement qu’il a été contaminé, qui est cette femme pour en douter, malgré tous les rudiments de médecine qu’elle possède. Il est donc compréhensible que, face à la preuve irréfutable, la pauvre dame finisse par réagir comme n’importe quelle vulgaire épouse, nous en connaissons déjà deux, qui sont suspendues au cou de leur mari et qui présentent toutes les marques naturelles de l’affliction, Qu’allons-nous faire maintenant, demandait-elle au milieu de ses larmes, Avertir de toute urgence les autorités sanitaires, le ministère, s’il s’agit vraiment d’une épidémie il faudra prendre des dispositions, Mais on n’a jamais vu d’épidémie de cécité, rétorqua sa femme en se cramponnant à ce dernier espoir, On n’a jamais vu non plus d’aveugle sans raison apparente, or en ce moment il y en a au moins deux. Il venait à peine de prononcer ce dernier mot que son visage s’altéra. Il repoussa sa femme presque avec violence et recula lui-même. Éloigne-toi, ne t’approche pas de moi, je pourrais te contaminer, puis se frappant la tête de ses deux poings fermés, Quel imbécile, quel imbécile, quel médecin crétin je fais, comment n’y ai-je pas pensé plus tôt, toute une nuit ensemble, j’aurais dû rester dans mon bureau et fermer la porte, et même ainsi, S’il te plaît, ne parle pas comme ça, ce qui doit être sera, allez, viens, je vais te préparer ton petit déjeuner, Laisse-moi, laisse-moi, Je ne te laisserai pas, cria la femme, que veux-tu donc faire, te promener dans l’appartement en trébuchant, en te cognant contre les meubles pendant que tu chercheras le téléphone, sans yeux pour trouver dans l’annuaire les numéros dont tu as besoin, pendant que moi j’assisterai tranquillement au spectacle, enfermée dans une cloche de cristal pour éviter la contagion. Elle l’agrippa fermement par le bras et dit, Allons, mon chéri.

Il était encore tôt quand le médecin eut fini de prendre, et nous pouvons imaginer avec quel plaisir, la tasse de café et la tranche de pain grillé que sa femme s’était obstinée à lui préparer, trop tôt pour qu’il pût trouver dans leur bureau les personnes qu’il devait avertir. La logique et l’efficacité exigeaient que sa relation des événements fût faite directement et le plus vite possible à un haut fonctionnaire du ministère de la Santé, mais il ne tarda pas à changer d’idée quand il comprit que se présenter simplement comme étant un médecin en possession d’une information importante et urgente ne suffirait pas à convaincre le fonctionnaire de niveau moyen avec qui, enfin, après maintes supplications, la téléphoniste condescendrait à le mettre en contact. L’homme tint à savoir de quoi il retournait avant de le connecter à son supérieur immédiat, et il était évident qu’un médecin ayant le moindre sens de ses responsabilités n’allait pas annoncer tout de go l’apparition d’une épidémie de cécité au premier subalterne venu, la panique serait instantanée. Le fonctionnaire disait, Vous me dites que vous êtes médecin, monsieur, si vous voulez que je vous dise que je vous crois, je vous dirai que je vous crois, mais j’ai des ordres, ou bien vous me dites de quoi il s’agit, ou bien nous mettons fin à cette conversation, C’est une affaire confidentielle, Les affaires confidentielles ne se traitent pas par téléphone, vous feriez mieux de venir personnellement, Je ne peux pas sortir de chez moi, Vous êtes malade, Oui, je suis malade, dit l’aveugle après une hésitation, Dans ce cas, vous devriez appeler un médecin, un médecin authentique, rétorqua le fonctionnaire et, enchanté par son propre esprit, il raccrocha.

Cette insolence fit au médecin l’effet d’une gifle. Il lui fallut plusieurs minutes pour retrouver assez de sérénité pour faire part à sa femme de la grossièreté avec laquelle il avait été traité. Puis, comme s’il découvrait quelque chose qu’il aurait dû savoir depuis longtemps, il murmura avec tristesse, Nous sommes pétris de cette pâte-là, moitié indifférence, moitié malveillance. Il allait demander d’un ton dubitatif, Et maintenant, quand il comprit qu’il avait perdu du temps, que la seule façon de faire parvenir de façon sûre l’information là où il le fallait serait de parler au directeur clinique de son propre service hospitalier, de médecin à médecin, sans passer par le truchement de bureaucrates, et lui se chargerait ensuite de mettre en branle le maudit engrenage officiel. La femme composa le numéro de l’hôpital qu’elle connaissait par cœur. Le médecin déclina son identité quand on lui répondit, puis dit rapidement, Bien, je vous remercie, sans doute la téléphoniste avait-elle demandé, Comment allez-vous, docteur, c’est ce qu’on répond quand on ne veut pas avouer qu’on va mal, on dit, Bien, même si on est à l’article de la mort, c’est ce que le vulgaire appelle faire contre mauvaise fortune bon cœur, phénomène de conversion viscérale observé uniquement chez l’espèce humaine. Quand le directeur décrocha le téléphone, Eh bien, que se passe-t-il, le médecin lui demanda s’il était seul, s’il n’y avait personne auprès de lui susceptible de l’entendre, il n’avait rien à craindre de la téléphoniste car elle avait mieux à faire qu’écouter des conversations sur des ophtalmopathies, elle ne s’intéressait qu’à la gynécologie. Le récit du médecin fut bref mais exhaustif, sans détours, sans mots superflus, sans redondances, et présenté avec une sécheresse clinique qui surprit le directeur, vu les circonstances, Mais vraiment vous êtes aveugle, demanda-t-il, Totalement aveugle, En tout cas il pourrait s’agir d’une coïncidence, il n’y a peut-être pas eu de contagion à proprement parler, D’accord, la contagion n’est pas prouvée, mais nous ne sommes pas devenus aveugles tous les deux, chacun chez soi, sans nous être vus, l’homme s’est présenté déjà aveugle à ma consultation et quelques heures plus tard je suis devenu aveugle, Comment pourrons-nous retrouver cet homme, J’ai son nom et son adresse dans mon cabinet, Je vais envoyer quelqu’un là-bas immédiatement, Un médecin, Oui, un confrère, évidemment, Ne pensez-vous pas que nous devrions informer le ministère de ce qui se passe, Cela me semble prématuré pour l’instant, pensez à l’alarme publique que pareille nouvelle déclencherait, que diable, la cécité ne s’attrape pas, La mort non plus ne s’attrape pas, pourtant nous mourons tous, Bon, restez chez vous pendant que je m’occupe de cette affaire, puis j’enverrai quelqu’un vous chercher car j’aimerais vous examiner, Souvenez-vous que je suis aveugle pour avoir examiné un aveugle, Il n’y a aucune certitude à cela, Il y a au moins une forte présomption de cause à effet, Sans doute, mais il est encore trop tôt pour tirer des conclusions, deux cas isolés n’ont pas de signification statistique, Sauf si tout à coup nous sommes plus de deux cas, Je comprends votre état d’esprit, mais nous devons nous garder d’un pessimisme qui pourrait s’avérer infondé, Merci, Je vous téléphonerai plus tard, Au revoir.

Une demi-heure plus tard, le médecin venait de finir de se raser maladroitement avec l’aide de sa femme, le téléphone sonna. C’était de nouveau le directeur clinique, mais sa voix était altérée, Il y a ici un jeune garçon qui est devenu subitement aveugle lui aussi, il voit tout blanc, sa mère dit qu’elle est allée hier avec son fils dans votre cabinet de consultation, Je suppose que le petit souffre d’un strabisme divergent à l’œil gauche, Oui, Cela ne fait aucun doute, c’est bien lui, Je commence à être préoccupé, la situation est vraiment grave, Le ministère, Oui, c’est vrai, je vais téléphoner immédiatement à la direction de l’hôpital. Trois heures plus tard, alors que le médecin et sa femme déjeunaient en silence, lui tâtant avec sa fourchette les petits morceaux de viande qu’elle lui avait coupés, le téléphone sonna de nouveau. La femme alla répondre, revint aussitôt, C’est pour toi, c’est le ministère. Elle l’aida à se mettre debout, le guida jusqu’au bureau et lui donna le téléphone. La conversation fut rapide. Le ministère voulait connaître l’identité des patients qu’il avait reçus la veille dans son cabinet, le médecin répondit que la fiche clinique de chacun contenait tous les éléments d’identification, nom, âge, état civil, profession, adresse, et déclara pour finir qu’il était prêt à accompagner la personne ou les personnes qui viendraient le chercher. À l’autre bout du fil, le ton fut tranchant, Ce n’est pas nécessaire. Le téléphone changea de main, une autre voix en sortit, Bonjour, c’est le ministre lui-même, au nom du gouvernement je tiens à vous remercier de votre diligence, je suis certain que grâce à votre promptitude nous allons être en mesure de circonscrire et de maîtriser la situation, en attendant je vous demanderai d’avoir l’obligeance de rester chez vous. Ces derniers mots furent prononcés d’un ton apparemment courtois, mais il ne faisait aucun doute qu’il s’agissait d’un ordre. Le médecin répondit, Oui, monsieur le ministre, mais la communication avait déjà été coupée.

Quelques minutes plus tard, de nouveau le téléphone. C’était le directeur clinique, qui bredouillait avec nervosité, J’apprends à l’instant même que la police a eu connaissance de deux cas de cécité subite, Parmi les policiers, Non, un homme et une femme, lui était dans la rue et criait qu’il était aveugle et elle se trouvait dans un hôtel au moment où elle est devenue aveugle, une histoire de coucherie, semble-t-il, Il faudrait vérifier si ce ne sont pas aussi des patients à moi, connaissez-vous leur nom, On ne me l’a pas dit, Le ministère est déjà entré en contact avec moi, on ira à mon cabinet chercher les fiches, Quelle situation compliquée, À qui le dites-vous. Le médecin lâcha le combiné, porta les mains à ses yeux, les y laissa comme s’il voulait défendre ses yeux de maux pires encore, puis s’exclama d’une voix sourde, Je suis si fatigué, Dors un peu, je vais te guider jusqu’au lit, lui dit sa femme, Ça n’est pas la peine, je ne pourrais pas dormir, d’ailleurs le jour n’est pas fini, il va sûrement encore arriver quelque chose.

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