L’AVEUGLEMENT de José Saramago

Les heures passèrent, les aveugles s’endormirent l’un après l’autre. Certains s’étaient cachés la tête sous leur couverture, comme s’ils voulaient que l’obscurité, une obscurité authentique, noire, éteignît définitivement les soleils ternis qu’étaient devenus leurs yeux. Les trois ampoules qui pendaient du haut plafond, hors d’atteinte, déversaient sur les grabats une lumière sale, jaunâtre, incapable d’engendrer des ombres. Quarante personnes dormaient ou essayaient désespérément de s’endormir, certaines soupiraient et murmuraient en rêve, peut-être voyaient-elles en rêve ce dont elles rêvaient, peut-être disaient-elles, Si cela est un rêve, je ne veux pas me réveiller. Leurs montres étaient toutes arrêtées, ils avaient oublié de les remonter ou avaient trouvé que cela n’en valait pas la peine, seule la montre de la femme du médecin continuait à donner l’heure. Il était trois heures du matin passées. Très lentement, s’appuyant sur ses coudes, le voleur de voitures souleva le torse. Il ne sentait plus sa jambe, seule la douleur était présente, le reste ne lui appartenait plus. L’articulation du genou était raide. Il fit rouler son corps du côté de la jambe saine qu’il laissa pendre hors du lit, puis, joignant les mains sous sa cuisse, il essaya de déplacer la jambe blessée dans le même sens. Comme une meute de loups réveillés subitement, les douleurs s’égaillèrent en tous sens pour revenir bientôt au cratère lugubre où elles s’alimentaient. S’aidant de ses mains, il traîna peu à peu son corps sur le matelas en direction de la travée. Quand il atteignit les barreaux du lit, il dut reprendre haleine. Il respirait avec peine, comme s’il souffrait d’asthme, sa tête oscillait sur ses épaules, il avait du mal à la tenir droite. Au bout de quelques minutes, sa respiration se fit plus régulière et il commença à se lever lentement en prenant appui sur sa bonne jambe. Il savait que l’autre ne lui servirait à rien et qu’il devrait la traîner derrière lui. Il sentit un vertige, un tremblement irrépressible parcourut son corps, le froid et la fièvre lui firent claquer des dents. Se retenant au fer des lits, passant de l’un à l’autre telle une navette, il avança entre les dormeurs. Il traînait sa jambe blessée comme un sac. Personne ne remarqua sa présence, personne ne lui demanda, Où allez-vous à pareille heure, si quelqu’un l’avait fait il aurait su comment répondre, Je vais pisser, aurait-il dit, ce qu’il ne voulait pas c’était que la femme du médecin l’appelle, il ne pourrait pas la tromper, elle, ni lui mentir, il devrait lui dire l’idée qu’il avait dans la tête, Je ne peux pas continuer à pourrir ici, votre mari a fait ce qu’il a pu, je le reconnais, mais quand je devais voler une voiture je ne demandais pas à quelqu’un d’autre de la voler pour moi, maintenant c’est la même chose, c’est moi qui dois aller là-bas, quand ils me verront dans cet état, ils comprendront immédiatement que je vais mal, ils me mettront dans une ambulance et me conduiront dans un hôpital, il y a sûrement des hôpitaux rien que pour les aveugles, un aveugle de plus ne fera pas une grande différence, après ils soigneront ma jambe, ils me guériront, j’ai entendu dire que c’est ce qu’on fait pour les condamnés à mort, s’ils ont une appendicite on les opère et on les tue seulement après, pour qu’ils meurent en bonne santé, moi, après, s’ils le veulent, ils pourront me ramener ici, ça m’est égal. Il avança plus loin, serrant les dents pour ne pas gémir, mais il ne put retenir un sanglot de douleur quand, arrivé au bout de la rangée, il perdit l’équilibre. Il s’était trompé dans le décompte des lits, il s’attendait à ce qu’il y en ait un de plus, or c’était le vide. Tombé par terre, il ne bougea pas tant qu’il n’eut pas la certitude que le bruit de sa chute n’avait réveillé personne. Puis il pensa que cette position convenait parfaitement à un aveugle, s’il avançait à quatre pattes il trouverait son chemin plus facilement. Il rampa ainsi jusqu’au vestibule, où il s’arrêta pour réfléchir à la procédure à suivre, valait-il mieux appeler de la porte ou s’approcher de la grille, profitant de la corde qui avait servi de main courante et qui était sûrement encore là. Il savait très bien que s’il appelait de là pour demander de l’aide on lui ordonnerait immédiatement de retourner en arrière, mais l’idée d’avoir pour seul secours une corde lâche et oscillante après ce qu’il avait souffert malgré l’appui solide des lits le remplit de doutes. Quelques minutes plus tard il crut avoir trouvé la solution, Je m’avancerai à quatre pattes, pensa-t-il, je me mettrai sous la corde, de temps en temps je lèverai la main pour voir si je suis toujours dans le bon chemin, c’est comme pour voler une voiture, on finit toujours par trouver un moyen. Soudain, sans qu’il s’y attende, sa conscience se réveilla et lui reprocha âprement d’avoir été capable de voler l’automobile d’un pauvre aveugle, Si je suis maintenant dans cet état, raisonna-t-il, ce n’est pas pour lui avoir volé sa voiture mais pour l’avoir raccompagné chez lui, ça a été ma grande erreur. Sa conscience n’était pas faite pour les débats casuistiques, ses raisons étaient simples et claires, Un aveugle est sacré, on ne vole pas un aveugle, Techniquement parlant, je ne l’ai pas volé, il n’avait pas sa voiture dans sa poche et je n’ai pas braqué un pistolet sur son visage, se défendit l’accusé, Assez de sophismes, grommela sa conscience, va où tu dois aller.

L’air froid de l’aube lui rafraîchit le visage. Comme on respire bien dehors, pensa-t-il. Il lui sembla que sa jambe lui faisait beaucoup moins mal, mais cela ne le surprit pas, cela lui était arrivé plusieurs fois. Il était sur le perron, dehors, il ne tarderait pas à atteindre les marches, C’est ça qui sera le plus compliqué, pensa-t-il, descendre la tête en avant. Il leva le bras pour s’assurer que la corde était bien là, et il avança. Comme il l’avait prévu, il n’était pas facile de passer d’une marche à l’autre, surtout à cause de sa jambe qui ne l’aidait pas, et il en eut la preuve aussitôt, quand, au milieu de l’escalier, comme une de ses mains avait glissé sur une marche, son corps s’abattit entièrement d’un côté et fut entraîné par le poids mort de sa maudite jambe. Les douleurs revinrent instantanément, accompagnées de scies, de forets, de marteaux, il ne sut pas comment il réussit à ne pas crier. Il resta étendu à plat ventre de longues minutes, le visage contre le sol. Un vent rapide, à ras de terre, le fit grelotter. Il ne portait que sa chemise et son caleçon. La blessure était entièrement en contact avec la terre et il pensa, Elle va s’infecter, c’était une idée stupide, il ne lui vint pas à l’esprit qu’il la traînait ainsi depuis le dortoir, Bon, ça n’a pas d’importance, ils me soigneront avant qu’elle ne s’infecte, pensa-t-il ensuite pour se tranquilliser, et il se plaça sur le côté pour mieux atteindre la corde. Il ne la trouva pas immédiatement. Il avait oublié qu’il était en position perpendiculaire par rapport à elle quand il avait dégringolé dans l’escalier, mais l’instinct le poussa à rester là où il était. Puis la raison le poussa à s’asseoir et à se déplacer lentement jusqu’à toucher la première marche avec les reins, et ce fut avec un sentiment exultant de victoire qu’il sentit la rudesse de la corde dans sa main levée. Ce fut probablement aussi ce sentiment qui lui fît découvrir immédiatement après la façon de se déplacer sans que sa plaie frôlât le sol, de tourner le dos au portail, et se servant de ses bras en guise de béquilles, comme faisaient jadis les culs-de-jatte, de déplacer son corps assis avec des petits mouvements. Vers l’arrière, bien entendu, car, dans ce cas comme dans d’autres, tirer était plus facile que pousser. De la sorte, la jambe ne souffrait pas autant et de plus il était aidé par la légère déclivité du terrain qui s’abaissait en direction de la sortie. Quant à la corde, il ne risquait pas de la perdre, elle lui touchait presque la tête. Il se demandait s’il avait encore beaucoup de chemin à parcourir avant d’arriver au portail, avancer à reculons en se déplaçant d’à peine une dizaine de centimètres n’était pas la même chose que marcher sur ses deux pieds. Oubliant un instant qu’il était aveugle, il tourna la tête comme pour s’assurer de ce qui lui restait à parcourir et il trouva devant lui la même blancheur insondable. Était-ce la nuit, était-ce le jour, se demanda-t-il, bon, s’il faisait jour, on m’aurait déjà aperçu, d’autre part on ne nous a servi que le petit déjeuner, et c’était il y a longtemps. Il s’étonnait de l’esprit logique qu’il se découvrait, de la rapidité et de la justesse de ses raisonnements, il se trouvait différent, un autre homme, et sans cette maudite jambe il aurait été prêt à jurer qu’il ne s’était jamais senti aussi bien de toute sa vie. Son dos heurta la partie inférieure, blindée, du portail. Il était arrivé. Postée dans sa guérite pour se protéger du froid, la sentinelle avait l’impression d’avoir entendu des bruits légers qu’elle n’avait pas réussi à identifier, de toute façon elle ne pensait pas que cela pût venir de l’intérieur, ç’avait dû être le bruissement bref des arbres, une branche qui frôlait la grille à cause du vent. Un autre bruit parvint soudain à ses oreilles, mais celui-ci était différent, un coup, un heurt, pour être plus précis, et ce ne pouvait être l’effet du vent. Nerveux, le soldat sortit de sa guérite en armant son fusil automatique et il regarda le portail. Il ne vit rien. Pourtant, le bruit, plus fort, se répéta, maintenant c’était comme un bruit d’ongles raclant une surface rugueuse. La tôle du portail, pensa-t-il. Il fit un pas vers la tente de campagne où dormait le sergent mais il fut retenu par la pensée que s’il donnait une fausse alarme il recevrait un fameux savon, les sergents n’aiment pas être réveillés, même quand il y a une bonne raison. Il regarda de nouveau le portail et attendit, tendu. Très lentement, dans l’intervalle entre deux barres métalliques, comme un fantôme, un visage blanc apparut. Le visage d’un aveugle. Le sang du soldat se glaça de peur et cette peur lui fit braquer son arme et tirer une rafale à bout portant.

Le fracas saccadé des détonations fit surgir presque immédiatement des tentes les soldats à demi vêtus qui composaient le piquet chargé de la garde de l’hospice et des personnes à l’intérieur. Le sergent prenait le commandement, Qu’est-ce que c’est que ça, bon sang, Un aveugle, un aveugle, balbutia le soldat, Où ça, Là-bas, et il désigna le portail du canon de son arme, Je ne vois rien, Il était là, je l’ai vu. Les soldats avaient fini de s’équiper et attendaient en ligne, fusil à la main. Allumez le projecteur, ordonna le sergent. Un des soldats grimpa sur la plate-forme du véhicule. Quelques secondes plus tard, une lumière éblouissante éclaira le portail et la façade de l’édifice. Il n’y a personne, crétin, dit le sergent, et il allait proférer une autre amabilité militaire du même acabit quand sous la lumière violente il vit s’étendre une flaque noire sous le portail. Tu l’as bel et bien descendu, dit-il. Puis, se souvenant des ordres stricts qu’il avait reçus, il cria, Reculez, ça s’attrape. Les soldats reculèrent, effrayés, mais continuèrent à regarder la flaque qui se répandait lentement dans les interstices entre les petites pierres du trottoir.

Tu crois que le gars est mort, demanda le sergent, Sûr et certain, il s’est chopé la rafale en pleine figure, répondit le soldat, content tout à coup de la démonstration évidente de la précision de son tir. Au même moment un autre soldat cria nerveusement, Sergent, sergent, regardez là-bas. Sur le perron, debout, illuminé par la lumière blanche du projecteur, on apercevait un groupe d’aveugles, plus d’une dizaine, N’avancez pas, brailla le sergent, si vous faites un pas, je vous descends tous. Aux fenêtres des immeubles en face, plusieurs personnes réveillées par les coups de fusil regardaient avec effroi à travers les vitres. Alors le sergent cria, Que quatre d’entre vous viennent chercher le corps. Comme ils ne pouvaient ni se voir, ni se compter, les aveugles qui s’avancèrent furent au nombre de six, J’ai dit quatre hommes, hurla hystériquement le sergent. Les aveugles se touchèrent, deux d’entre eux restèrent en arrière. Les autres commencèrent à avancer le long de la corde.

6

Il faudrait voir s’il n’y a pas par là une pelle ou une bêche, quelque chose qui puisse servir à creuser, dit le médecin. C’était le matin, ils avaient ramené péniblement le cadavre près de la clôture intérieure, l’avaient déposé par terre, au milieu des ordures et des feuilles mortes des arbres. Maintenant il fallait l’enterrer. Seule la femme du médecin savait dans quel état était le mort, visage et crâne fracassés par la décharge, trois perforations de balle dans le cou et dans la région du sternum. Elle savait aussi que dans tout le bâtiment il n’y avait rien avec quoi creuser une tombe. Elle avait parcouru toute la zone qui leur avait été attribuée et elle avait trouvé seulement une barre de fer. Cela aiderait, mais ce n’était pas suffisant. Et derrière les fenêtres fermées du corridor le long de l’aile réservée aux suspects de contamination qui étaient plus basses de ce côté de la clôture, elle avait entrevu les visages terrorisés de personnes qui attendaient leur heure, le moment inéluctable où elles devraient dire aux autres, Je suis aveugle, et où, si elles tentaient de cacher ce qui leur était arrivé, un geste erroné les dénoncerait, un mouvement de tête à la recherche d’une ombre, un trébuchement injustifié chez quelqu’un qui a des yeux. Le médecin savait tout cela lui aussi, la phrase qu’il avait lancée faisait partie de la feinte convenue par tous les deux, et désormais la femme pourrait dire, Et si nous demandions aux soldats de nous jeter une pelle, Bonne idée, essayons, et tous acquiescèrent, oui, c’était une bonne idée, seule la jeune fille aux lunettes teintées ne dit mot sur cette question de bêche ou de pelle, pour l’instant ses seules paroles étaient des larmes et des lamentations, C’est ma faute, pleurait-elle, et c’était la vérité, impossible de le nier, mais il était vrai aussi, si cela pouvait lui servir de consolation, que si avant chaque acte nous nous mettions à y réfléchir sérieusement, à en prévoir toutes les conséquences, d’abord les conséquences immédiates, puis les conséquences probables, puis les conséquences éventuelles, puis les conséquences imaginables, nous n’arriverions jamais à bouger de l’endroit où la première pensée nous aurait cloués sur place. Les bons et les mauvais résultats de nos paroles et de nos œuvres se répartissent, sans doute de façon relativement uniforme et équilibrée, tout au long des jours futurs, y compris les plus lointains où nous ne serons plus là pour pouvoir le vérifier, pour nous féliciter ou nous excuser, d’ailleurs d’aucuns prétendent que c’est précisément ça l’immortalité dont on parle tant, Peut-être bien, mais cet homme est mort et il faut l’enterrer. Le médecin et sa femme s’en furent donc parlementer et, inconsolable, la jeune fille aux lunettes teintées dit qu’elle les accompagnerait. Par douleur de conscience. À peine parurent-ils sur le seuil de la porte qu’un soldat leur cria, Halte-là, et comme s’il craignait que cette sommation verbale, pourtant énergique, ne fût point respectée, il tira en l’air. Effrayés, ils reculèrent vers le refuge ombreux du vestibule, derrière les planches épaisses de la porte ouverte. Puis la femme du médecin s’avança seule, de sa place elle pouvait observer les mouvements du soldat et en cas de besoin se mettre vite à l’abri, Nous n’avons rien pour enterrer le mort, dit-elle, il nous faudrait une pelle. Au portail, mais à l’opposé de l’endroit où l’aveugle était tombé, un autre militaire apparut. C’était un sergent, mais pas celui d’avant, Qu’est-ce que vous voulez, cria-t-il, Nous avons besoin d’une pelle ou d’une bêche, Il n’y en a pas, allez-vous-en, Nous devons enterrer le corps, Ne l’enterrez pas, laissez-le pourrir par là, Si nous le laissons pourrir il contaminera l’air, Qu’il le contamine donc et grand bien vous en fasse, L’air n’est pas immobile, il est tantôt ici tantôt là. La pertinence de l’argument plongea le militaire dans la réflexion. Il remplaçait l’autre sergent, devenu aveugle, qui avait été immédiatement transféré là où étaient regroupés les malades appartenant à l’armée de terre. Inutile de préciser que l’armée de l’air et la marine disposaient aussi respectivement de leurs propres installations, mais d’une taille et d’une importance moindres, car les effectifs de ces armes étaient plus réduits. La femme a raison, reconnut le sergent, dans ce genre de cas il est sûr et certain qu’on n’est jamais assez prudent. Deux soldats munis de masque à gaz avaient déjà versé à titre préventif sur le sang deux grosses bonbonnes d’ammoniac dont les dernières vapeurs faisaient encore larmoyer le personnel militaire et lui picotaient les muqueuses de la gorge et du nez. Le sergent déclara enfin, Je vais voir ce que je peux faire, Et la nourriture, dit la femme du médecin qui profita de l’occasion pour le rappeler à l’ordre, La nourriture n’est pas encore arrivée, Rien que dans notre aile nous sommes déjà plus de cinquante, nous avons faim, ce que vous nous envoyez ne couvre pas nos besoins, Le problème de la nourriture n’est pas du ressort de l’armée, Il faut pourtant que quelqu’un s’occupe de la question, le gouvernement s’est engagé à nous nourrir, Retournez à l’intérieur, je ne veux voir personne près de cette porte, La bêche, cria une dernière fois la femme du médecin, mais le sergent était déjà loin. La matinée était à demi écoulée quand on entendit le haut-parleur dans le dortoir, Attention, attention, les internés se réjouirent, croyant que la nourriture était arrivée, mais non, il s’agissait de la bêche, Venez la chercher, mais pas en groupe, une seule personne, J’y vais, j’ai déjà parlé aux soldats tout à l’heure, dit la femme du médecin. Dès qu’elle sortit sur le perron elle aperçut la bêche. Vu la distance à laquelle se trouvait l’outil, plus près du portail que de l’escalier, et sa position, il avait dû être jeté de l’extérieur, Je ne dois pas oublier que je suis aveugle, pensa la femme du médecin, Où est-elle, demanda-t-elle, Descends l’escalier, je te guiderai, répondit le sergent, très bien, maintenant avance dans la même direction, comme ça, comme ça, stop, tourne-toi un peu vers la droite, non, vers la gauche, moins, moins que ça, maintenant tout droit, si tu ne zigzagues pas tu tomberas dessus directement, chaud, brûlant, merde, je t’ai dit de ne pas zigzaguer, froid, froid, ça se réchauffe de nouveau, chaud, de plus en plus chaud, ça y est, maintenant fais demi-tour, je vais de nouveau te guider, je ne veux pas que tu restes là à tourner comme une bourrique autour d’une noria et que tu finisses par me débouler près du portail, Ne te fais donc pas tant de bile, pensa-t-elle, j’irai d’ici jusqu’à la porte en ligne droite, finalement qu’est-ce que ça peut faire, même si tu me soupçonnes de ne pas être aveugle, je m’en moque, tu n’iras pas me chercher là-dedans. Elle mit la bêche sur son épaule, tel un terrassier qui s’en va au travail, et s’avança vers la porte sans dévier d’un seul pas, Sergent, vous avez vu ça, s’exclama un des soldats, on dirait presque qu’elle a des yeux, Les aveugles apprennent vite à se repérer, décréta le sergent d’un ton convaincu.

Creuser une fosse fut un exercice pénible. La terre était dure, aplatie, avec des racines tout près de la surface. Le chauffeur de taxi, les deux agents de police et le premier aveugle se relayèrent pour creuser. Face à la mort l’on s’attend à ce que les rancœurs perdent de leur force et de leur venin, il est vrai que l’on dit que les vieilles haines ne s’usent pas et on en trouve d’abondantes preuves dans la littérature et dans la vie, mais ici, au fond, à vrai dire, il ne s’agissait pas de haine, et encore moins de vieille haine, car quel poids a le vol d’une automobile à côté du mort qui l’a volée, surtout vu le piteux état dans lequel il se trouve, car il n’est pas nécessaire d’avoir des yeux pour savoir que ce visage n’a plus de nez ni de bouche. Ils ne purent pas creuser plus profondément que trois empans. Si le mort avait été corpulent, son ventre serait resté dehors, mais le voleur était maigre, un vrai sac d’os, surtout après le jeûne de ces derniers jours, la fosse en aurait logé deux comme lui. Il n’y eut pas de prières. On pourrait lui planter une croix, dit la jeune fille aux lunettes teintées, mue par le remords, mais personne ici ne savait ce que le défunt avait pensé de son vivant de ces histoires de Dieu et de religion, le mieux était de se taire, aucune autre procédure n’est justifiée devant la mort, sans compter que fabriquer une croix est beaucoup moins facile qu’on ne croit, et combien de temps durerait-elle, avec tous ces aveugles qui ne voient pas où ils mettent les pieds. Ils retournèrent dans le dortoir. Dans les endroits plus fréquentés, à condition que ce ne soit pas à ciel ouvert comme près de la clôture, on ne se perd pas, et si on étend le bras devant soi et si on remue ses doigts comme des antennes d’insecte on arrive partout, il est même probable que les aveugles les plus doués réussiront vite à développer ce qu’on appelle la vision frontale. La femme du médecin, par exemple, c’est extraordinaire comme elle parvient à se déplacer et à s’orienter dans ce véritable casse-tête de salles, de recoins, de corridors, comme elle sait prendre un angle à l’endroit exact, comme elle s’arrête devant une porte et l’ouvre sans hésitation, comme elle n’a pas besoin de compter les lits pour aboutir au sien. Maintenant elle est assise sur le lit de son mari, elle bavarde avec lui à voix basse comme d’habitude, on voit que ce sont des personnes bien élevées, elles ont toujours quelque chose à se dire, pas comme l’autre couple formé par le premier aveugle et sa femme, après les effusions émouvantes des retrouvailles ils ne se sont presque plus adressé la parole, probablement que chez eux la tristesse présente l’a emporté sur l’amour d’avant, avec le temps ils s’habitueront. Le garçonnet louchon, lui, ne se lasse pas de répéter qu’il a faim, bien que la jeune fille aux lunettes teintées se soit pratiquement retiré la nourriture de la bouche pour la lui donner. Cela fait plusieurs heures que le gamin ne réclame plus sa mère, mais elle lui manquera sûrement de nouveau dès qu’il aura mangé, dès que son corps se sentira délivré de la violence égoïste qui résulte de la nécessité simple mais impérieuse de rester en vie. À cause de ce qui s’était passé à l’aube, ou pour des raisons étrangères à notre volonté, les caisses contenant le repas du matin n’avaient pas été apportées. Maintenant l’heure du déjeuner approche, il est presque une heure à la montre que la femme du médecin vient de consulter en cachette, et personne ne s’étonnera donc que l’impatience des sucs gastriques eût poussé un certain nombre d’aveugles, de cette aile-ci comme de l’autre, à aller attendre l’arrivée de la nourriture dans le vestibule, et cela pour deux excellentes raisons, une raison publique avancée par certains, selon laquelle on gagnerait ainsi du temps, et la raison secrète d’autres, car, comme chacun sait, qui arrive le premier est mieux servi. Les aveugles qui guettent le bruit du portail extérieur au moment de son ouverture et les pas des soldats qui apporteront les caisses bénies ne seront pas moins de dix. Pour leur part, craignant une cécité subite susceptible de résulter de la proximité immédiate des aveugles postés dans le vestibule, les contaminés de l’aile gauche n’osèrent pas sortir, mais certains épient par la fente de la porte, impatients de voir leur tour arriver. Le temps passa. Fatigués d’attendre, des aveugles s’étaient assis par terre, plus tard deux ou trois d’entre eux retournèrent dans les dortoirs. Peu après, l’on entendit le grincement caractéristique du portail. Excités, se bousculant mutuellement, les aveugles se dirigèrent vers l’endroit où, à en juger d’après les bruits à l’extérieur, ils croyaient que se trouvait la porte, mais, pris soudain d’une inquiétude vague qu’ils n’auraient pas le temps de définir ni d’expliquer, ils s’arrêtèrent et reculèrent en désordre, pendant qu’on commençait déjà à entendre distinctement les pas des soldats qui apportaient la nourriture et de l’escorte en armes qui les accompagnait.

Encore sous l’impression produite par les événements tragiques de la nuit, les soldats qui transportaient les caisses avaient décidé de ne pas les déposer près des portes menant aux ailes, comme ils l’avaient fait avant, plus ou moins, mais de les laisser dans le vestibule, et adieu, à vous de jouer, Que les mecs là-dedans se débrouillent, avaient-ils dit. L’éblouissement provoqué par la forte lumière à l’extérieur et la brusque transition à la pénombre du vestibule les empêchèrent tout d’abord de voir le groupe d’aveugles. Ils les aperçurent aussitôt après. Poussant des hurlements de terreur, ils lâchèrent les caisses par terre et se précipitèrent comme des fous vers la porte. Les deux soldats de l’escorte qui attendaient sur le perron réagirent de manière exemplaire face au danger. Dominant une peur légitime, Dieu sait comment et pourquoi, ils s’avancèrent jusqu’au seuil de la porte et vidèrent leurs chargeurs. Les aveugles se mirent à tomber les uns sur les autres et pendant qu’ils tombaient ils recevaient encore dans le corps des balles qui étaient un pur gaspillage de munitions, tout se passa incroyablement lentement, un corps, un autre corps, on avait l’impression qu’ils n’en finissaient plus de tomber, comme parfois au cinéma et à la télévision. Si nous arrivons à temps pour entendre un des deux soldats rendre compte des balles qu’il a tirées, nous l’entendrons jurer sur le drapeau qu’il a procédé en état de légitime défense et aussi de surcroît pour défendre ses camarades désarmés envoyés en mission humanitaire, lesquels s’étaient vus soudain menacés par un groupe d’aveugles qui avait la supériorité numérique. Ils reculèrent en une bousculade folle vers le portail, couverts par les fusils que les autres soldats du piquet braquaient d’une main tremblante entre les barreaux, comme si les aveugles qui avaient survécu s’apprêtaient à effectuer une sortie vengeresse. Livide de frayeur, un des soldats qui avaient tiré disait, Moi, je ne rentre plus là-dedans, même si on doit me tuer, et effectivement il n’y rentra plus. Brusquement, ce même jour, vers la fin de l’après-midi, il fut un aveugle de plus parmi les aveugles, il fut sauvé par sa qualité de soldat, sinon il serait resté ici, à tenir compagnie aux aveugles civils, collègues de ceux qu’il avait abattus à coups de fusil, et Dieu sait ce que ces derniers lui auraient fait. Le sergent dit, Le mieux serait encore de les laisser mourir de faim, morte la bête, mort le venin. Nous savons que les soldats qui ont dit et pensé cela ici ne sont pas rares, heureusement qu’un reste précieux d’humanité poussa celui-ci à dire, À partir de maintenant nous laisserons les caisses à mi-chemin, les aveugles n’auront qu’à venir les chercher, nous les aurons à l’œil et, au moindre mouvement suspect, nous ferons feu. Il se dirigea vers le poste de commandement, brancha le micro et, assemblant les mots du mieux qu’il put, recourant au souvenir de phrases semblables entendues en des occasions plus ou moins analogues, il dit, L’armée regrette d’avoir été obligée de réprimer par les armes un mouvement séditieux responsable de la création d’une situation de risque imminent, dont elle n’est responsable ni directement ni indirectement, et elle avertit les internés qu’à partir d’aujourd’hui ils iront chercher leur nourriture en dehors du bâtiment, étant d’ores et déjà entendu qu’ils subiront les conséquences d’éventuelles tentatives de modification de l’ordre, comme c’est arrivé à l’instant et la nuit passée. Il fit une pause, ne sachant plus très bien comment finir, les mots lui échappaient, il y en avait sûrement qui étaient appropriés, il se borna à répéter, Ce n’est pas notre faute, ce n’est pas notre faute.

À l’intérieur du bâtiment, le fracas des coups de feu répercutés de façon assourdissante dans l’espace restreint du vestibule avait fait naître la terreur. Dans les premiers moments, l’on crut que les soldats allaient faire irruption dans les dortoirs en balayant à coups de rafale tout ce qui se présenterait devant eux, le gouvernement avait changé d’idée, il avait opté en faveur d’une liquidation physique en masse, certains se cachèrent sous les lits, d’autres, par pur effroi, ne bougèrent pas, d’aucuns avaient peut-être pensé que cela valait mieux ainsi, plutôt que d’être en mauvaise santé mieux valait ne pas avoir de santé du tout, s’il faut à tout prix mourir, que cela soit rapidement. Les contaminés furent les premiers à réagir. Ils avaient commencé par fuir quand la fusillade avait éclaté, puis le silence les encouragea à revenir et ils s’approchèrent à nouveau de la porte qui donnait accès au vestibule. Ils virent les corps amoncelés, le sang qui s’étendait lentement et sinueusement sur le sol dallé, comme s’il était doué de vie, et les caisses de nourriture. La faim les poussa dehors, où se trouvait la nourriture convoitée, même si elle était destinée aux aveugles et qu’elle allait être emportée par ceux-ci sans tarder, conformément au règlement, mais au diable le règlement maintenant, personne ne nous voit, un tiens vaut mieux que deux tu l’auras, les anciens de tous les temps et de tous les lieux l’ont dit et les anciens n’étaient pas des nigauds. Toutefois, la faim ne fut capable de les faire avancer que de trois pas, la raison s’interposa et les avertit que le danger guettait les imprudents dans ces corps sans vie, dans ce sang surtout, Dieu sait quelles vapeurs, quelles émanations, quels miasmes vénéneux se dégageaient déjà de la chair ravagée des aveugles. Ils sont morts, ils ne peuvent rien nous faire, dit une personne dans l’intention de se rassurer elle-même et de rassurer les autres, mais elle s’en trouva plus mal pour l’avoir dit, il était vrai que les aveugles étaient morts, qu’ils ne pouvaient plus bouger, regardez, ils ne bougent pas, ils ne respirent pas, mais qui nous dit que cette cécité blanche n’est pas justement un mal de l’esprit, et si c’est bien le cas, si cette hypothèse est vraie, jamais l’esprit de ces aveugles n’aura été aussi en liberté qu’à présent, en dehors de leur corps, et donc plus libre de faire ce qu’il veut, surtout le mal qui, comme chacun sait, a toujours été très facile à pratiquer. Mais les caisses de nourriture, exposées comme elles l’étaient, attiraient irrésistiblement les yeux, car les raisons de l’estomac sont si fortes qu’elles ne prêtent attention à rien, même quand c’est pour son bien. Un liquide blanc s’écoulait de l’une des caisses et s’approchait lentement de la nappe de sang, c’était de toute évidence du lait, la couleur ne trompe pas. Plus courageux, ou plus fatalistes, la distinction n’est pas toujours facile à faire, deux des contaminés avancèrent, ils touchaient déjà presque la première caisse de leurs mains avides quand plusieurs aveugles apparurent dans l’embrasure de la porte qui menait à l’autre aile. L’imagination est si puissante, et dans des circonstances aussi funestes que celles-ci il semble qu’elle soit toute-puissante, que pour les deux contaminés partis en reconnaissance ce fut soudain comme si les morts s’étaient levés du sol, aussi aveugles qu’avant, assurément, mais bien plus nuisibles car sûrement animés par l’esprit de la vengeance. Ils reculèrent prudemment et silencieusement vers l’entrée de leur aile, peut-être les aveugles commenceraient-ils par s’occuper de leurs morts, comme le voulaient la charité et le respect, ou tout au moins laisseraient-ils là une caisse qu’ils n’auraient pas vue, même petite, à la vérité les contaminés n’étaient pas très nombreux, peut-être que la meilleure solution serait de leur demander, S’il vous plaît, par pitié, laissez-nous au moins une petite caisse, car on n’apportera peut-être pas d’autre nourriture aujourd’hui, après ce qui est arrivé. Les aveugles se déplaçaient comme les aveugles qu’ils étaient, à tâtons, en trébuchant, en traînant les pieds, toutefois ils surent répartir les tâches efficacement, comme s’ils étaient organisés, certains, patinant dans le sang visqueux et le lait, se mirent aussitôt à enlever et à transporter les cadavres vers la clôture, d’autres s’occupèrent des caisses, l’une après l’autre, les huit caisses larguées par les soldats. Parmi les aveugles, il y avait une femme qui donnait l’impression d’être partout en même temps, aidant à charger, se comportant comme si elle guidait les hommes, tâche évidemment impossible pour une aveugle, et par hasard ou intentionnellement plus d’une fois elle tourna la tête vers l’aile des contaminés, comme si elle les voyait ou sentait leur présence. En peu de temps le vestibule fut vide, sans autre trace que la grande tache de sang et une autre, petite, blanche, qui la touchait, celle du lait renversé, et en plus, seulement les empreintes croisées des pieds, traces rouges ou simplement humides. Les contaminés fermèrent la porte avec résignation et se mirent en quête de miettes, tellement découragés que l’un d’eux faillit dire, et cela montre toute l’étendue de leur désespoir, Si nous devons vraiment devenir aveugles, si c’est là notre destin, nous ferions mieux d’aller déjà là-bas, au moins nous aurions de quoi manger, Peut-être que les soldats vont nous apporter notre part, dit quelqu’un, Vous avez fait votre service militaire, demanda un autre, Non, C’est bien ce que je pensais.

Comme les morts appartenaient au premier et au deuxième dortoir, les occupants de ces deux dortoirs se réunirent pour décider s’ils mangeaient d’abord et enterraient les cadavres après, ou inversement. Personne ne semblait curieux de savoir qui était mort. Cinq d’entre eux s’étaient installés dans le deuxième dortoir, on ignore s’ils se connaissaient d’avant et, dans le cas contraire, s’ils avaient eu le temps et l’envie de faire connaissance et de s’épancher. La femme du médecin ne se souvenait pas d’avoir vu ces cinq aveugles à leur arrivée. Les quatre autres, en revanche, elle les connaissait, ils avaient pour ainsi dire dormi avec elle sous le même toit, encore que de l’un d’eux elle n’en sût pas davantage, et comment eût-elle pu savoir autre chose, un homme qui se respecte ne parle pas d’affaires intimes à la première personne venue, comme de s’être trouvé dans une chambre d’hôtel en train de faire l’amour avec une jeune fille qui portait des lunettes teintées, laquelle, à son tour, si c’est bien de cette jeune fille ici qu’il s’agit, n’imagine même pas qu’elle a été et est toujours tout près de l’homme qui lui a fait voir tout en blanc. Le chauffeur de taxi et les deux agents de police étaient les autres morts, trois hommes robustes, tout à fait capables de prendre soin de leur propre personne et dont la profession consistait, encore que de façon différente, à prendre soin d’autrui, et les voilà fauchés cruellement dans la force de l’âge, en attendant qu’on s’occupe de leur sort. Ils devront attendre que les survivants aient fini de manger, non pas à cause de l’habituel égoïsme des vivants, mais parce que quelqu’un a fait remarquer avec beaucoup de bon sens qu’enterrer neuf corps dans une terre aussi dure et avec une seule bêche était un travail qui durerait au moins jusqu’à l’heure du dîner. Et comme il ne serait pas admissible que les volontaires dotés de bons sentiments triment pendant que les autres se remplissaient la panse, on décida de laisser les morts pour plus tard. La nourriture se présentait sous forme de portions individuelles, elle était donc facile à distribuer, Voilà pour toi, voilà pour toi, jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien. Mais l’impatience anxieuse de plusieurs aveugles mal informés vint compliquer ce qui eût été commode dans des circonstances normales, même si un jugement serein et indépendant nous conseille de reconnaître que les excès qui se produisirent eurent une certaine raison d’être, il suffira de rappeler, par exemple, qu’on ne pouvait pas savoir au départ si la nourriture suffirait pour tous. Assurément, chacun comprendra qu’il n’est pas facile de compter des aveugles ni de partager des rations sans yeux pour voir les aveugles et les rations. En outre, certains occupants du deuxième dortoir, avec une malhonnêteté plus que répréhensible, essayèrent de faire croire qu’ils étaient plus nombreux qu’ils ne l’étaient en réalité. Comme toujours, c’était sa fonction, la femme du médecin les tira d’affaire. Quelques mots dits au moment opportun permirent de résoudre des difficultés qu’un discours prolixe n’aurait fait qu’aggraver. Malintentionnés et mal élevés furent aussi ceux qui non seulement tentèrent mais réussirent à se faire servir deux rations. La femme du médecin s’aperçut de cette conduite condamnable mais jugea prudent de ne pas dénoncer cet abus. Elle refusait d’imaginer les conséquences de la révélation de ce qu’elle n’était pas aveugle, le moins qui puisse lui arriver serait de se voir transformée en servante de tous et le plus d’être transformée en esclave de quelques-uns. L’idée, avancée au début, de désigner un responsable pour chaque dortoir pourrait, on ne sait jamais, aider à résoudre ces difficultés et d’autres malheureusement encore pires, à condition toutefois que l’autorité dudit responsable, nul doute fragile, nul doute précaire, nul doute remise en question à chaque instant, s’exerçât clairement pour le bien de tous et fût reconnue pour telle par la majorité. Si nous n’y parvenons pas, pensa-t-elle, nous finirons par nous entre-tuer ici. Elle se promit de parler de ce sujet épineux à son mari et continua à partager les rations.

Les uns par indolence, les autres parce qu’ils avaient l’estomac délicat, toujours est-il qu’après avoir mangé personne n’eut envie d’aller exercer la profession de fossoyeur. Quand le médecin, car pour lui c’était plus une obligation professionnelle que pour les autres, dit, mal à l’aise, Allons donc enterrer ces malheureux, pas un seul volontaire ne se présenta. Étendus sur leur lit, tout ce que voulaient les aveugles c’était de pouvoir mener à bon terme leur brève digestion, certains s’endormirent immédiatement et cela n’avait rien d’étonnant après les frayeurs et les secousses qu’ils avaient subies, leur corps, bien que chichement alimenté, s’abandonnait à l’amollissement de la chimie digestive. Plus tard, près du crépuscule, quand les lampes blafardes semblèrent gagner quelque force du fait de la diminution graduelle de la lumière naturelle, montrant en même temps par leur faiblesse qu’elles ne servaient pas à grand-chose, le médecin, accompagné de sa femme, convainquit deux hommes de sa chambrée d’aller avec lui jusqu’à la clôture, ne serait-ce, dit-il, que pour procéder à une évaluation du travail à faire et séparer les corps déjà rigides, puisqu’il avait été décidé que chaque dortoir enterrerait ses propres morts. L’avantage dont jouissaient ces aveugles était ce qui pourrait s’appeler l’illusion de la lumière. En vérité, peu leur importait que ce fût le jour ou la nuit, le crépuscule du matin ou le crépuscule du soir, le silence de l’aube ou la rumeur de l’heure méridienne, les aveugles étaient toujours entourés d’une blancheur resplendissante, comme le soleil dans le brouillard. Pour eux, la cécité ne consistait pas à vivre banalement enveloppés de ténèbres mais à l’intérieur d’une gloire lumineuse. Quand le médecin commit l’erreur de dire qu’ils allaient séparer les corps, le premier aveugle, qui était parmi ceux qui avaient accepté de l’aider, voulut qu’on lui expliquât comment ils pourraient les reconnaître, question logique pour un aveugle et qui plongea le médecin dans l’embarras. Cette fois, sa femme pensa qu’elle ne devait pas voler à son secours, ce serait se dénoncer elle-même. Le médecin se tira avec élégance de ce mauvais pas grâce à la méthode radicelle de l’aveu, c’est-à-dire en reconnaissant son erreur et en souriant de lui-même, On est tellement habitué à avoir des yeux, dit-il, qu’on croit pouvoir encore les utiliser même quand ils ne servent plus à rien, en fait on sait tout juste qu’il y a là quatre des nôtres, le chauffeur de taxi, les deux policiers et un autre homme qui était aussi avec nous, par conséquent la solution sera de prendre quatre corps au hasard et de les enterrer convenablement, comme ça nous aurons fait notre devoir. Le premier aveugle acquiesça, son camarade aussi, et de nouveau, se relayant, ils se mirent à creuser des fosses. À cause de leur cécité, ces auxiliaires ne sauront jamais que, sans exception, les cadavres enterrés furent précisément ceux dont ils venaient de parler sur un ton dubitatif, inutile de dire que ce qui sembla l’œuvre du hasard fut celle de la main du médecin, guidée par la main de sa femme qui attrapait une jambe ou un bras, et lui se bornait à dire, Ce corps-ci. Quand deux corps furent enterrés, trois hommes prêts à aider vinrent enfin du dortoir, ils ne seraient probablement pas venus si quelqu’un leur avait dit qu’il faisait déjà nuit noire. Sur le plan psychologique, il faut bien reconnaître que, même si l’on est aveugle, il y a une grande différence entre creuser des sépultures à la lumière du jour et après le coucher du soleil. Au moment où ils entraient dans le dortoir, ruisselants de sueur, couverts de terre, sentant encore dans leurs narines la première odeur douceâtre de la corruption, la voix dans le haut-parleur répétait les instructions connues. Il n’y eut aucune référence à ce qui s’était passé, il ne fut pas question de coups de fusil ni de tués à bout portant. Des avertissements tels qu’Abandonner l’édifice sans autorisation sera synonyme de mort immédiate, ou Les internés enterreront le cadavre près de la clôture sans formalités, revêtaient maintenant tout leur sens grâce à la dure expérience de la vie, maîtresse suprême de toutes les disciplines, tandis que la voix qui promettait des caisses de nourriture trois fois par jour se transformait en sarcasme grotesque ou en une ironie encore plus difficile à supporter. Quand la voix se tut, le médecin, qui commençait à connaître la maison dans tous ses recoins, alla seul à la porte de l’autre dortoir pour déclarer, Nos morts sont enterrés, Si vous en avez enterré certains, vous auriez pu aussi bien enterrer les autres, répondit une voix d’homme à l’intérieur, Il a été décidé que chaque dortoir enterrerait ses morts, nous en avons pris quatre et nous les avons enterrés, Ça va, nous nous occuperons demain de ceux d’ici, dit une autre voix masculine, puis sur un autre ton elle demanda, Il n’est pas venu d’autre nourriture, Non, répondit le médecin, Mais le haut-parleur a parlé de trois fois par jour, Je doute qu’ils respectent leur promesse dans tous les cas, Alors, il faudra rationner la nourriture qui sera apportée, dit une voix de femme, Ça me semble une bonne idée, si vous voulez nous en reparlerons demain, D’accord, dit la femme. Le médecin allait se retirer quand il entendit la voix de l’homme qui avait parlé le premier, Il faudrait savoir qui commande ici. Il s’interrompit en attendant que quelqu’un réponde, la même voix féminine le fit, Si nous ne nous organisons pas sérieusement, c’est la faim et la peur qui commanderont, il est déjà assez honteux comme ça que nous ne soyons pas allés enterrer les morts avec eux, Pourquoi est-ce que vous n’allez pas les enterrer vous-même, puisque vous êtes si maligne et si sentencieuse, Je ne peux pas le faire toute seule, mais je suis prête à aider, Ce n’est pas la peine de discuter, intervint la deuxième voix d’homme, nous nous occuperons de ça demain matin. Le médecin soupira, la cohabitation allait être difficile. Il se dirigeait vers le dortoir quand il ressentit un fort besoin d’aller à la selle. De là où il se trouvait, il n’était pas sûr de pouvoir retrouver les latrines, mais il décida de s’aventurer. Il espérait que quelqu’un aurait au moins eu l’idée d’apporter là-bas le papier hygiénique qui était dans les caisses de nourriture. Il se trompa de chemin deux fois, angoissé, car le besoin se faisait de plus en plus pressant, et ce fut seulement au dernier stade de l’urgence qu’il put enfin baisser culotte et s’accroupir au-dessus de la cuvette à la turque. La puanteur était asphyxiante. Il lui semblait avoir marché sur une pâte molle, les excréments d’un aveugle qui avait mal visé ou qui ne s’était pas soucié de trouver le trou avant de se soulager. Il s’efforça d’imaginer l’état des lieux, pour lui tout était blanc, lumineux, resplendissant, de même que les murs et le sol qu’il ne pouvait pas voir, et il conclut absurdement que dans cet endroit lumière et blancheur sentaient mauvais. L’horreur nous rendra fous, pensa-t-il. Ensuite il voulut se torcher, mais il n’y avait pas de papier. Il tâta le mur derrière lui où devaient se trouver les supports pour les rouleaux ou les clous sur lesquels on aurait enfilé des bouts de papier quelconque, faute de mieux. Rien. Il se sentit malheureux, on ne peut plus misérable, jambes arquées, retenant son pantalon pour l’empêcher de frôler le sol immonde, aveugle, aveugle, aveugle, et incapable de se dominer il se mit à pleurer silencieusement. Il fit quelques pas en tâtonnant et heurta le mur d’en face. Il étendit un bras, puis l’autre, et découvrit enfin une porte. Il entendit les pas traînants d’une personne elle aussi probablement à la recherche des cabinets et qui trébuchait, Où est cette merde, murmurait-elle d’une voix neutre, comme si au fond peu lui importait de le savoir. Elle passa à une trentaine de centimètres de lui sans s’apercevoir de la présence d’une autre personne, mais cela n’avait pas d’importance, la situation ne devint pas indécente, elle aurait pu l’être, un homme dans pareille posture, déculotté, mais au dernier moment, mû par un déconcertant sentiment de pudeur, le médecin avait remonté son pantalon. Puis il le baissa quand il se crut seul, mais pas suffisamment vite, il s’était souillé, il le savait, il était sale comme il ne l’avait jamais été de sa vie. Il y a bien des façons de devenir un animal, pensa-t-il, celle-ci n’est que la première de toutes. Mais il ne pouvait pas trop se plaindre, il avait quelqu’un que le nettoyer ne dérangeait pas.

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