L’AVEUGLEMENT de José Saramago

Pourquoi charriaient-ils les sacs de haricots et de pois chiches, plus tout ce qu’ils glanaient en chemin, alors qu’ils avaient encore tant de chemin à faire avant d’arriver à la rue où habitaient le premier aveugle et sa femme, voilà bien une question qui ne pourrait sortir que de la bouche d’une personne qui n’a jamais connu ni pénurie ni disette de sa vie. Il ne faut pas mettre tous ses œufs dans le même panier, avait dit cette même grand-mère de la femme du médecin, qui ne pensa pas à ajouter, Quand bien même pour cela il faudrait faire le tour du monde, car c’est la prouesse qu’ils accomplissent présentement, ils vont à cette maison par le chemin le plus long. Où sommes-nous, demanda le premier aveugle, la femme du médecin le lui dit, c’est à ça que lui servaient ses yeux, et lui, C’est ici que je suis devenu aveugle, au carrefour où il y a le feu rouge, C’est justement à ce carrefour que nous nous sommes rencontrés, Ici, Ici même, Je ne veux pas me souvenir de ce moment affreux quand j’étais enfermé dans la voiture sans rien voir, les gens braillaient au-dehors et moi j’étais désespéré, je criais que j’étais aveugle, jusqu’au moment où est arrivé cet homme qui m’a raccompagné chez moi, Pauvre homme, dit la femme du premier aveugle, il ne volera plus jamais de voitures, L’idée que nous devons mourir nous est si pénible, dit la femme du médecin, que nous cherchons toujours des excuses à ceux qui sont morts, c’est comme si nous leur demandions par avance de nous pardonner quand viendra notre tour, Tout ça continue à me sembler un rêve, dit la femme du premier aveugle, c’est comme si je rêvais que je suis aveugle, Quand j’étais à la maison, en train de t’attendre, j’ai pensé la même chose, dit son mari. Ils avaient quitté la place où l’incident s’était produit, ils gravissaient maintenant des ruelles étroites et labyrinthiques, la femme du médecin connaît mal ce quartier, mais le premier aveugle n’est pas perdu, lui, il les guide, elle annonce le nom des rues et il dit, Tournons à gauche, tournons à droite, finalement il dit, C’est notre rue, l’immeuble est sur la gauche, plus ou moins au milieu, Quel est le numéro, demanda la femme du médecin, il ne s’en souvenait plus, Ça alors, voilà que je ne m’en souviens pas, il m’est complètement sorti de la tête, dit-il, c’était de très mauvais augure, si maintenant nous ne savons même plus où nous habitons, le rêve qui remplace la mémoire, à ce train-là où irons-nous. Il se trouve que cette fois ce n’est pas trop grave, heureusement que la femme du premier aveugle a insisté pour participer à l’excursion, la voici qui donne le numéro de l’immeuble, ç’aura évité de devoir recourir à ce dont le premier aveugle se vantait, reconnaître la porte grâce à la magie du toucher, comme s’il avait la baguette magique de la fameuse canne blanche, un coup, du métal, un autre coup, du bois, trois ou quatre coups encore et il parviendra au dessin complet, c’est celle-ci, plus de doute. Ils entrèrent, la femme du médecin en tête, Quel étage, demanda-t-elle, Le troisième, répondit le premier aveugle, il n’avait pas la mémoire aussi étiolée qu’on eût pu le croire, il y a certaines choses qu’on oublie, c’est la vie, d’autres dont on se souvient, par exemple le fait que lorsqu’il avait franchi cette porte, déjà aveugle, l’homme qui ne lui avait pas encore volé l’automobile lui avait demandé, À quel étage habitez-vous, Au troisième, avait-il répondu, la différence c’est que maintenant ils ne montent pas par l’ascenseur, ils gravissent les marches invisibles d’un escalier qui est à la fois sombre et lumineux, pour qui n’est pas aveugle l’électricité manque cruellement, ou la lumière du soleil, ou un bout de chandelle, maintenant les yeux de la femme du médecin ont eu le temps de s’habituer à la pénombre, les personnes qui montent se heurtèrent à mi-chemin à deux femmes qui descendaient, des aveugles des étages supérieurs, peut-être du troisième, personne ne posa de questions, il est un fait que les voisins ne sont plus ce qu’ils étaient jadis.

La porte était fermée. Qu’allons-nous faire, demanda la femme du médecin, Je parlerai, dit le premier aveugle. Ils frappèrent une fois, deux fois, trois fois, Il n’y a personne, dit l’un d’eux au moment même où la porte s’ouvrait, cette lenteur n’était pas étonnante, un aveugle au fond d’un appartement ne peut pas courir pour ouvrir à la personne qui a sonné, Qui est-ce, que désirez-vous, demanda l’homme qui leur ouvrit, il avait un air sérieux, ce devait être une personne éduquée et d’un abord affable. Le premier aveugle dit, J’habitais dans cet appartement, Ah, répondit l’autre, qui demanda ensuite, Il y a d’autres personnes avec vous, Ma femme, et aussi une amie à nous, Comment puis-je savoir que c’était votre appartement, C’est facile, dit la femme du premier aveugle, je vais vous décrire ce qu’il y a dedans. L’homme garda le silence quelques instants puis dit, Entrez. La femme du médecin fut la dernière à entrer, ici personne n’avait besoin d’un guide. L’aveugle dit, Je suis seul, les miens sont allés chercher de la nourriture, je devrais probablement dire les miennes, mais je ne pense pas que ce soit approprié, il s’interrompit et ajouta, Encore que je devrais le savoir, Que voulez-vous dire, demanda la femme du médecin, Ces miennes dont je parlais sont ma femme et mes deux filles, Et pourquoi devriez-vous savoir s’il est approprié ou non de mettre le possessif au féminin, Parce que je suis écrivain, et un écrivain doit savoir ces choses-là, du moins peut-on le supposer. Le premier aveugle se sentit flatté, vous imaginez, un écrivain installé chez moi, puis un doute lui vint, serait-ce manquer de savoir-vivre que de demander à l’homme comment il s’appelait, il le connaissait peut-être de nom, peut-être même l’avait-il lu, il hésitait encore entre la curiosité et la discrétion quand sa femme lui posa la question tout de go, Quel est votre nom, Les aveugles n’ont pas besoin de nom, je suis cette voix qui m’a été donnée en partage, le reste n’est pas important, Mais vous avez écrit des livres et ces livres portent votre nom, dit la femme du médecin, Maintenant que personne ne peut les lire, c’est comme s’ils n’existaient pas. Le premier aveugle estima que la conversation s’éloignait par trop de la question qui l’intéressait au premier chef, Et comment se fait-il que vous ayez abouti chez moi, demanda-t-il, Comme beaucoup d’autres personnes qui n’habitent plus là où elles habitaient, j’ai trouvé mon appartement occupé par des gens qui n’ont pas voulu entendre raison, on pourrait dire qu’ils nous ont flanqués à la porte, Votre appartement est loin d’ici, Non, Avez-vous fait d’autres tentatives pour le récupérer, demanda la femme du médecin, les gens changent fréquemment d’appartement, J’ai essayé encore deux fois, Et ces gens occupent toujours votre appartement à l’heure actuelle, Oui, Et que pensez-vous faire maintenant que vous savez que c’est notre appartement, s’enquit le premier aveugle, allez-vous nous expulser comme les autres vous ont expulsés, Je n’en ai ni l’âge ni la force, et, même si je l’avais, je ne me crois pas capable de recourir à des procédés aussi cavaliers, un écrivain finit par avoir dans la vie la patience dont il a besoin pour écrire, Vous allez donc nous laisser l’appartement, Oui, si nous ne trouvons pas d’autre solution, Je vois mal quelle autre solution pourrait être trouvée. La femme du médecin avait déjà deviné la réponse de l’écrivain, Votre femme et vous, et aussi l’amie qui vous accompagne, vous vivez dans un appartement, je suppose, Oui, dans l’appartement de notre amie, C’est loin, On ne peut pas dire que ce soit loin, Alors, si vous le permettez, je vais vous faire une proposition, Dites, Continuons comme nous sommes, en ce moment nous avons tous les deux un appartement où nous pouvons vivre, je continuerai à être attentif à ce qui arrivera au mien, si un jour je le trouve libre je déménagerai immédiatement, vous ferez de même, vous viendrez régulièrement ici, et quand vous trouverez l’appartement vide vous y emménagerez, Je ne suis pas certain que cette idée me plaise, Je ne m’attendais pas à ce qu’elle vous plaise, mais je doute que la seule solution possible vous plaise davantage, Laquelle, Vous récupérez l’appartement qui est le vôtre à l’instant même, Mais alors, Exactement, alors nous irons vivre Dieu sait où, Absolument pas, il n’en est pas question, intervint la femme du premier aveugle, laissons les choses telles quelles, on verra le moment venu, Je me rends compte qu’il y a encore une autre solution, dit l’écrivain, Et qui serait, demanda le premier aveugle, De vivre ici en tant que vos pensionnaires, l’appartement est assez grand pour tous, Non, dit la femme du premier aveugle, nous continuerons à habiter comme jusqu’à présent chez notre amie, je n’ai pas besoin de te demander si tu es d’accord, ajouta-t-elle à l’adresse de la femme du médecin, Ni moi de te répondre, Je vous remercie tous, dit l’écrivain, à vrai dire je m’attendais à tout moment à ce qu’on vienne nous réclamer l’appartement, Se contenter de ce qu’on a est la chose la plus naturelle quand on est aveugle, dit la femme du médecin, Comment avez-vous vécu depuis le début de l’épidémie, Nous sommes sortis de notre internement il y a trois jours, Ah, vous faites partie de ceux qui ont été mis en quarantaine, Oui, ça a été dur, C’est peu dire, Ça a été horrible, Vous êtes écrivain, vous avez l’obligation, comme vous l’avez dit vous-même il y a peu, de connaître les mots, par conséquent vous savez que les adjectifs ne servent à rien, si une personne tue une autre personne, par exemple, il vaut mieux le dire simplement et tabler sur le fait que l’horreur de l’acte, à elle toute seule, sera si choquante qu’elle nous dispensera de dire que ce fut horrible, Vous voulez dire que nous disposons de trop de mots, Je veux dire que nous ne disposons pas d’assez de sentiments, Ou alors nous disposons d’eux, mais nous avons cessé d’utiliser les mots qui les expriment, Et par conséquent nous les perdons, J’aimerais que vous me parliez de votre vie en quarantaine, Pourquoi, Je suis écrivain, Il faudrait avoir été en quarantaine, Un écrivain est comme n’importe qui, il ne peut pas tout savoir ni avoir tout vécu, il doit questionner et imaginer, Un jour, peut-être, je vous raconterai ce que ça a été, après vous pourrez écrire un livre, Je suis en train de l’écrire ce livre, Comment faites-vous puisque vous êtes aveugle, Les aveugles aussi peuvent écrire, Voulez-vous dire que vous avez eu le temps d’apprendre l’alphabet braille, Je ne connais pas l’alphabet braille, Alors, comment faites-vous pour écrire, demanda le premier aveugle, Je vais vous montrer. Il se leva de sa chaise, sortit, revint au bout d’une minute avec une feuille de papier et un stylo-bille, C’est la dernière page complète que j’ai écrite, Nous ne pouvons pas la voir, dit la femme du premier aveugle, Moi non plus, dit l’écrivain, Alors, comment pouvez-vous écrire, demanda la femme du médecin en regardant la feuille de papier où on distinguait dans la semi-obscurité qui régnait dans la pièce des lignes très serrées qui se chevauchaient parfois, Au toucher, répondit l’écrivain en souriant, ce n’est pas difficile, on place la feuille de papier sur une surface un peu molle, comme, par exemple, d’autres feuilles de papier, après il n’y a plus qu’à écrire, Mais puisque vous ne voyez pas, dit le premier aveugle, Le stylo-bille est un bon instrument de travail pour les écrivains aveugles, il ne sert pas à lire ce qu’il a écrit mais à savoir où il a écrit, il suffit de suivre avec le doigt la dépression de la dernière ligne écrite et de continuer comme ça jusqu’à l’arête de la feuille, de calculer la distance pour la nouvelle ligne et de continuer, c’est très facile, Je remarque que parfois les lignes se chevauchent, dit la femme du médecin en lui prenant délicatement la feuille de papier des mains, Comment le savez-vous, Je vois, Vous voyez, vous avez recouvré la vue, comment, quand, demanda l’écrivain avec nervosité, Je suppose que je suis la seule personne à ne l’avoir jamais perdue, Et pourquoi, comment expliquez-vous ça, Je n’ai aucune explication, probablement n’y en a-t-il pas, Cela signifie que vous avez vu tout ce qui s’est passé, J’ai vu ce que j’ai vu, je n’avais pas le choix, Combien de personnes ont-elles été placées en quarantaine, Près de trois cents, Depuis quand, Depuis le début, nous en sommes sortis il y a seulement trois jours, comme je vous l’ai dit, Je crois avoir été le premier à devenir aveugle, dit le premier aveugle, Ça a dû être horrible, De nouveau ce mot, dit la femme du médecin, Excusez-moi, soudain tout ce que j’ai écrit depuis que nous sommes devenus aveugles, ma famille et moi, me semble ridicule, Sur quoi avez-vous écrit, Sur nos souffrances, sur notre vie, Chacun doit parler de ce qu’il sait, et ce qu’il ne sait pas il le demande, Je vous le demanderai, Et je vous répondrai, je ne sais pas quand, un jour. La femme du médecin toucha la main de l’écrivain avec la feuille de papier, Cela vous ennuierait-il de me montrer où vous travaillez, ce que vous écrivez, Pas du tout, venez avec moi, Pouvons-nous venir, nous aussi, C’est votre maison, dit l’écrivain, je ne suis que de passage ici. Dans la chambre à coucher il y avait une petite table avec une lampe éteinte. La lumière blafarde qui entrait par la fenêtre permettait de voir des feuilles blanches à gauche, d’autres à droite, écrites, et au milieu une feuille à moitié remplie. Il y avait deux stylos-billes neufs à côté de la lampe. Voilà, dit l’écrivain. La femme du médecin demanda, Je peux, et sans attendre la réponse elle prit les feuilles écrites, une vingtaine, regarda la calligraphie minuscule, les lignes qui montaient et descendaient, les mots inscrits sur la blancheur du papier, gravés dans la cécité, Je suis de passage, avait dit l’écrivain, et voilà les signes qu’il laissait de son passage. La femme du médecin lui mit la main sur l’épaule et il la prit dans ses deux mains et la porta lentement à ses lèvres, Ne vous perdez pas, surtout ne vous perdez pas, dit-il, et ces paroles étaient inattendues, énigmatiques, elles ne semblaient pas très à propos.

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