L’AVEUGLEMENT de José Saramago

Quand ils rentrèrent chez eux avec assez de victuailles pour trois jours, la femme du médecin, interrompue et assistée par les voix excitées du premier aveugle et de sa femme, raconta ce qui s’était passé. Et le soir, comme il se devait, elle lut à tous quelques pages d’un livre qu’elle était allée chercher dans la bibliothèque. Le sujet n’intéressa pas le garçonnet louchon qui s’endormit bientôt, la tête sur les genoux de la jeune fille aux lunettes teintées et les pieds sur les jambes du vieillard au bandeau noir.

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Deux jours plus tard, le médecin dit, J’aimerais savoir ce qu’est devenu mon cabinet de consultation, pour l’instant ni lui ni moi ne servons à rien, mais peut-être qu’un jour les gens retrouveront l’usage de leurs yeux, les appareils doivent encore être là, à attendre, Nous irons quand tu voudras, dit sa femme, à l’instant même, Et nous pourrions profiter de la balade pour passer chez moi, si ça ne vous ennuie pas, dit la jeune fille aux lunettes teintées, non pas que je pense que mes parents soient revenus, mais par acquit de conscience, Nous irons aussi chez toi, dit la femme du médecin. Personne d’autre ne désira se joindre à l’expédition de reconnaissance des domiciles, le premier aveugle et sa femme parce qu’ils savaient déjà à quoi s’en tenir, le vieillard au bandeau noir itou, encore que pas pour les mêmes raisons, et le garçonnet louchon parce qu’il ne se souvenait toujours pas du nom de la rue où il avait habité. Le temps était clair, les pluies semblaient être finies, et le soleil, bien que pâle, commençait à se sentir sur la peau, Je ne sais pas comment nous ferons si la canicule arrive, dit le médecin, avec toutes ces ordures qui pourrissent partout, ces animaux morts, peut-être même des humains, il doit y avoir des morts dans les maisons, tout le mal vient de ce que nous ne sommes pas organisés, il faudrait une organisation dans chaque immeuble, dans chaque rue, dans chaque quartier, Un gouvernement, dit la femme, Une organisation, le corps aussi est un système organisé, il est en vie aussi longtemps qu’il reste organisé, et la mort n’est rien d’autre que l’effet d’une désorganisation, Comment une société d’aveugles pourra-t-elle s’organiser de façon à rester en vie, En s’organisant, s’organiser c’est déjà d’une certaine façon commencer à avoir des yeux, Tu as sans doute raison, mais l’expérience de cette cécité-ci ne nous a apporté que mort et misère, mes yeux, tout comme ton cabinet de consultation, n’ont servi à rien, C’est grâce à tes yeux que nous sommes vivants, dit la jeune fille aux lunettes teintées, Nous le serions aussi si j’étais aveugle, le monde est plein d’aveugles vivants, Je pense que nous allons tous mourir, c’est une question de temps, Mourir a toujours été une question de temps, dit le médecin, Mais mourir simplement parce qu’on est aveugle est la pire façon de mourir, Nous mourons de maladies, d’accidents, par hasard, Et maintenant nous mourrons aussi parce que nous sommes aveugles, je veux dire que nous mourrons de cécité et de cancer, de cécité et de tuberculose, de cécité et du sida, de cécité et d’infarctus, les maladies peuvent varier d’une personne à l’autre, mais à présent ce qui nous tue véritablement c’est la cécité, Nous ne sommes pas immortels, nous ne pouvons pas échapper à la mort, mais nous devrions au moins ne pas être aveugles, dit la femme du médecin, Mais comment, puisque cette cécité est concrète et réelle, dit le médecin, Je n’en suis pas si sûre, dit sa femme, Moi non plus, dit la jeune fille aux lunettes teintées.

Ils n’eurent pas besoin de forcer la porte, ils l’ouvrirent normalement, la clé était dans le trousseau de clés personnelles du médecin qui était resté à la maison quand ils furent emmenés en quarantaine. Voilà la salle d’attente, dit la femme du médecin, La salle où j’ai attendu, dit la jeune fille aux lunettes teintées, le rêve continue, mais je ne sais pas de quel rêve il s’agit, si c’est le rêve où j’ai rêvé ce jour-là que je rêvais que je suis aveugle ici, ou le rêve où j’ai toujours été aveugle et où je venais en rêvant dans le cabinet de consultation pour me guérir d’une inflammation des yeux qui ne présentait aucun risque de cécité, La quarantaine ne fut pas un rêve, dit la femme du médecin, Non, elle ne le fut pas, pas plus qu’être violées ne fut un rêve, Ni avoir poignardé un homme, Conduis-moi à mon cabinet, je peux y arriver seul, mais conduis-moi, dit le médecin. La porte était ouverte. La femme du médecin dit, Tout est sens dessus dessous, il y a des papiers par terre, les tiroirs des casiers où tu rangeais tes fiches ont été emportés, C’est sans doute les gens du ministère, pour ne pas perdre de temps à chercher, Probablement, Et les appareils, À première vue, ils semblent en bon état, C’est au moins ça de gagné, dit le médecin. Il avança seul, les bras tendus, il toucha la boîte qui contenait les lentilles, l’ophtalmoscope, il toucha le bureau, puis il dit en s’adressant à la jeune fille aux lunettes teintées, Je comprends ce que tu veux dire quand tu dis que tu vis un rêve. Il s’assit à son bureau, posa les mains sur le plateau de verre couvert de poussière, puis dit avec un sourire triste et ironique, comme s’il s’adressait à une personne devant lui, Eh bien, docteur, je regrette beaucoup, mais votre cas est sans remède, si vous voulez que je vous donne un dernier conseil, remettez-vous-en au vieux dicton qui dit qu’il faut prendre son mal en patience, Ne nous fais pas souffrir, dit sa femme, Excuse-moi, et toi aussi excuse-moi, nous sommes dans le lieu où jadis on faisait des miracles, maintenant je n’ai même plus les preuves de mes pouvoirs magiques, on les a toutes emportées, Le seul miracle à notre portée consistera à continuer à vivre, dit la femme, à protéger la fragilité de la vie jour après jour, comme si c’était elle l’aveugle, elle qui ne sait pas où aller, et c’est peut-être le cas, peut-être qu’elle ne le sait vraiment pas, elle s’est confiée à nos mains après nous avoir rendus intelligents et voilà ce que nous en avons fait, Tu parles comme si toi aussi tu étais aveugle, dit la jeune fille aux lunettes teintées, D’une certaine façon c’est vrai, je suis aveugle de votre cécité, peut-être que je commencerais à mieux voir si ceux qui voient étaient plus nombreux, Je crains que tu ne sois comme le témoin qui cherche le tribunal où il a été convoqué par il ne sait qui et où il devra déclarer il ne sait quoi, dit le médecin, Le temps s’achève, la pourriture s’étend, les maladies trouvent les portes ouvertes, l’eau s’épuise, la nourriture est devenue du poison, voilà quelle serait ma première déclaration, dit la femme du médecin, Et la deuxième, demanda la jeune fille aux lunettes teintées, Ouvrons les yeux, Nous ne le pouvons pas, nous sommes aveugles, dit le médecin, C’est une bien grande vérité que de dire qu’il n’y a pire aveugle que celui qui ne veut pas voir, Mais moi je veux voir, dit la jeune fille aux lunettes teintées, Ce n’est pas pour cela que tu verras, la seule différence pour toi serait de cesser d’être la pire aveugle, et maintenant allons-nous-en, il n’y a plus rien à voir ici, dit le médecin.

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