L’AVEUGLEMENT de José Saramago

Couchés sur leur lit, les aveugles attendaient que le sommeil ait pitié de leur tristesse. Discrètement, comme si les autres pouvaient voir ce spectacle lamentable, la femme du médecin avait aidé son mari à se nettoyer du mieux possible. Il régnait maintenant un silence douloureux d’hôpital, quand les malades dorment et souffrent dans leur sommeil. Assise, lucide, la femme du médecin regardait les lits, les silhouettes sombres, la pâleur fixe d’un visage, un bras qui remuait en rêvant. Elle se demandait si elle deviendrait un jour aveugle comme eux et pour quelles raisons inexplicables elle avait été épargnée jusqu’à présent. Elle porta les mains à son visage d’un geste fatigué pour écarter ses cheveux et pensa, Nous allons tous sentir mauvais. Au même instant elle entendit des soupirs, des geignements, des petits cris d’abord étouffés, des sons qui ressemblaient à des mots, qui devaient être des mots, mais dont le sens se perdait dans le crescendo qui les transformait en cris, en grognements, et enfin en râles. Quelqu’un protesta au fond du dortoir, Des porcs, ce sont des porcs. Ce n’étaient pas des porcs mais simplement un homme aveugle et une femme aveugle qui ne connaîtraient probablement que cela l’un de l’autre.

7

Un estomac qui fonctionne à vide se réveille tôt. Plusieurs aveugles ouvrirent les yeux alors que le matin était encore loin, et dans leur cas ce ne fut pas tellement à cause de la faim mais parce que leur horloge biologique, comme on l’appelle souvent, était déjà en train de se dérégler, ils crurent qu’il faisait grand jour et se dirent, J’ai trop dormi, mais comprirent vite que non, leurs camarades ronflaient toujours, l’équivoque n’était pas possible. Or les livres nous enseignent, et davantage encore l’expérience vécue, que qui se lève tôt par plaisir, ou qui a dû le faire par nécessité, tolère mal que d’autres continuent à dormir à poings fermés en sa présence, et c’est doublement vrai dans le cas qui nous occupe car il y a une grande différence entre un aveugle qui dort et un aveugle à qui il n’a servi à rien d’avoir ouvert les yeux. Ces fines observations de nature psychologiste, apparemment sans raison face à la dimension extraordinaire du cataclysme que ce récit s’attache à décrire, ont pour seul objet d’expliquer pourquoi tous les aveugles étaient réveillés si tôt, certains, comme il fut dit au début, furent secoués de l’intérieur par un estomac exigeant, mais d’autres furent arrachés au sommeil par l’impatience nerveuse des matineux qui ne se gênèrent pas pour faire plus de bruit que le strictement inévitable et tolérable dans des concentrations humaines de casernes et de chambrées. Ici il n’y a pas que des personnes discrètes et bien élevées, certains sont des malappris qui se soulagent matinalement de leurs glaires et de leurs flatulences sans se soucier de leurs voisins, et, comme cela se répète tout le long du jour, l’atmosphère devient de plus en plus lourde, et il n’y a rien à faire, la porte est la seule ouverture, les fenêtres sont si hautes qu’il est impossible de les atteindre.

Couchée à côté de son mari, le plus près possible l’un de l’autre à cause de l’étroitesse du lit, mais aussi par plaisir, et ils avaient eu beaucoup de mal à observer le décorum au milieu de la nuit et à ne pas faire comme ceux que quelqu’un avait traités de porcs, la femme du médecin regarda sa montre. Celle-ci marquait deux heures vingt-trois minutes. Elle la regarda plus attentivement et constata que l’aiguille des secondes ne bougeait pas. Elle avait oublié de remonter cette maudite montre, ou plutôt c’était elle la maudite, La maudite c’est moi qui n’ai même pas été fichue d’accomplir un devoir aussi simple, au bout de juste trois jours d’isolement. Incapable de se dominer, elle fondit en sanglots convulsifs, comme si le pire des malheurs venait de lui arriver. Le médecin crut que sa femme était devenue aveugle, que ce qu’il craignait tant était arrivé, et il faillit demander étourdiment, Tu es devenue aveugle, mais juste avant cela il l’entendit murmurer, Ce n’est pas ça, ce n’est pas ça, puis dans un lent susurrement presque inaudible, la tête cachée sous la couverture, Je suis stupide, j’ai oublié de remonter ma montre, et elle continua à pleurer inconsolablement. La jeune fille aux lunettes teintées se leva de son lit de l’autre côté de la travée et, se laissant guider par les sanglots, elle s’approcha les bras tendus, Vous êtes malheureuse, vous avez besoin de quelque chose, demandait-elle tout en avançant, et elle toucha les corps étendus avec ses deux mains. La discrétion voulait qu’elle les retirât immédiatement, son cerveau lui en avait sûrement donné l’ordre mais ses mains n’obéirent pas, leur contact devint simplement plus subtil, un effleurement léger de l’épiderme sur la couverture grossière et tiède. Vous avez besoin de quelque chose, demanda de nouveau la jeune fille, et cette fois ses mains se retirèrent, s’élevèrent, se perdirent dans la blancheur stérile, dans le renoncement. Toujours sanglotant la femme du médecin sortit du lit et étreignit la jeune fille, Ce n’est rien, j’ai été prise tout à coup de tristesse, dit-elle, Si vous, qui êtes si forte, perdez courage, cela veut dire que nous sommes vraiment perdus, se lamenta la jeune fille. Plus calme, la femme du médecin pensait en la regardant bien en face, Sa conjonctivite a presque entièrement disparu, quel dommage de ne pouvoir le lui dire, cela lui ferait plaisir. Oui, cela lui ferait probablement plaisir, un plaisir absurde, et pas tellement parce qu’elle était aveugle mais parce que tout le monde ici l’était, à quoi sert d’avoir des yeux limpides et beaux, car elle a de beaux yeux, s’il n’y a personne pour les voir. La femme du médecin dit, Nous avons tous nos moments de faiblesse, et c’est une chance que d’être capables de pleurer, les pleurs sont souvent une planche de salut, parfois si nous ne pleurions pas nous mourrions, Il n’y a pas de salut pour nous, répéta la jeune fille aux lunettes teintées, Qui sait, cette cécité n’est pas pareille aux autres, elle disparaîtra peut-être comme elle est venue, Cela viendrait trop tard pour ceux qui sont morts, Nous devons tous mourir, Mais nous ne devrions pas être morts, moi j’ai tué quelqu’un, Ne vous accusez pas, c’est la faute des circonstances, ici nous sommes tous coupables et innocents, les soldats qui nous gardent ont fait bien pire, et même eux pourront invoquer la plus grande de toutes les excuses, la peur, Qu’est-ce que cela pouvait bien faire que ce pauvre bougre me pelote, il serait vivant à cette heure et mon corps n’en serait ni plus ni moins atteint, N’y pensez plus, reposez-vous, essayez de dormir. Elle la raccompagna jusqu’à son lit, Allez, couchez-vous, Vous êtes très gentille, dit la jeune fille, puis, baissant la voix, Je ne sais pas quoi faire, je vais avoir mes règles et je n’ai pas apporté de serviettes hygiéniques, Ne vous en faites pas, j’en ai. Les mains de la jeune fille aux lunettes teintées cherchèrent à quoi se raccrocher, la femme du médecin les prit doucement dans les siennes, Reposez-vous, reposez-vous. La jeune fille ferma les yeux, demeura ainsi une minute, elle se serait peut-être endormie sans l’altercation qui éclata soudain, quelqu’un était allé aux cabinets et au retour avait trouvé son lit occupé, ce n’était pas par mauvaise volonté, l’autre s’était levé dans le même but, les deux hommes s’étaient croisés en chemin, aucun n’avait songé à dire, bien entendu, Surtout veillez à ne pas vous tromper de lit quand vous reviendrez. Debout, la femme du médecin regardait les deux aveugles discuter, elle remarqua qu’ils ne gesticulaient pas, qu’ils ne bougeaient presque pas le corps, ils avaient vite appris que maintenant seules la voix et l’oreille étaient utiles, ils avaient des bras, certes, ils pouvaient se quereller, se battre, en venir aux mains, comme on dit, mais se tromper de lit n’exigeait pas autant, si seulement toutes les erreurs dans la vie étaient comme celles-là, les deux hommes n’avaient qu’à se mettre d’accord, Mon lit est le deux, vous c’est le trois, que ça soit entendu une bonne fois pour toutes, Si nous n’étions pas aveugles, cette erreur ne se serait pas produite, Vous avez raison, tout le mal vient de ce que nous sommes aveugles. La femme du médecin dit à son mari, Le monde est tout entier ici.

Pas entièrement. La nourriture, par exemple, n’était pas ici et se faisait désirer. Des hommes des deux dortoirs étaient allés se poster dans le vestibule, en attendant que l’ordre retentisse dans le haut-parleur. Nerveux, impatients, ils battaient la semelle. Ils savaient qu’il leur faudrait aller jusqu’à la clôture extérieure pour prendre les caisses que les soldats, fidèles à leur promesse, laisseraient entre le portail et l’escalier, et ils craignaient un stratagème, une chausse-trape, Qui nous dit qu’ils ne vont pas se mettre à nous tirer dessus, Après ce qu’ils ont déjà fait, ils en sont bien capables, nous ne pouvons pas nous fier à eux, Moi, je ne sors pas dehors, Moi non plus, Il faudra bien que quelqu’un aille dehors si nous voulons manger, Je ne sais pas s’il vaut mieux mourir d’une balle ou mourir de faim à petit feu, J’irai, Moi aussi, Inutile d’y aller tous, Ça ne plaira peut-être pas aux soldats, Ils prendront peut-être peur, ils croiront que nous voulons nous enfuir, c’est peut-être pour ça qu’ils ont tué le type avec la plaie à la jambe, Il faudra bien que nous nous décidions, On ne saurait être trop prudent, rappelez-vous ce qui est arrivé hier, neuf morts sans aucune raison, Les soldats ont peur de nous, Et moi j’ai peur d’eux, J’aimerais bien savoir si eux aussi deviennent aveugles, Qui ça, eux, Les soldats, À mon avis, ils devraient même être les premiers. Tous se rallièrent à cette opinion sans se demander toutefois pourquoi, personne ne donna la bonne raison, Parce que, comme ça, ils ne pourront pas tirer. Le temps passait, passait, le haut-parleur continuait à se taire. Vous vous êtes occupés d’enterrer vos morts, demanda un aveugle du premier dortoir, histoire de dire quelque chose, Pas encore, Ils commencent à sentir, ils infectent tout, Eh bien qu’ils infectent et qu’ils sentent, en ce qui me concerne je n’ai pas l’intention de remuer le petit doigt tant que je n’aurai pas mangé, comme dit l’autre on mange d’abord et on lave la casserole après, La coutume n’est pas celle-là, ton dicton est faux, d’habitude c’est après les enterrements qu’on mange et qu’on boit, Avec moi c’est le contraire. Quelques minutes plus tard un de ces aveugles dit, Je suis en train de réfléchir, À quoi donc, Je me demande comment nous allons partager la nourriture, Comme on l’a fait avant, nous savons combien nous sommes, nous comptons les rations, chacun reçoit sa part, c’est la façon la plus simple et la plus juste, Ça n’a rien donné, certains ont dû se serrer la ceinture, Et il y en a eu aussi qui ont eu une double ration, Le partage a été mal fait, Il sera toujours mal fait s’il n’y a pas de courtoisie ni de discipline, Si seulement il y avait ici quelqu’un qui y voit un tout petit peu, Tu parles, il s’arrangerait pour garder la meilleure part pour lui, Comme dit l’autre, au royaume des aveugles les borgnes sont rois, Laisse donc ton autre en paix, Cet autre-ci n’est pas le même que tout à l’heure, Ici même les bigleux ne s’en sortiraient pas, À mon avis, le mieux serait de partager la nourriture en parts égales par dortoir, ensuite chaque dortoir se débrouillerait avec ce qu’il aurait reçu, Qui a dit ça, Moi, Qui ça, moi, Moi, De quel dortoir êtes-vous, Du deuxième, Je me disais bien aussi, voyez-moi ce grand finaud, comme il y a moins de monde dans ce dortoir ça serait tout à votre avantage, vous mangeriez plus que nous, avec notre chambrée au grand complet, J’ai dit ça simplement parce que c’est plus facile, L’autre aussi disait que qui divise et répartit, s’il ne garde pas la meilleure part pour lui, ou bien est bête, ou bien ne sait pas partager, Merde, cessez de nous raconter ce que dit l’autre, les dictons me donnent de l’urticaire, Nous devrions apporter toute la nourriture dans le réfectoire, chaque chambrée élirait trois personnes pour faire le partage, avec six personnes qui compteraient il n’y aurait plus de risque de tromperie ni de tricherie, Et comment saurons-nous que les autres disent la vérité quand ils affirmeront nous sommes tant de personnes dans notre chambrée, Nous avons affaire à des gens honnêtes, Et ça aussi, c’est l’autre qui l’a dit, Non, c’est moi qui le dis, Cher monsieur, ce que nous sommes vraiment ici c’est des gens affamés.

Comme s’ils avaient attendu tout ce temps-là le mot de passe, la réplique de théâtre, le sésame ouvre-toi, ils entendirent enfin la voix du haut-parleur, Attention, attention, les internés sont autorisés à venir chercher la nourriture, mais attention, si quelqu’un s’approche de trop près du portail il recevra un premier avertissement verbal, au cas où il ne reculerait pas immédiatement le deuxième avertissement sera une balle. Les aveugles avancèrent lentement, certains, plus confiants, se dirigèrent tout droit vers l’endroit où ils pensaient que se trouvait la porte, les autres, moins sûrs de leur capacité naissante d’orientation, préférèrent se glisser le long du mur, comme ça ils ne pourraient pas s’égarer, en arrivant au coin ils n’auraient plus qu’à suivre le mur à angle droit et ils trouveraient la porte. Impérieuse, impatiente, la voix dans le haut-parleur renouvela l’appel. Le changement de ton, perceptible même pour quelqu’un qui n’aurait pas trop de raisons d’être méfiant, effraya les aveugles. L’un d’eux déclara, Je ne sors pas d’ici, ils veulent nous faire sortir d’ici pour ensuite nous tuer tous, Moi non plus je ne sors pas, dit un autre, Moi non plus, renchérit un troisième. Ils étaient immobiles, indécis, certains voulaient sortir, mais la peur s’emparait peu à peu de tous. La voix retentit une nouvelle fois, Si d’ici trois minutes personne ne se présente pour prendre les caisses de nourriture, elles seront retirées. La menace ne vainquit pas la peur, elle ne fit que la repousser vers les dernières cavernes de l’esprit où, tel un animal traqué, elle attendrait l’occasion d’attaquer. Craintifs, essayant de se cacher les uns derrière les autres, les aveugles s’avancèrent sur le perron de l’escalier. Ils ne pouvaient pas voir que les boîtes n’étaient pas près de la main courante où ils espéraient les trouver, ils ne pouvaient pas savoir que les soldats avaient refusé par peur de la contagion de s’approcher de la corde à laquelle se cramponnaient tous les aveugles dehors. Les caisses de nourriture étaient amoncelées plus ou moins là où la femme du médecin avait trouvé la bêche. Avancez, avancez, ordonna le sergent. De façon désordonnée, les aveugles essayaient de se mettre en file pour pouvoir avancer méthodiquement, mais le sergent leur cria, Les caisses ne sont pas là, lâchez la corde, lâchez-la, déplacez-vous vers la droite, votre droite à vous, votre droite à vous, imbéciles, pas besoin d’avoir des yeux pour savoir de quel côté est la main droite. L’indication fut donnée en temps opportun car certains aveugles à l’esprit rigoureux avaient compris l’ordre littéralement, si c’était à droite, logiquement ce devait être à droite de celui qui parlait, et ils essayaient donc de passer sous la corde pour aller chercher les caisses Dieu sait où. Dans des circonstances différentes, ce spectacle grotesque eût pu faire rire aux éclats l’observateur le plus grave, c’était à mourir de rire, certains aveugles avançaient à quatre pattes, le visage au ras du sol comme les porcs, bras devant eux pourfendant l’air, pendant que d’autres, craignant peut-être d’être engloutis par l’espace blanc loin de l’abri du toit, se cramponnaient désespérément à la corde en tendant l’oreille, dans l’attente des premières exclamations qui ponctueraient la découverte des caisses. Les soldats avaient envie de braquer leur arme et de fusiller délibérément, froidement, ces imbéciles qui se déplaçaient sous leurs yeux comme des crabes boiteux agitant des pinces estropiées à la recherche de la patte qui leur manquait. Ils savaient que ce matin le commandant du régiment avait dit dans la caserne que le problème des aveugles ne pourrait être résolu que par leur liquidation physique à tous, les aveugles actuels aussi bien que les futurs aveugles, sans considérations faussement humanitaires, avait-il dit textuellement, tout comme on coupe un membre gangrené pour sauver la vie d’un corps, La rage d’un chien mort, avait-il dit de façon imagée, est guérie par la nature. Certains soldats, moins sensibles aux beautés du langage figuré, eurent du mal à comprendre ce que la rage des chiens avait à voir avec les aveugles, mais la parole d’un commandant de régiment, toujours au sens figuré, vaut son pesant d’or, personne ne grimpe aussi haut l’échelle militaire sans avoir raison dans tout ce qu’il pense, dit et fait. Un aveugle avait enfin buté contre les caisses et criait en se collant contre elles, Elles sont ici, elles sont ici, si cet homme recouvre un jour la vue, il n’annoncera pas avec plus de joie la stupéfiante bonne nouvelle. Quelques secondes plus tard, les autres aveugles se bousculaient au-dessus des caisses dans un méli-mélo de bras et de jambes, tirant à hue et à dia, se disputant à qui mieux mieux, Celle-ci c’est moi qui l’emporte, Non c’est moi. Ceux qui étaient restés cramponnés à la corde étaient pris de nervosité et d’une autre peur, celle d’être exclus, à cause de leur paresse ou de leur couardise, du partage des victuailles, Ah vous n’avez pas voulu ramper par terre le cul en l’air au risque de vous choper une balle, eh bien jeûnez maintenant, rappelez-vous ce que dit l’autre, qui ne risque rien n’a rien. Aiguillonné par cette pensée décisive, l’un d’eux lâcha la corde et se dirigea vers le tumulte en agitant les bras en l’air, Moi, on ne me laissera pas de côté, mais soudain les voix se turent, on entendait seulement des bruits de traînement, des exclamations étouffées, un écheveau de sons éparpillés et confus qui venaient de toute part et de nulle part. Il s’arrêta, indécis, voulut retourner à la sécurité de la corde, mais le sens de l’orientation lui faisait défaut, il n’y a pas d’étoiles dans un ciel blanc, on entendait maintenant la voix du sergent ordonner aux aveugles portant les caisses de se diriger vers l’escalier, mais ses paroles n’avaient de sens que pour eux, car, pour arriver où l’on veut, tout dépend de l’endroit où l’on est. Il n’y avait plus d’aveugles cramponnés à la corde, il leur avait suffi de faire le chemin en sens inverse et ils attendaient maintenant sur le perron l’arrivée des autres. L’aveugle égaré n’osait pas bouger de sa place. Il poussa un grand cri d’angoisse, Aidez-moi, s’il vous plaît, il ne savait pas que les soldats le regardaient par le cran de mire de leur fusil, attendant qu’il franchisse la ligne invisible où l’on passait de vie à trépas. Alors le miraud, c’est pour aujourd’hui ou pour demain, demanda le sergent d’une voix légèrement nerveuse car il ne partageait pas l’opinion de son commandant, Qui me dit que demain ce malheur ne frappera pas à ma porte, quant aux soldats, comme chacun sait, on leur donne un ordre et ils tuent, on leur en donne un autre et ils meurent, Ne tirez que sur mon ordre, cria le sergent. À ces paroles, l’aveugle comprit tout le danger qu’il courait. Il se mit à genoux et implora, S’il vous plaît, aidez-moi, dites-moi où je dois me diriger, Viens, petit aveugle, viens, dit un soldat d’un ton faussement amical, l’aveugle se leva, fit trois pas, mais s’arrêta net de nouveau, le verbe lui parut suspect, viens n’est pas va, viens signifie que par ici, par ici très précisément, dans cette direction, tu arriveras là où on t’appelle, à la rencontre de la balle qui remplacera en toi une cécité par une autre. Ce fut l’initiative pour ainsi dire criminelle d’un soldat malintentionné que le sergent neutralisa immédiatement par deux braillements successifs, Halte, demi-tour, suivis d’un sévère rappel à l’ordre à l’adresse de l’indiscipliné qui était de toute évidence une de ces personnes à qui on ne peut mettre un fusil entre les mains. Encouragés par l’intervention bienveillante du sergent, les aveugles qui avaient atteint le perron de l’escalier organisèrent un grand tapage qui servit de pôle magnétique au désorienté visuel. Plus sûr de lui, il avança en ligne droite, Continuez, continuez, disait-il, cependant que les aveugles applaudissaient comme s’ils assistaient à un long sprint vibrant et courageux. Il fut reçu avec des accolades, les circonstances justifiaient pareil accueil, c’est dans l’adversité, l’adversité vécue et la prévisible, que l’on connaît ses amis.

La fraternisation ne dura pas longtemps. Profitant du tumulte, plusieurs aveugles s’étaient enfuis en emportant autant de caisses qu’ils le pouvaient, manière évidemment déloyale de prévenir d’hypothétiques injustices dans la distribution. Les personnes de bonne foi, et il y en a toujours quoi qu’on dise, protestèrent avec indignation que ce n’étaient pas des façons de faire, Si nous ne pouvons pas nous fier les uns aux autres, où allons-nous, demandaient les uns rhétoriquement encore que très raisonnablement, Ce qu’il faut à ces filous c’est une bonne rossée, disaient les autres d’un ton menaçant. Une fois tous rassemblés dans le vestibule, les aveugles convinrent que la manière la plus pratique de trouver une solution à la situation délicate ainsi créée consisterait à partager également entre les deux dortoirs les caisses restantes, heureusement en nombre pair, et à créer une commission paritaire d’enquête, dans le but de récupérer les caisses perdues, ou plutôt volées. Ils passèrent quelque temps à débattre, cela devenait une habitude, de l’avant et de l’après, c’est-à-dire de la question de savoir s’il fallait manger d’abord et enquêter ensuite, ou le contraire, l’opinion prédominante étant que le plus raisonnable, vu les nombreuses heures de jeûne déjà subies, serait de commencer par réconforter les estomacs et de procéder ensuite à l’enquête, Et n’oubliez pas que vous devez encore enterrer vos camarades, dit un aveugle de la première chambrée, Nous ne les avons pas encore tués que tu veux déjà que nous les enterrions, répondit un plaisantin du deuxième dortoir en jouant jovialement avec les mots. Tous rirent. Mais on ne tarda pas à découvrir que les fripons n’étaient pas dans les dortoirs. Des aveugles étaient restés à la porte des deux chambrées, en attendant l’arrivée de la nourriture, et ils dirent qu’en effet ils avaient entendu passer dans les couloirs des gens qui semblaient très pressés mais que personne n’était entré dans les dortoirs, et encore moins avec des caisses de nourriture, ils pouvaient le jurer. Quelqu’un déclara que le moyen le plus sûr d’identifier les gredins serait que tous les présents occupent leur lit respectif, les lits vides seraient évidemment ceux des fripouilles, par conséquent il faudrait attendre qu’ils reviennent de là où ils s’étaient cachés pour se lécher les babines et leur tomber dessus, pour leur apprendre à respecter le principe sacro-saint de la propriété collective. L’application de cette proposition, au demeurant opportune et empreinte d’un sens profond de la justice, présentait toutefois le grave inconvénient d’ajourner à Dieu sait quand le petit déjeuner convoité et maintenant froid, Mangeons d’abord, dit un des aveugles, et la majorité se rallia à la proposition. Malheureusement, ils ne mangèrent que le peu de nourriture resté après le vol infâme. À cette heure, dans un endroit caché de cet édifice vétuste et décrépi, les filous s’empiffraient des rations doubles et triples d’un petit déjeuner qui s’était amélioré de façon inattendue et qui était composé de café au lait, froid en effet, de galettes et de pain avec de la margarine, pendant que les honnêtes gens devaient irrémédiablement se contenter de deux ou trois fois moins, et encore pas de tout. Dans la première aile, certains entendirent pendant qu’ils croquaient mélancoliquement leur pain sec le haut-parleur inviter les contaminés à aller chercher leur part de nourriture. Un des aveugles, sans doute influencé par l’atmosphère malsaine engendrée par le délit, eut une inspiration, Si nous allions les attendre dans le vestibule, ils auraient une sacrée frousse en nous apercevant et ils laisseraient peut-être tomber une ou deux caisses, mais le médecin dit que cela ne lui semblait pas bien, il serait injuste de punir des gens innocents. Quand tous eurent fini de manger, la femme du médecin et la jeune fille aux lunettes teintées portèrent les boîtes en carton dans le jardin, les récipients de lait et de café vides, les verres en carton, bref, tout ce qui n’était pas comestible, Nous devons brûler les ordures, dit ensuite la femme du médecin, et en finir avec ces horribles essaims de mouches.

Assis chacun sur son lit, les aveugles attendirent le retour au bercail des brebis égarées, Des cornards, voilà ce qu’ils sont, dit une grosse voix, sans deviner qu’elle se faisait l’écho de la réminiscence pastorale d’un homme incapable de dire les choses différemment. Mais les vauriens ne se montraient pas, ils devaient se méfier, sans doute y avait-il parmi eux une personne aussi perspicace que l’aveugle ici qui avait eu l’idée de la rossée. Les minutes passaient, plusieurs aveugles s’étaient couchés, un s’était déjà endormi. Qu’est-ce que c’est que ça, messieurs, ici on ne fait que manger et dormir, Finalement, on n’est pas si mal que ça ici, À condition que la nourriture ne vienne pas à manquer, car on ne peut vivre sans elle, on se croirait à l’hôtel. Autrement, ce serait un vrai calvaire pour un aveugle dehors, en ville, oui, un vrai calvaire. Marcher dans les rues en trébuchant, avec tout le monde qui vous fuit, votre famille épouvantée qui a peur de s’approcher de vous, amour maternel, amour filial, des foutaises, si ça se trouve on me traiterait de la même façon qu’ici, on m’enfermerait dans une chambre et comme une grande faveur on déposerait une assiette devant ma porte. Si on regardait la situation avec sang-froid, sans les préjugés et les ressentiments qui obscurcissent toujours le raisonnement, il fallait bien reconnaître que les autorités avaient fait preuve de clairvoyance en décidant de rassembler tous les aveugles, chacun avec son semblable, en bonne règle de voisinage, comme les lépreux, il est indéniable que le médecin là-bas au fond du dortoir est dans le vrai quand il dit que nous devons nous organiser, il s’agit effectivement d’un problème d’organisation, d’abord la nourriture, puis l’organisation, toutes deux sont indispensables dans la vie, choisir un certain nombre de personnes disciplinées et sachant discipliner pour diriger tout ça, établir des règles consensuelles de cohabitation pour les choses simples, balayer, ranger, laver, question nettoyage nous ne pouvons pas nous plaindre, on nous a même donné du savon et des détergents, faire les lits, et surtout, point fondamental, ne pas perdre le respect de soi, éviter les conflits avec les militaires qui font leur devoir en nous surveillant, nous avons déjà assez de morts comme ça, demander s’il y a ici des gens qui connaissent des histoires pour les raconter à la veillée, des histoires, des fables, des anecdotes, peu importe, imaginez la chance que ce serait si quelqu’un connaissait la Bible par cœur, nous recommencerions tout depuis la création du monde, l’important c’est de s’écouter les uns les autres, dommage que nous n’ayons pas une radio, la musique est toujours une grande distraction, et nous pourrions suivre les nouvelles, par exemple, si on découvrait un remède à notre maladie, quelle joie ce serait ici.

Arriva alors ce qui devait arriver. L’on entendit des coups de feu dans la rue. Ils viennent nous tuer, cria quelqu’un, Du calme, dit le médecin, soyons logiques, s’ils voulaient nous tuer, ils tireraient ici, à l’intérieur, pas dehors. Le médecin avait raison, c’était le sergent qui avait donné l’ordre de tirer en l’air et non un soldat devenu soudain aveugle au moment où il avait le doigt sur la gâchette, il faut bien se rendre compte qu’il n’y avait pas d’autre moyen d’encadrer et de tenir en respect les aveugles qui sortaient en se bousculant des autocars, le ministère de la Santé avait averti le ministère de l’Armée, Nous allons vous expédier quatre autocars d’aveugles, Et ça en fait combien, Environ deux cents, Où est-ce qu’on va mettre tous ces gens, il y a trois dortoirs destinés aux aveugles dans l’aile droite, d’après nos renseignements la capacité totale est de cent vingt et ils sont déjà soixante ou soixante-dix là-dedans, moins une douzaine que nous avons dû tuer, La solution est simple, ils n’ont qu’à occuper tous les dortoirs, Mais alors les contaminés seront en contact direct avec les aveugles, Très probablement, tôt ou tard, eux aussi deviendront aveugles, d’ailleurs, vu la situation, j’imagine que nous sommes déjà tous contaminés, il n’y a sûrement pas une seule personne qui n’ait été vue par un aveugle, Si un aveugle ne voit pas, je me demande comment il peut transmettre le mal par la vue, Mon général, cette maladie doit être la plus logique du monde, l’œil qui est aveugle transmet sa cécité à l’œil qui voit, rien de plus simple, Il y a ici un colonel qui pense que la solution serait de tuer les aveugles au fur et à mesure qu’ils perdraient la vue, Le fait qu’ils soient morts au lieu d’être aveugles ne changerait pas grand-chose au tableau, Être aveugle ce n’est pas être mort, Oui, mais être mort c’est être aveugle, Bon, alors vous nous en envoyez deux cents environ, Oui, Et qu’allons-nous faire des chauffeurs d’autocar, On les interne eux aussi. Ce même jour, en fin d’après-midi, le ministère de l’Armée téléphona au ministère de la Santé, Vous connaissez la nouvelle, ce colonel dont je vous ai parlé est devenu aveugle, Que pense-t-il maintenant de son idée, Il y a déjà pensé, il s’est brûlé la cervelle, Il n’y a pas à dire, son attitude est cohérente, L’armée est toujours prête à donner l’exemple.

Le portail fut grand ouvert. Poussé par les habitudes de la caserne, le sergent fit former des colonnes de cinq, mais les aveugles ne réussissaient pas à respecter ce nombre, soit ils étaient trop nombreux, soit pas assez, ils finirent par s’entasser tous à l’entrée, en bons civils qu’ils étaient, sans aucun ordre, sans même songer à faire passer devant les femmes et les enfants, comme dans les autres naufrages. Il convient de préciser, avant que cela ne nous sorte de l’esprit, que tous les coups de feu n’avaient pas été tirés en l’air, un des chauffeurs d’autocar avait refusé d’aller avec les aveugles, protestant qu’il y voyait parfaitement, avec pour résultat, trois secondes plus tard, de donner raison au ministère de la Santé qui prétendait qu’être mort c’est être aveugle. Le sergent donna les ordres que nous connaissons déjà, Avancez tout droit, tout au bout il y a un escalier de six marches, j’ai dit six marches, quand vous arriverez là, montez lentement, si quelqu’un trébuche je refuse d’imaginer ce qui arrivera, il omit seulement de leur recommander de suivre la corde, mais cela se comprend car si les aveugles l’avaient utilisée ils n’en auraient jamais fini d’entrer, Attention, recommandait le sergent, plus tranquille maintenant que tous étaient déjà de l’autre côté du portail, il y a trois dortoirs à droite et trois à gauche, chaque dortoir a quarante lits, que les familles ne se séparent pas, évitez de vous bousculer, comptez-vous à l’entrée, demandez à ceux qui sont déjà à l’intérieur de vous aider, tout se passera bien, installez-vous calmement, bien calmement, la nourriture viendra après.

Il ne faudrait pas imaginer que des aveugles en aussi grand nombre sont comme des moutons qui vont à l’abattoir, bêlant comme à l’accoutumée, un peu serrés, il est vrai, mais ce fut toujours là leur façon de vivre, poil contre poil, haleine contre haleine, odeurs entremêlées. Certains pleurent, d’autres crient de peur ou de rage, d’autres encore vomissent des imprécations, l’un d’eux lança une menace terrible et inutile, Si un jour je vous attrape, il est à supposer qu’il se référait aux soldats, je vous arracherai les yeux. Les premiers à arriver à l’escalier durent inévitablement s’arrêter, il fallait tâter avec le pied la hauteur et la profondeur de la marche, la pression de ceux qui les suivaient fit tomber deux ou trois personnes devant, heureusement que ce ne fut pas plus grave que ça, juste quelques tibias écorchés, les conseils du sergent avaient été une vraie bénédiction. Une bonne partie d’entre eux se trouve déjà dans le vestibule, mais deux cents personnes ne prennent pas place aussi facilement, surtout des aveugles sans guide, et à cette circonstance déjà assez éprouvante en soi vient s’ajouter le fait que l’édifice est vétuste, peu fonctionnel dans ses aménagements, il ne suffit pas qu’un sergent qui connaît juste son métier dise, Il y a trois dortoirs de chaque côté, il faut encore voir comment tout ça se présente à l’intérieur, avec des embrasures de porte si étroites qu’on dirait plutôt des goulets, des corridors aussi insensés que les occupants de la bâtisse, ils commencent on ne sait pourquoi, finissent on ne sait où, et personne ne sait ce qu’ils veulent. Instinctivement, l’avant-garde des aveugles s’était divisée en deux colonnes qui se déplaçaient de part et d’autre le long des murs, à la recherche d’une porte par où entrer, méthode sûre, indéniablement, à supposer qu’il n’y ait pas de meubles en travers du chemin. Tôt ou tard, avec adresse et patience, les nouveaux pensionnaires finiront par s’installer, mais pas avant que ne se décide l’issue de la bataille qui vient d’éclater entre les premières lignes de la colonne de gauche et les contaminés qui vivent dans cette aile. Il fallait s’y attendre. Ce qui avait été décidé, il existait même un règlement élaboré à cet effet par le ministère de la Santé, c’était que cette aile serait réservée aux contaminés, et même s’il était vrai qu’on pouvait prévoir avec un très fort degré de probabilité que tous finiraient par devenir aveugles, il était non moins vrai, selon la logique la plus pure, que tant qu’ils ne seraient pas devenus aveugles on ne pourrait pas jurer qu’ils étaient effectivement destinés à le devenir. On est tranquillement assis chez soi, persuadé que, malgré les preuves contraires, au moins dans son propre cas on finira par s’en tirer, et soudain on voit s’avancer vers soi précisément une bande ululante de ces gens qu’on craint le plus. Au premier abord, les contaminés pensèrent qu’il s’agissait d’un groupe de personnes pareilles à eux, simplement plus nombreuses, mais l’erreur dura peu, ces gens étaient totalement aveugles, Vous ne pouvez pas entrer ici, cette aile nous est réservée, elle n’est pas pour les aveugles, vous devez aller de l’autre côté, crièrent ceux qui montaient la garde à la porte. Plusieurs aveugles tentèrent de faire demi-tour et de chercher une autre entrée, pour eux gauche ou droite était du pareil au même, mais la masse de ceux qui continuaient à affluer de l’extérieur les poussait inexorablement. Les contaminés défendaient leur porte à coups de pied, les aveugles répondaient comme ils pouvaient, ils ne voyaient pas leurs adversaires mais ils savaient d’où venaient les coups. Deux cents personnes ne pouvaient pas tenir dans le vestibule, ni même un nombre légèrement inférieur, et donc, très vite, la porte pourtant assez large qui menait à la clôture fut complètement bouchée, comme obstruée par un bouchon, impossible de reculer ou d’avancer, ceux qui étaient dedans, comprimés, écrasés, essayaient de se défendre en lançant des ruades, en donnant des coups de coude aux voisins qui les étouffaient, on entendait des cris, des enfants aveugles pleuraient, des femmes aveugles s’évanouissaient, pendant que les nombreuses personnes qui n’avaient pas réussi à entrer poussaient de plus en plus fort, terrorisées par les braillements des soldats qui ne comprenaient pas pourquoi ces imbéciles ne bougeaient pas. Il y eut un moment terrible lorsqu’il se produisit un violent reflux de gens qui se débattaient pour échapper à la cohue et au danger imminent d’écrasement, mettons-nous à la place des soldats qui voient soudain sortir brusquement un grand nombre de ceux qui étaient déjà entrés, ils imaginèrent aussitôt le pire, que les aveugles allaient ressortir, souvenons-nous qu’il y a eu des précédents, un véritable carnage aurait pu se produire. Heureusement, le sergent fut de nouveau à la hauteur de la situation, il tira lui-même en l’air avec son pistolet, simplement pour capter l’attention de tous, et il cria dans le haut-parleur, Du calme, que ceux qui sont sur l’escalier reculent un peu, espacez-vous, ne poussez pas, aidez-vous les uns les autres. C’était trop demander, à l’intérieur la lutte continuait, mais peu à peu le vestibule se dégagea grâce à un déplacement plus massif d’aveugles vers la porte de l’aile droite où ils étaient accueillis par des aveugles qui se chargèrent de les conduire vers le troisième dortoir, jusqu’à présent libre, et vers les lits encore vacants du deuxième dortoir. Il sembla un instant que la bataille allait finir en faveur des contaminés, pas tellement parce que ceux-ci étaient les plus forts ou voyaient mieux, mais parce que les aveugles, ayant compris que l’entrée de l’autre côté était dégagée, rompirent le contact, comme eût dit le sergent dans ses dissertations martiales sur la stratégie et la tactique élémentaires. La joie des défenseurs ne dura toutefois pas longtemps. Par la porte de l’aile droite on commença à entendre des voix annonçant qu’il n’y avait plus de place, que tous les dortoirs étaient pleins, il y eut même des aveugles qui refluèrent dans le vestibule, poussés par d’autres, au moment exact où le bouchon humain qui obstruait l’entrée principale s’était défait et où les nombreux aveugles qui se trouvaient encore à l’extérieur purent avancer et se réfugier sous le toit sous lequel ils allaient vivre à l’abri des menaces de la soldatesque. Le résultat de ces deux déplacements pratiquement simultanés fut que la bagarre à l’entrée de l’aile s’en trouva de nouveau attisée, de nouveau des coups, de nouveau des clameurs, et, comme si cela ne suffisait pas, des aveugles désemparés qui avaient découvert et forcé la porte du vestibule donnant directement accès à la clôture intérieure se mirent à crier qu’il y avait là des morts. Imaginez leur effroi. Ils reculèrent tant bien que mal. Il y a des morts ici, il y a des morts ici, répétaient-ils, comme s’ils devaient être les prochains à mourir, en une seconde le vestibule redevint le tourbillon furieux des pires moments, puis la masse humaine se déplaça dans une impulsion subite et désespérée vers l’aile gauche, emportant tout avec elle, vainquant la résistance des contaminés, dont beaucoup avaient cessé de l’être, alors que les autres couraient comme des fous, tentant encore d’échapper à la noire fatalité. Course vaine. L’un après l’autre, ils devinrent tous aveugles, les yeux soudain noyés dans la hideuse marée blanche qui inondait les corridors, les dortoirs, l’espace tout entier. Dehors, dans le vestibule, près de la clôture, des aveugles désemparés se traînaient, les uns moulus de coups, les autres piétinés, c’étaient principalement les vieillards, les femmes et les enfants de toujours, des êtres en général encore sans défense ou déjà sans défense, c’est un miracle que le résultat de tout cela n’ait pas été davantage de morts à enterrer. Par terre, éparpillés, à côté de chaussures qui avaient perdu leur pied, il y a des sacs, des valises, des paniers, la dernière richesse de ces gens, perdue maintenant à tout jamais, la personne qui se présentera au bureau des objets trouvés dira que ce qu’elle emporte lui appartient.

Un vieillard avec un bandeau noir sur l’œil vint de la clôture. Lui aussi a perdu son bagage, ou bien il n’en a pas apporté. Il avait été le premier à trébucher sur les morts, mais il ne cria pas. Il resta avec eux, à leur côté, en attendant le retour de la paix et du silence. Il attendit une heure. Maintenant c’est son tour de se mettre en quête d’un abri. Lentement, bras tendus, il chercha son chemin. Il découvrit la porte du premier dortoir dans l’aile droite, entendit des voix qui venaient de l’intérieur, alors il demanda, Y aurait-il ici un lit pour moi.

8

L’arrivée d’un aussi grand nombre d’aveugles parut entraîner au moins un avantage. À bien réfléchir, deux avantages, le premier étant pour ainsi dire d’ordre psychologique puisque en réalité une chose est d’attendre à tout moment l’arrivée de nouveaux locataires, autre chose est de constater que le bâtiment est enfin plein, et que désormais il sera possible d’établir et de garder avec ses voisins des relations stables, durables, qui ne seront pas troublées, comme c’était le cas jusqu’ici, par les interruptions successives et l’interposition de nouveaux venus qui obligeaient à reconnecter continuellement les voies de communication. Le deuxième avantage, cette fois d’ordre pratique, direct et substantiel, fut que les autorités extérieures, civiles et militaires, comprirent qu’une chose était de fournir des vivres à deux ou trois douzaines de personnes plus ou moins tolérantes, plus ou moins enclines, vu leur nombre réduit, à se résigner à d’occasionnelles pénuries de nourriture ou à des retards dans sa livraison, autre chose était la responsabilité soudaine et complexe de sustenter deux cent quarante êtres humains de complexion, de provenance, de nature et d’humeur différentes. Deux cent quarante, notez bien, et c’est une façon de parler, car il y a au moins vingt aveugles qui n’ont pas réussi à trouver de grabat et qui dorment par terre. Quoi qu’il en soit, il faut bien reconnaître que ça n’est pas la même chose de donner à trente personnes ce qui devrait suffire à dix et de distribuer à deux cent soixante personnes les vivres destinés à deux cent quarante. La différence est presque imperceptible. Or ce fut la prise de conscience de cette responsabilité accrue et peut-être aussi, hypothèse nullement à négliger, la peur de voir exploser de nouvelles émeutes qui déterminèrent le changement d’attitude des autorités, lesquelles décidèrent d’envoyer la nourriture à l’heure voulue et dans les quantités requises. Évidemment, après l’empoignade, à tous égards déplorable, à laquelle nous avons dû assister, il n’était pas facile de loger tant d’aveugles sans qu’éclatent des conflits localisés, il suffira de penser à ces malheureux contaminés qui voyaient encore tout récemment et qui maintenant ne voient plus, à ces couples séparés et à ces enfants perdus, aux lamentations de ceux qui sont piétinés et bousculés, certains deux ou trois fois, à ceux qui cherchent leurs biens chéris et qui ne les trouvent pas, il faudrait être complètement insensible pour oublier les tribulations de ces pauvres gens comme si elles n’étaient rien. Pourtant, on ne saurait nier que l’annonce de l’arrivée du déjeuner fut un baume réconfortant pour tous. Et s’il est indéniable que la collecte de quantités de nourriture aussi grandes et sa distribution entre tant de bouches donnèrent lieu à de nouvelles altercations à cause de l’absence d’une organisation appropriée et d’une autorité capable d’imposer la discipline nécessaire, nous devons bien reconnaître que l’atmosphère a beaucoup changé, et pour le mieux, puisque dans tout l’ancien asile d’aliénés on entendait uniquement le bruit de deux cent soixante bouches occupées à mastiquer. Qui nettoiera ensuite tout ça, voilà une question qui demeure pour l’instant sans réponse, vers la fin de l’après-midi seulement le haut-parleur recommencera à réciter les règles de bonne conduite qui devront être observées pour le bien de tous et on verra alors dans quelle mesure les nouveaux venus les respecteront. C’est déjà beaucoup que les occupants du deuxième dortoir de l’aile droite se soient enfin décidés à enterrer leurs morts, nous voilà au moins délivrés de cette odeur, il nous sera plus facile de nous habituer à l’odeur des vivants, fût-elle fétide.

Quant au premier dortoir, peut-être parce qu’il était le plus ancien et donc en cours d’adaptation à l’état de cécité depuis plus longtemps, un quart d’heure après que ses occupants eurent fini de manger, on ne voyait plus un seul papier gras par terre, pas une seule assiette oubliée, pas un seul récipient qui gouttât. Tout avait été ramassé, les objets les plus petits glissés dans les plus grands, les plus sales fourrés dans les moins sales, comme l’exigeait la réglementation d’une hygiène rationnelle, partagée entre le souci d’une aussi grande efficacité que possible dans le ramassage des restes et des détritus et celui d’économiser les efforts nécessaires à l’accomplissement de ces tâches. La mentalité qui devra obligatoirement déterminer les comportements sociaux de ce type ne s’improvise pas et ne naît pas par génération spontanée. Dans le cas qui nous occupe, une influence décisive semble avoir été exercée par l’action pédagogique de l’aveugle au fond du dortoir, celle qui est mariée avec l’ophtalmologue, à force de se tuer à répéter, Si nous ne sommes pas capables de vivre entièrement comme des êtres humains, au moins faisons de notre mieux pour ne pas vivre entièrement comme des animaux, elle répéta si souvent ces paroles au fond simples et élémentaires que le reste de la chambrée finit par les transformer en maxime, en sentence, en doctrine, en règle de vie. Il est probable que c’est cet état d’esprit, propice à la compréhension des besoins et des circonstances, qui contribua, encore que de façon collatérale, à l’accueil bienveillant dont bénéficia le vieillard au bandeau noir quand il passa la tête par la porte et demanda, Y aurait-il ici un lit pour moi. Par un heureux hasard, assurément prometteur quant à ses conséquences futures, il y avait un lit, un seul, allez savoir comment il avait survécu pour ainsi dire à l’invasion, le voleur d’automobiles avait souffert dans ce lit d’indicibles douleurs et c’est peut-être pour cette raison qu’il lui était resté une aura de souffrance qui en avait éloigné les gens. Par décret du destin, mystère des arcanes, le morceau friand avait été réservé, et ce hasard n’est pas le premier, loin de là, il suffit de voir que ce dortoir a abrité tous les malades de la vue qui se trouvaient dans le cabinet de consultation quand le premier aveugle s’y est présenté et qu’on pensait que les choses n’iraient pas plus loin. Tout bas, comme à l’accoutumée, pour ne pas révéler le secret de sa présence là, la femme du médecin susurra à l’oreille de son mari, Il faisait peut-être aussi partie de tes patients, c’est un homme âgé, chauve, avec quelques poils blancs et un bandeau noir sur l’œil, tu m’as parlé de lui, je m’en souviens, Sur quel œil, L’œil gauche, Ça doit être lui. Le médecin s’avança dans la travée et dit en élevant un peu la voix, J’aimerais pouvoir toucher la personne qui nous a rejoints, je lui demande de bien vouloir venir dans ma direction, j’irai à sa rencontre. Ils se heurtèrent l’un l’autre à mi-chemin, des doigts rencontrèrent des doigts, comme deux fourmis qui se reconnaissent aux mouvements de leurs antennes, mais dans ce cas-ci il n’en sera pas ainsi. Le médecin demanda à pouvoir palper le visage du vieillard, il découvrit vite le bandeau, Il n’y a aucun doute, c’est le dernier patient qui manquait ici, celui au bandeau noir, s’exclama-t-il, Que voulez-vous dire, qui êtes-vous, demanda le vieillard, Je suis, ou plutôt j’étais votre ophtalmologue, rappelez-vous, nous avons fixé la date de votre opération de la cataracte, Comment m’avez-vous reconnu, À votre voix surtout, la voix est la vue de celui qui ne voit pas, Oui, la voix, moi aussi je reconnais la vôtre à présent, qui l’eût dit, docteur, maintenant vous n’avez plus besoin de m’opérer, S’il y a un remède à cette maladie-ci, nous en avons besoin tous les deux, Docteur, je me souviens que vous m’avez dit qu’une fois opéré je ne reconnaîtrais pas le monde dans lequel je vivais, nous savons aujourd’hui à quel point vous aviez raison, Quand êtes-vous devenu aveugle, Hier soir, Et on vous a déjà amené ici, Là-dehors, la peur est si grande qu’on commencera bientôt à tuer les gens dès qu’on s’apercevra qu’ils sont devenus aveugles, Ici on en a déjà liquidé dix, dit une voix d’homme, Je les ai trouvés, répondit avec simplicité le vieillard au bandeau noir, Ils venaient de l’autre dortoir, nous, nos morts, nous les avons enterrés immédiatement, ajouta la même voix, comme si elle terminait un rapport. La jeune fille aux lunettes teintées s’était approchée, Est-ce que vous vous souvenez de moi, je portais des lunettes teintées, Je me souviens très bien, malgré ma cataracte je me souviens que vous étiez très jolie, la jeune fille sourit, Merci, dit-elle, et elle retourna à sa place, d’où elle dit, Il y a aussi ici le petit garçon, Je veux ma mère, dit la voix du gamin, comme fatiguée par un pleur lointain et inutile, Et moi, je suis le premier à être devenu aveugle, dit le premier aveugle, je suis ici avec ma femme, Et moi je suis la réceptionniste du cabinet médical, dit la réceptionniste. La femme du médecin dit, Je suis la seule à ne pas m’être présentée, et elle dit qui elle était. Alors le vieillard annonça, comme pour remercier de l’accueil qu’il avait reçu, J’ai une radio, Une radio, s’écria la jeune fille aux lunettes teintées en battant des mains, de la musique, quelle joie, Oui, mais c’est une petite radio à piles et les piles ne sont pas éternelles, rappela le vieillard, Ne me dites pas que nous allons rester ici éternellement, dit le premier aveugle, Non, pas éternellement, l’éternité est toujours trop longue, Ça permettra d’écouter les informations, déclara le médecin, Et un peu de musique, insista la jeune fille aux lunettes teintées, Tout le monde n’aimera pas la même musique, mais tout le monde aura envie de savoir comment vont les choses là-dehors, il vaut mieux économiser la radio, C’est aussi mon avis, dit le vieillard au bandeau noir. Il sortit le petit appareil de la poche extérieure de sa veste et le fit fonctionner. Il chercha les stations émettrices, mais sa main encore mal assurée perdait facilement la longueur d’onde voulue, au début on entendit seulement des bruits intermittents, des fragments de musique et de paroles, sa main s’affermit enfin, la musique devint reconnaissable, Laissez ça juste un petit moment, implora la jeune fille aux lunettes teintées, les paroles gagnèrent en clarté, Ce ne sont pas les informations, dit la femme du médecin, puis, comme si l’idée venait de lui traverser l’esprit, Quelle heure peut-il bien être, demanda-t-elle, mais elle savait que personne ne pourrait lui répondre. L’aiguille de la syntonisation continuait à extraire des bruits de la petite boîte, puis elle se figea, c’était une chanson, une chanson sans importance, mais les aveugles s’approchèrent lentement, ils ne se bousculaient pas, ils s’arrêtaient sitôt qu’ils sentaient une présence devant eux et restaient là à écouter les yeux grands ouverts dans la direction de la voix qui chantait, certains pleuraient, comme probablement seuls les aveugles peuvent pleurer, leurs larmes coulaient simplement, comme d’une fontaine. La chanson arriva à sa fin, le présentateur dit, Attention, au troisième top il sera quatre heures. Une des aveugles demanda en riant, Du soir ou du matin, et ce fut comme si son rire lui faisait mal. La femme du médecin mit sa montre à l’heure en cachette et la remonta, il était quatre heures de l’après-midi, encore qu’à vrai dire une montre ne se soucie guère de cela, elle va de un à douze, tout le reste ce sont des idées d’humains. Qu’est-ce que c’est que ce petit bruit, demanda la jeune fille aux lunettes teintées, il m’a semblé, C’est moi, j’ai entendu dire à la radio qu’il était quatre heures et j’ai remonté ma montre, c’est un de ces mouvements automatiques qu’on fait souvent, s’empressa de dire la femme du médecin. Puis elle pensa qu’il ne valait pas la peine de courir ce genre de risque, il lui aurait suffi de regarder le poignet des aveugles arrivés ce jour-là, il devait bien y avoir une montre qui fonctionnait. Le vieillard au bandeau noir en avait une lui-même, comme elle s’en aperçut à ce moment-là, et la sienne était à l’heure. Alors le médecin demanda, Dites-nous donc comment se présente la situation dehors. Le vieillard au bandeau noir répondit, Volontiers, mais il faut d’abord que je m’assoie, je ne tiens plus debout. Cette fois, les aveugles s’installèrent du mieux qu’ils purent, à plusieurs, à trois ou à quatre par lit, et ils se turent, alors le vieillard au bandeau noir raconta ce qu’il savait, ce qu’il avait vu de ses propres yeux tant qu’il avait encore des yeux, ce qu’il avait entendu dire pendant les quelques jours qui s’étaient écoulés entre le début de l’épidémie et sa propre cécité.

Au début, pendant les premières vingt-quatre heures, si la nouvelle qui avait couru était vraie, il y avait eu des centaines de cas, tous pareils, tous se manifestant de la même façon, rapidité, instantanéité, absence déconcertante de lésions, blancheur resplendissante du champ visuel, aucune douleur avant, aucune douleur après. Le deuxième jour il y avait eu, dit-on, une certaine diminution du nombre de cas nouveaux, on était passé des centaines aux dizaines, et cela conduisit le gouvernement à annoncer promptement que, d’après les perspectives les plus raisonnables, la situation ne tarderait pas à être maîtrisée. À partir de ce moment-là, à l’exception de quelques commentaires isolés, inévitables, le récit du vieillard cessera d’être écouté attentivement et sera remplacé par une réorganisation de son discours en fonction du vocabulaire utilisé, dans le but d’évaluer l’information reçue. La raison de ce changement imprévu d’attitude est à chercher dans l’emploi du verbe maîtriser, passablement recherché, par le narrateur, qui faillit presque le disqualifier de sa fonction de narrateur complémentaire, important, certes, car sans lui nous n’aurions aucun moyen de savoir ce qui s’est passé dans le monde extérieur, de sa fonction de narrateur complémentaire, disions-nous, de ces événements extraordinaires, alors que chacun sait que la description d’un fait, quel qu’il soit, a tout à gagner de l’utilisation de termes rigoureux et appropriés. Pour revenir à notre affaire, le gouvernement rejeta donc l’hypothèse émise au début, selon laquelle le pays se trouverait en proie à une épidémie sans précédents connus, provoquée par un agent pathogène encore non identifié, d’un effet instantané, sans le moindre signe préalable d’incubation ou de latence. Il devait donc s’agir, d’après la nouvelle opinion scientifique et l’interprétation administrative subséquemment mise à jour, d’une concomitance fortuite et malheureuse entre des circonstances encore non vérifiées pour l’instant, mais dont l’évolution pathogène permettait d’ores et déjà d’observer les indices précurseurs d’un épuisement, était-il dit dans le communiqué du gouvernement qui entrevoyait l’imminence d’une très nette courbe de résorption d’après les données en son pouvoir. Un commentateur de télévision trouva la métaphore appropriée et compara l’épidémie, ou quel que soit le nom du phénomène, à une flèche lancée très haut dans les airs qui, ayant atteint l’apogée de son ascension, s’arrête un moment comme en suspens et commence aussitôt après l’inéluctable descente que la gravité s’efforcera d’accélérer avec le consentement de Dieu jusqu’à la disparition du terrible cauchemar qui nous tourmente, et avec cette invocation le commentateur revenait à la trivialité des échanges humains et à l’épidémie proprement dite. Une demi-douzaine de mots de ce genre était constamment utilisée par les grands moyens d’information qui finissaient toujours par former le vœu pieux que les infortunés aveugles retrouvent promptement leur vue perdue, et en attendant ils leur promettaient la solidarité de l’ensemble du corps social organisé, tant officiel que privé. Dans un passé lointain, des raisons et des métaphores analogues avaient été traduites par l’optimisme hardi des gens du commun en dictons comme celui-ci, Les jours se suivent et ne se ressemblent pas, ou dans une version plus littéraire, De même qu’aucun bonheur ne dure éternellement, de même malheur finit par cesser, maximes suprêmes de qui a eu le temps de tirer la leçon des revers de la vie et de la fortune, et qui, transplantées dans le pays des aveugles, devront se lire comme suit, Hier nous avons vu, aujourd’hui nous ne voyons pas, demain nous verrons, avec une légère intonation interrogative dans le dernier tiers de la phrase, comme si, à toutes fins utiles et au dernier moment, la prudence avait décidé d’ajouter la réticence d’un doute à la conclusion empreinte d’espoir.

Malheureusement, l’inanité de pareils vœux ne tarda pas à être démontrée, les espoirs du gouvernement et les prédictions de la communauté scientifique s’en allèrent tout bonnement en eau de boudin. La cécité s’étendait, non pas comme une marée subite qui eût tout inondé et tout emporté devant elle, mais comme l’infiltration insidieuse de mille et un ruisselets turbulents qui, après s’être attachés à imbiber lentement la terre, la noient soudain complètement. Devant l’alarme de la société sur le point de prendre le mors aux dents, les autorités organisèrent à la hâte des réunions médicales, constituées principalement d’ophtalmologues et de neurologues. À cause des inévitables délais d’organisation, il ne fut pas possible de convoquer le congrès préconisé par d’aucuns, mais en revanche il y eut de nombreux colloques, séminaires, tables rondes, les uns ouverts au public, les autres tenus à huis clos. L’effet conjugué de l’inutilité manifeste des débats et de certains cas de cécité subite en plein milieu des séances où l’orateur s’écriait, Je suis aveugle, je suis aveugle, mena les journaux, la radio et la télévision à cesser presque entièrement de rendre compte de ces initiatives, à l’exception du comportement discret et à tous égards louable de certains organes d’information qui, faisant leurs choux gras du sensationnalisme sous toutes ses formes, des heurs et des malheurs d’autrui, n’étaient pas prêts à manquer la moindre occasion de raconter en direct, avec tout le tragique exigé par la situation, la cécité subite, par exemple, d’un professeur d’ophtalmologie.

Le gouvernement lui-même donna la preuve de la détérioration progressive de l’état d’esprit général en changeant sa stratégie deux fois en une demi-douzaine de jours. Il avait d’abord cru possible de circonscrire le mal en enfermant les aveugles et les contaminés dans un certain nombre d’espaces bien délimités, comme l’hospice de fous où nous nous trouvons. Puis la multiplication inexorable des cas de cécité poussa des membres influents du gouvernement qui craignaient que l’initiative officielle ne suffît pas à la tâche, ce qui entraînerait de graves conséquences politiques, à prôner l’idée qu’il devrait incomber aux familles de garder les aveugles chez elles et de ne pas les laisser sortir dans la rue pour ne pas compliquer la circulation déjà bien assez difficile comme ça et ne pas offenser la sensibilité des personnes qui voyaient encore avec leurs yeux et qui, indifférentes aux avis plus ou moins rassurants, étaient convaincues que le mal blanc se propageait par contact visuel, comme le mauvais œil. Il n’était en effet pas légitime d’attendre une réaction différente de la part d’une personne qui, absorbée par ses pensées, tristes, neutres ou gaies, si tant est qu’il y eût encore des pensées gaies, voyait soudain se transformer l’expression du passant qui venait dans sa direction et se dessiner sur son visage tous les signes de la terreur la plus absolue, puis entendait le cri inévitable, Je suis aveugle, je suis aveugle. Il n’y avait pas de nerf qui résistât. Le pire était que les familles, surtout les moins nombreuses, devinrent rapidement des familles où tout le monde était aveugle et où il n’y avait donc plus personne pour guider les aveugles et s’occuper d’eux, et protéger d’eux la communauté des voisins doués d’une bonne vue, et il était évident que ces aveugles, pour bon père, bonne mère ou bon fils qu’ils fussent, ne pouvaient pas s’occuper les uns des autres, ou alors il leur serait arrivé la même chose qu’aux aveugles sur une peinture, qui marchaient tous ensemble, tombaient tous ensemble et mouraient tous ensemble.

Devant cette situation, le gouvernement n’eut pas le choix, il dut faire machine arrière à toute vitesse et élargir les critères établis en matière de lieux et d’espaces réquisitionnables, d’où l’utilisation immédiate et improvisée d’usines abandonnées, de temples sans culte, de pavillons sportifs et d’entrepôts vides, Il y a deux jours il était question de monter des campements de tentes de campagne, ajouta le vieillard au bandeau noir. Au début, tout à fait au début, plusieurs organisations caritatives avaient offert des volontaires pour prendre soin des aveugles, faire leur lit, nettoyer leurs cabinets, laver leur linge, préparer leurs repas, ces soins minimaux sans lesquels la vie devient vite insupportable, même pour ceux qui y voient. Les pauvres chéris devenaient aussitôt aveugles, mais au moins l’histoire immortaliserait la beauté du geste. Un de ces volontaires est-il venu ici, demanda le vieillard au bandeau noir, Non, répondit la femme du médecin, aucun n’est venu, Si ça se trouve c’était un faux bruit, Et la ville, et les transports, demanda le premier aveugle qui se souvenait de sa propre voiture et du chauffeur de taxi qui l’avait conduit au cabinet médical et qu’il avait aidé à enterrer, Les transports sont dans un état de chaos, répondit le vieillard au bandeau noir, et il passa aux détails des faits et des accidents. Quand pour la première fois un chauffeur d’autocar devint aveugle pendant qu’il conduisait et en pleine voie publique, les gens, en dépit des morts et des blessés causés par l’accident, n’y prêtèrent pas une grande attention pour la même raison, c’est-à-dire la force de l’habitude, qui poussa le responsable des relations publiques de l’entreprise de transport à déclarer sans plus que l’accident avait été occasionné par une défaillance humaine, certes regrettable, mais finalement aussi imprévisible qu’un infarctus mortel chez une personne qui n’aurait jamais eu d’incident cardiaque. Nos employés, expliqua le responsable, à l’instar de la mécanique et du système électrique de nos autocars, sont soumis périodiquement à des révisions d’une extrême rigueur, comme le confirme, en un rapport direct et clair entre les causes et les effets, le pourcentage très faible d’accidents, dans le calcul général, impliquant des véhicules de notre compagnie. L’explication prolixe parut dans les journaux, mais les gens avaient d’autres sujets de préoccupation qu’un simple accident d’autocar qui en définitive n’eût pas été plus grave si les freins s’étaient cassés. D’ailleurs, deux jours plus tard, telle fut bien la raison authentique d’un autre accident, mais le monde étant ainsi fait que la vérité doit souvent se masquer de mensonge pour arriver à ses fins, le bruit courut que le conducteur était devenu aveugle. Il n’y eut pas moyen de convaincre l’opinion publique de ce qui s’était vraiment passé et le résultat ne se fit pas attendre longtemps, les gens cessèrent aussitôt d’utiliser les autocars, déclarant préférer devenir aveugles eux-mêmes plutôt que de mourir à cause de la cécité d’autrui. Un troisième accident, immédiatement après, pour la même raison et impliquant un véhicule qui ne transportait pas de passagers, donna lieu à des commentaires comme celui-ci, à la saveur éminemment populaire, C’est pas moi qui irai m’enfourner là-dedans. Ceux qui parlaient ainsi n’imaginaient pas combien ils avaient raison. À cause de la cécité simultanée des deux pilotes, un avion de ligne ne tarda pas à s’écraser et à prendre feu en touchant terre, tous les passagers et tous les membres de l’équipage moururent, bien que cette fois la mécanique et les systèmes électroniques fussent en parfait état, comme le révélerait l’examen de la boîte noire, unique survivante. Une tragédie de cette envergure n’était pas à comparer avec un vulgaire accident d’autocar, mais la conséquence fut que ceux qui en avaient encore perdirent leurs dernières illusions et ensuite on n’entendit plus le moindre ronflement de moteur et nulle roue, grande ou petite, rapide ou lente, ne se remit plus jamais en branle. Les gens qui avaient naguère coutume de se plaindre des embarras croissants de la circulation, les piétons qui à première vue semblaient ne pas avoir de but précis parce que les automobiles, à l’arrêt ou en mouvement, leur coupaient constamment le chemin, les conducteurs qui, après avoir tourné mille fois avant de découvrir un espace où garer enfin leur voiture, se transformaient en piétons et se mettaient à protester pour les mêmes raisons que les piétons, après avoir pesté pour leurs raisons spécifiques d’automobilistes, tous maintenant auraient dû être satisfaits, sauf que, comme plus personne n’osait conduire un véhicule, même sur de très courtes distances, les autos, les camions, les motos, même les bicyclettes, si discrètes, étaient éparpillés chaotiquement dans toute la ville, abandonnés là où la peur l’avait emporté sur le sens de la propriété. Le symbole de cette grotesque évidence était une grue à laquelle une automobile à moitié soulevée était suspendue par son essieu avant, et probablement que le premier à être frappé de cécité avait été le conducteur de la grue. Mauvaise pour tous, la situation était catastrophique pour les aveugles, car il leur était impossible de voir où ils allaient et où ils mettaient les pieds. L’on était pris de pitié à les voir se cogner, l’un après l’autre, aux voitures abandonnées, s’écorchant les tibias, certains tombaient et pleuraient, Quelqu’un pourrait-il m’aider à me relever, mais d’autres, rendus brutaux par le désespoir ou brutaux de naissance, proféraient des jurons et repoussaient la main secourable accourue pour les aider, Laissez-moi en paix, votre tour viendra aussi, alors la personne charitable prenait peur, fuyait, se perdait dans l’épaisseur du brouillard blanc, soudain consciente du risque que sa bonté lui avait fait courir, pour devenir peut-être aveugle quelques mètres plus loin.

Voilà quelle est la situation là-bas dehors, conclut le vieillard au bandeau noir, et encore je ne suis pas au courant de tout, je parle seulement de ce que j’ai pu voir de mes propres yeux, et là il s’interrompit, fit une pause et se corrigea, Non, pas de mes yeux, car je n’en avais qu’un, or maintenant je n’ai même plus celui-là, ou plutôt j’en ai un mais il ne me sert à rien, Je ne vous ai jamais demandé pourquoi vous ne portiez pas un œil de verre plutôt qu’un bandeau, Et pourquoi voudrais-je d’un œil de verre, pouvez-vous me le dire, demanda le vieillard au bandeau noir, C’est l’usage, à cause de l’esthétique, et d’ailleurs c’est bien plus hygiénique, on l’enlève, on le lave et on le remet, comme un dentier, Oui, certes, mais dites-moi alors comment on ferait aujourd’hui si tous ceux qui sont maintenant aveugles avaient perdu, je veux dire physiquement perdu, les deux yeux, à quoi ça leur servirait-il d’avoir deux yeux de verre, Effectivement, ça ne leur servirait à rien, Si nous devenons tous aveugles, comme ça m’a tout l’air de devoir être le cas, à quoi bon l’esthétique, et quant à l’hygiène, docteur, vous aurez la bonté de me dire quelle sorte d’hygiène il peut bien y avoir ici, Probablement que les choses ne seront vraiment ce qu’elles sont que dans un monde d’aveugles, dit le médecin, Et les gens, demanda la jeune fille aux lunettes teintées, Les gens aussi, car il n’y aura personne pour les voir, J’ai une idée, dit le vieillard au bandeau noir, jouons à un jeu pour passer le temps, Comment peut-on jouer sans voir ce à quoi on joue, demanda la femme du premier aveugle, Ce n’est pas à proprement parler un jeu, il s’agira simplement de dire exactement ce que nous avons vu au moment où nous sommes devenus aveugles, Ça pourrait ne pas être convenable, fit remarquer quelqu’un, Celui qui ne veut pas jouer ne jouera pas, mais en aucun cas il ne faudra inventer, Donnez l’exemple, dit le médecin, Je vais le faire, monsieur, dit le vieillard au bandeau noir, je suis devenu aveugle au moment où je regardais mon œil aveugle, Que voulez-vous dire, C’est très simple, j’avais l’impression que l’intérieur de mon orbite vide était enflammé et j’ai retiré le bandeau pour vérifier, c’est à cet instant précis que je suis devenu aveugle, On dirait une parabole, dit une voix inconnue, l’œil qui se refuse à reconnaître sa propre absence, Moi, dit le médecin, j’avais consulté chez moi des traités d’ophtalmologie, précisément à cause de ce qui se passe actuellement, et la dernière chose que j’ai vue ce sont mes mains sur un livre, Ma dernière image fut différente, dit la femme du médecin, l’intérieur d’une ambulance quand j’aidais mon mari à entrer, J’ai déjà raconté mon cas au docteur, dit le premier aveugle, je m’étais arrêté à un feu rouge, des gens traversaient la rue, c’est alors que je suis devenu aveugle, ensuite l’homme qui est mort l’autre jour m’a ramené chez moi, je n’ai pas vu son visage, évidemment, Quant à moi, dit la femme du premier aveugle, la dernière chose que je me rappelle avoir vue fut mon mouchoir, j’étais chez moi en train de pleurer, j’ai porté mon mouchoir à mes yeux et à l’instant même je suis devenue aveugle, Moi, dit la réceptionniste du cabinet médical, je venais d’entrer dans l’ascenseur, j’ai tendu la main pour appuyer sur le bouton et soudain j’ai cessé de voir, vous imaginez mon angoisse, enfermée seule là-dedans, sans savoir si je devais monter ou descendre, je ne trouvais pas le bouton qui ouvrait la porte, Mon cas fut plus simple, dit l’aide-pharmacien, j’avais entendu dire que des gens étaient frappés de cécité, alors je me suis demandé comment ça serait si moi aussi je devenais aveugle, j’ai fermé les yeux pour voir et quand je les ai rouverts j’étais aveugle, On dirait une autre parabole, dit la voix inconnue, si tu veux être aveugle, aveugle tu seras. Ils se turent. Les autres aveugles étaient retournés vers leur lit, ce qui n’était pas une mince affaire, car s’il est vrai qu’ils connaissaient leur numéro de lit, ce n’était qu’en commençant à compter à partir d’un des deux extrêmes, de un à vingt ou de vingt à un, qu’ils pouvaient avoir la certitude d’arriver là où ils voulaient. Quand le murmure de l’énumération, monotone comme une litanie, s’éteignit, la jeune fille aux lunettes teintées raconta ce qui lui était arrivé, J’étais dans une chambre d’hôtel, un homme était sur moi, à ce point de son récit elle se tut, elle avait honte de dire ce qu’elle faisait là, de dire qu’elle avait vu tout blanc, mais le vieillard au bandeau noir demanda, Et vous avez vu tout blanc, Oui, répondit-elle, Peut-être que votre cécité n’est pas comme la nôtre, dit le vieillard au bandeau noir. Il ne restait plus que la femme de chambre, J’étais en train de faire un lit, une personne venait de devenir aveugle, j’ai soulevé et étendu le drap blanc devant moi, je l’ai rabattu comme il faut sur les côtés et pendant que je le lissais avec mes deux mains j’ai cessé de voir, je me souviens de comment je lissais le drap, très lentement, c’était le drap de dessous, conclut-elle, comme si cela avait une importance particulière. Chacun a-t-il raconté la dernière histoire du temps où il voyait, demanda le vieillard au bandeau noir, Je vais raconter la mienne, s’il n’y a personne d’autre, dit la voix inconnue, S’il y a quelqu’un d’autre, il parlera après, racontez donc, La dernière chose que j’ai vue était un tableau, Un tableau, répéta le vieillard au bandeau noir, et où était-il, J’étais allé au musée, c’était un champ de blé avec des corbeaux et des cyprès et un soleil qui donnait l’impression d’être fait de morceaux d’autres soleils, Ça m’a tout l’air d’avoir été peint par un Hollandais, Je crois que oui, mais il y avait aussi un chien qui s’enfonçait, le pauvre était déjà à demi enterré, Quant à celui-ci, il ne peut qu’avoir été peint par un Espagnol, personne avant lui n’avait peint un chien comme ça, personne après lui ne s’y est plus hasardé, Probablement, et il y avait une charrette chargée de foin et tirée par des chevaux qui traversait une rivière, Avec une maison à gauche, Oui, Alors c’est d’un Anglais, Ça se pourrait, mais je ne crois pas, car il y avait aussi une femme avec un enfant dans les bras, Des femmes avec des enfants dans les bras, la peinture n’en manque pas, C’est vrai, je l’avais remarqué, Ce que je ne comprends pas c’est comment des peintures aussi différentes et des peintres aussi différents pouvaient se trouver sur un seul tableau, Et il y avait des hommes qui mangeaient, Il y a eu tant de déjeuners, de goûters et de dîners dans l’histoire de l’art qu’il est impossible à cette seule indication de savoir qui mangeait, Les hommes étaient au nombre de treize, Ah, alors c’est facile, continuez, Il y avait aussi une femme nue avec des cheveux blonds dans une coquille qui flottait sur la mer, et beaucoup de fleurs autour d’elle, Italien, bien entendu, Et une bataille, C’est comme pour les repas et les mères avec un enfant dans les bras, ça ne suffit pas pour savoir qui est le peintre, Avec des morts et des blessés, C’est naturel, tôt ou tard tous les enfants meurent, et les soldats aussi, Et un cheval épouvanté, Avec des yeux qui lui sortaient des orbites, Exactement, Les chevaux sont ainsi, et quels autres tableaux y avait-il encore dans votre tableau, Je n’ai pas eu le temps de le découvrir, je suis devenu aveugle précisément au moment où je regardais le cheval, La peur rend aveugle, dit la jeune fille aux lunettes teintées, Vous avez raison, nous étions déjà aveugles au moment où nous avons été frappés de cécité, la peur nous a aveuglés, la peur fera que nous continuerons à être aveugles, Qui est l’homme qui parle, demanda le médecin, Un aveugle, répondit la voix, un simple aveugle, c’est tout ce qu’il y a ici. Alors le vieillard au bandeau noir demanda, Combien faudra-t-il d’aveugles pour faire une cécité. Personne ne put lui répondre. La jeune fille aux lunettes teintées lui demanda de faire fonctionner sa radio, ce serait peut-être l’heure des informations. Les informations vinrent plus tard, en attendant ils écoutèrent un peu de musique. À un certain moment plusieurs aveugles apparurent à la porte du dortoir, l’un d’eux dit, Quel dommage que je n’aie pas apporté ma guitare. Les informations ne furent pas très réconfortantes, le bruit courait qu’un gouvernement d’unité et de salut national serait bientôt formé.

9

Au début, quand les aveugles ici se comptaient encore sur les doigts de la main, quand un échange de deux ou trois mots suffisait pour que des inconnus se transforment en compagnons d’infortune et qu’avec trois ou quatre mots de plus ils se pardonnent mutuellement toutes leurs fautes, dont certaines étaient très graves, et si le pardon n’était pas total il suffisait d’attendre patiemment quelques jours, nous avons vu le supplice ridicule que ces malheureux durent endurer chaque fois que leur corps exigeait le soulagement urgent de ce que nous avons l’habitude d’appeler un besoin naturel. Malgré tout, et tout en sachant qu’une éducation parfaite est extrêmement rare et que même les pudeurs les plus exquises ont leurs lacunes, il faut bien reconnaître que les premiers aveugles mis en quarantaine ici se montrèrent capables, plus ou moins consciemment, de porter avec dignité la croix de la nature éminemment scatologique de l’être humain. Mais maintenant que tous les grabats, au nombre de deux cent quarante, étaient occupés, sans compter les aveugles qui dormaient par terre, aucune imagination, aussi fertile et créatrice de comparaisons, d’images et de métaphores fût-elle, ne pourrait décrire comme il se doit l’amoncellement d’immondices qui s’entasse ici. Il ne s’agit pas seulement de l’état auquel arrivèrent rapidement les latrines, antres aussi fétides qu’en enfer les déversoirs d’âmes damnées, il s’agit aussi du manque de respect des uns ou de l’urgence subite des autres qui ont très vite transformé les couloirs et autres lieux de passage en cabinets d’aisances, lesquels d’occasionnels sont devenus habituels. Les négligents ou les talonnés par l’urgence pensaient, Ça n’a pas d’importance, personne ne me voit, et ils n’allaient pas plus loin. Quand il devint impossible à tous égards d’arriver jusqu’aux latrines, les aveugles se mirent à utiliser la clôture pour y déposer toutes leurs excrétions et déjections corporelles. Les délicats par nature ou par éducation passaient toute la sainte journée à se retenir et attendaient comme ils pouvaient la tombée de la nuit, supposant qu’il faisait nuit quand un nombre maximal de gens dormait dans les chambrées, alors ils se mettaient en route, se cramponnant à leur ventre ou serrant les jambes, à la recherche de quelques dizaines de centimètres de sol propre, dans la mesure où il en restait encore dans un tapis ininterrompu d’excréments mille fois piétinés, et par-dessus le marché ils risquaient de se perdre dans l’espace infini de la clôture où les seuls points de repère étaient les rares arbres dont les troncs avaient pu survivre à la manie exploratrice des anciens aliénés et les petits tertres, déjà presque plats, qui recouvraient à peine les morts. Une fois par jour, toujours en fin d’après-midi, comme un réveil réglé sur la même heure, la voix dans le haut-parleur répétait les instructions et les interdictions familières, insistait sur les avantages d’une utilisation régulière des produits de nettoyage, rappelait l’existence d’un téléphone dans chaque dortoir pour commander les fournitures nécessaires, lorsque celles-ci viendraient à manquer, mais ce qui était vraiment nécessaire ici c’était le jet puissant d’une lance d’arrosage pour chasser toute la merde, puis une brigade de plombiers pour réparer les chasses d’eau et les faire fonctionner, puis de l’eau, de l’eau en abondance, pour entraîner vers les égouts ce qui devrait aller dans les égouts, et après, de grâce, des yeux, de simples yeux, une main capable de nous conduire et de nous guider, une voix qui me dise, Par ici. Ces aveugles, si nous ne leur portons pas secours, ne tarderont pas à se transformer en bêtes, et, pis encore, en bêtes aveugles. Ce n’est pas la voix inconnue qui a parlé des tableaux et des images du monde qui l’a dit, c’est la femme du médecin, avec d’autres mots, couchée au cœur de la nuit à côté de son mari, leurs deux têtes recouvertes par la même couverture, Il faut trouver un remède à cette horreur, je ne la supporte plus, je ne peux pas continuer à faire semblant de ne pas voir, Songe aux conséquences, car après les autres essaieront sûrement de faire de toi une esclave, une bonne à tout faire, tu devras t’occuper de tous et dans tous les domaines, ils exigeront que tu leur donnes à manger, que tu les laves, que tu les couches et que tu les lèves, que tu les conduises de-ci de-là, que tu les mouches et que tu sèches leurs larmes, ils t’appelleront à grands cris quand tu seras en train de dormir et ils t’insulteront si tu tardes, Mais comment veux-tu que je continue à regarder ces misères, à les avoir en permanence sous les yeux, sans rien faire pour aider, Mais tu fais déjà beaucoup, Qu’est-ce que je fais donc, puisque ma plus grande préoccupation consiste à éviter que quelqu’un ne s’aperçoive que je vois, Certains te haïront parce que tu vois, ne va pas croire que la cécité nous a rendus meilleurs, Elle ne nous a pas non plus rendus pires, Nous sommes sur la bonne voie, tu n’as qu’à voir ce qui se passe quand vient le moment de distribuer la nourriture, Justement, la personne qui verrait pourrait se charger de partager les aliments entre tous ceux qui sont ici, le faire avec équité, avec discernement, les protestations cesseraient, cela mettrait fin à ces disputes qui me rendent folle, tu ne sais pas ce que c’est que de voir deux aveugles se quereller, Se quereller a toujours été, plus ou moins, une forme de cécité, C’est différent, Tu feras ce qui te semblera le mieux mais n’oublie pas que nous sommes des aveugles, de simples aveugles, des aveugles sans rhétorique ni commisération, le monde charitable et pittoresque des braves aveugles est terminé, maintenant c’est le royaume dur, cruel et implacable des aveugles tout court, Si tu pouvais voir ce que je suis obligée de voir, tu désirerais être aveugle, Je te crois, mais je n’en ai pas besoin, je suis déjà aveugle, Pardonne-moi, mon chéri, si tu savais, Je sais, je sais, j’ai passé ma vie à regarder à l’intérieur des yeux des gens, c’est le seul endroit du corps où il y a peut-être encore une âme, et si les yeux sont perdus, Demain je leur dirai que je vois, Fasse le ciel que tu n’aies pas à t’en repentir, Demain je le leur dirai, elle s’interrompit puis ajouta, Si entre-temps je ne suis pas entrée moi aussi dans ce monde.

Ce ne fut pas encore pour cette fois. Quand elle se réveilla très tôt le lendemain matin, comme à son habitude, ses yeux voyaient aussi distinctement qu’avant. Tous les aveugles de la chambrée dormaient. Elle réfléchit à la façon dont elle leur communiquerait la nouvelle, devait-elle les convoquer tous pour la leur annoncer ou le ferait-elle discrètement, sans ostentation, ça serait peut-être préférable, elle leur dirait, par exemple, comme si elle ne voulait pas accorder trop d’importance à la chose, Vous imaginez un peu, qui eût cru que je conserverais la vue au milieu de tant de personnes aveugles, ou alors, et cela vaudrait peut-être mieux, elle ferait semblant d’avoir été réellement aveugle et d’avoir brusquement recouvré la vue, c’était même une façon de donner quelque espoir aux autres, Si elle s’est remise à voir, se diraient-ils, peut-être que ça nous arrivera à nous aussi, mais il se pourrait aussi qu’ils lui disent, Si c’est comme ça, partez, allez-vous-en, dans ce cas elle répondrait qu’elle ne pouvait pas s’en aller sans son mari, et puisque l’armée ne permettait à aucun aveugle de quitter la quarantaine ils seraient obligés d’accepter qu’elle restât. Des aveugles se retournaient sur leur grabat, ils se soulageaient de leurs gaz comme chaque matin, mais l’atmosphère n’en devint pas plus nauséabonde pour autant, le niveau de saturation était sans doute atteint. Il n’y avait pas que l’odeur fétide qui arrivait des latrines par bouffées, en exhalaisons qui donnaient envie de vomir, il y avait aussi les relents accumulés de deux cent cinquante personnes dont les corps macéraient dans leur propre sueur, et qui étaient vêtus de vêtements de plus en plus immondes car ils ne pouvaient ni n’auraient su se laver et qui dormaient dans des lits souvent souillés de déjections. À quoi auraient pu servir les savons, les lessives, les détergents abandonnés ici et là, puisque la plupart des douches étaient bouchées ou détachées des canalisations et que les orifices d’écoulement régurgitaient les eaux sales qui se répandaient en dehors de la zone des douches, imbibant les lames du parquet dans les couloirs, s’infiltrant dans les fissures des dalles. Dans quelle folie est-ce que j’envisage de me lancer, pensa alors la femme du médecin, prise de doute, même s’ils n’exigent pas que je les serve, et rien n’est moins sûr, moi-même je ne résisterai pas, je me mettrai à laver, à nettoyer, Dieu sait combien de temps mes forces tiendraient, ce n’est pas un travail pour une personne seule. Sa détermination, qui avant avait semblé si ferme, commençait à s’effriter, à se désagréger devant la réalité abjecte qui envahissait ses narines et offensait ses yeux, maintenant qu’était venu le moment de passer des paroles aux actes. Je suis lâche, murmura-t-elle avec exaspération, alors autant être aveugle, je ne serais pas la proie de velléités de missionnaire. Trois aveugles s’étaient levés, dont l’aide-pharmacien, ils allaient se poster dans le vestibule pour prendre possession de la quote-part qui revenait au premier dortoir. Impossible d’affirmer que la répartition fût faite à vue d’œil, à un emballage près, précisément faute d’yeux, c’était vraiment un crève-cœur que de voir les aveugles se tromper en comptant et recommencer depuis le début, quelqu’un d’un caractère plus soupçonneux voulait savoir exactement ce que les autres emportaient, ça finissait toujours par des disputes, des bousculades, une gifle envoyée inévitablement à l’aveuglette. Dans la chambrée, tous étaient maintenant réveillés, prêts à recevoir leur portion, forts de leur expérience ils avaient établi un mode de distribution assez commode, ils commençaient par apporter toute la nourriture au fond du dortoir où se trouvaient les lits du médecin et de sa femme et ceux de la jeune fille aux lunettes teintées et du petit garçon qui réclamait sa mère, et ils allaient la chercher là, deux par deux, en commençant par les lits les plus près de l’entrée, un à droite, un à gauche, deux à droite, deux à gauche, et ainsi de suite, sans bousculade ni prise de bec, cela prenait plus de temps, il est vrai, mais la tranquillité compensait l’attente. Les premiers, c’est-à-dire ceux qui avaient la nourriture sur place, à portée de main, étaient les derniers à se servir, à l’exception du garçonnet louchon, évidemment, qui finissait toujours de manger avant que la jeune fille aux lunettes teintées n’eût reçu sa ration, d’où il résultait qu’une partie de ce qui lui revenait finissait invariablement dans l’estomac du gamin. Les aveugles avaient tous la tête tournée vers la porte et attendaient d’entendre les pas de leurs compagnons, le bruit indécis, tout à fait particulier, de qui transporte un fardeau, toutefois ce ne fut pas ce son qu’ils entendirent soudain mais celui d’une course légère, pour autant que pareille prouesse pût être le fait de personnes qui ne voyaient pas où elles mettaient les pieds. Pourtant la seule chose qu’ils furent capables de dire quand les messagers haletants apparurent à la porte fut, Qu’est-ce qui s’est passé dehors pour que vous vous précipitiez ainsi en courant, les trois aveugles voulaient tous entrer en même temps pour transmettre la nouvelle inattendue, Ils ont refusé de nous laisser emporter la nourriture, dit l’un d’eux, et les autres répétèrent, Ils ont refusé, Qui, les soldats, demanda une voix, Non, les aveugles, Quels aveugles, nous sommes tous aveugles ici, Nous ne savons pas qui c’est, dit l’aide-pharmacien, mais je pense qu’ils doivent être de ceux qui sont arrivés tous ensemble, parmi les derniers à venir, Et comment se fait-il qu’ils aient refusé de vous laisser emporter la nourriture, demanda le médecin, jusqu’ici il n’y a pas eu le moindre problème, Ils disent que c’est fini, qu’à partir d’aujourd’hui celui qui veut manger devra payer. Les protestations fusèrent de toutes parts dans le dortoir, Ce n’est pas possible, Nous prendre notre nourriture, Bande d’escrocs, Une honte, des aveugles contre des aveugles, de ma vie je n’aurais cru voir une chose pareille, Allons nous plaindre au sergent. Quelqu’un de plus décidé proposa qu’ils aillent ensemble réclamer leur dû, Ça ne sera pas facile, déclara l’aide-pharmacien, ils sont nombreux, j’ai eu l’impression qu’ils formaient un groupe, et le pire c’est qu’ils sont armés, Armés, et de quoi donc, Ils ont au moins des gourdins, j’ai encore mal au bras de la volée qu’ils m’ont flanquée, dit un autre, Nous allons tenter de résoudre ça à l’amiable, dit le médecin, j’irai avec vous parler à ces gens, il doit y avoir un malentendu, Oui, je pense comme vous, docteur, mais vu leurs façons, je doute beaucoup que vous réussissiez à les convaincre, Il faudra quand même aller les voir, nous ne pouvons pas rester comme ça, Je t’accompagne, dit la femme du médecin. Le petit groupe sortit du dortoir, moins celui qui avait mal au bras et qui estimait qu’il avait déjà fait son devoir, celui-ci resta et raconta aux autres l’aventure hasardeuse, la bouffe à deux pas et une muraille de corps pour la défendre, À coups de gourdin, insistait-il.

Avançant ensemble en une grappe compacte, ils se frayèrent un chemin entre les aveugles des autres chambrées. Quand ils arrivèrent dans le vestibule, la femme du médecin comprit aussitôt qu’aucune conversation diplomatique n’était possible et ne le serait probablement jamais. Au milieu du vestibule, un cercle d’aveugles armés de gourdins et de fers de lits pointés en avant comme des baïonnettes ou des lances entourait les caisses de nourriture et faisait front au désespoir des aveugles qui les assiégeaient et qui s’efforçaient maladroitement de pénétrer la ligne de défense, certains paraient les coups avec leurs bras levés, dans l’espoir de découvrir une ouverture, un volet mal fermé par inadvertance, d’autres se traînaient à quatre pattes jusqu’au moment où ils se cognaient aux jambes de leurs adversaires, lesquels les recevaient avec des fers pointus dans les reins et des coups de pied. Une rossée d’aveugles, comme on dit. Il ne manquait au tableau ni les protestations indignées ni les cris furieux, Nous voulons notre nourriture, Nous exigeons le droit au pain, Canailles, Tout ça c’est de la pure méchanceté, On croit rêver, un naïf ou un distrait alla même jusqu’à dire, Il faut appeler la police. Il y avait peut-être des policiers ici, la cécité, on le sait, ne se soucie ni des métiers ni des offices, mais un policier aveugle n’est pas la même chose qu’un aveugle policier, et quant aux deux policiers de notre connaissance, ceux-là sont morts et enterrés, encore qu’à grand-peine. Poussée par l’espoir absurde qu’une autorité quelconque viendrait dans l’hospice de fous rétablir la paix perdue, restaurer la justice, faire régner de nouveau le calme, une aveugle s’approcha aussi près que possible de la porte principale et cria en l’air, Au secours, on nous vole notre nourriture. Les soldats firent la sourde oreille, les ordres que le sergent avait reçus d’un capitaine en visite d’inspection étaient péremptoires et fort clairs, Tant mieux s’ils s’entre-tuent, ils seront moins nombreux. La femme s’égosillait comme les folles de jadis, elle aussi presque folle, mais de pure angoisse. Comprenant enfin l’inutilité de ses appels, elle se tut, se tourna vers l’intérieur en sanglotant et, incapable de se rendre compte de l’endroit où elle se dirigeait, elle reçut sur sa tête nue un coup de gourdin qui la terrassa. La femme du médecin voulut se précipiter pour la relever, mais la confusion était telle qu’elle ne put même pas faire deux pas. Les aveugles venus revendiquer leur nourriture commençaient déjà à reculer en déroute, ils avaient complètement perdu le sens de l’orientation et trébuchaient les uns sur les autres, tombaient, se relevaient, tombaient de nouveau, certains n’essayaient même pas de se relever, ils renonçaient et restaient prostrés par terre, épuisés, malheureux, tordus de douleurs, la figure sur les dalles. Terrorisée, la femme du médecin vit alors un des aveugles de la bande des brigands sortir un pistolet de sa poche et le brandir brusquement. Le coup de feu détacha du plafond une grande plaque de plâtre qui alla s’écraser sur des têtes innocentes qui n’en pouvaient mais et qui accrut encore la panique. L’aveugle cria, Du calme là-bas, tous, et pas un mot, si quelqu’un ose élever la voix je tire, tant pis pour vous, mais ne venez pas vous plaindre après. Les aveugles ne bougèrent pas. L’homme au pistolet poursuivit, Ce qui est dit est dit et sans appel, à partir d’aujourd’hui c’est nous qui gérerons la nourriture, vous êtes tous avertis, que personne ne s’avise d’aller la chercher dehors, nous mettrons des gardes à l’entrée, si vous essayez d’enfreindre les ordres vous en subirez les conséquences, à partir de maintenant la nourriture sera vendue, celui qui veut manger devra payer, Payer comment, demanda la femme du médecin, J’ai dit que je voulais le silence, hurla l’homme au pistolet en agitant son arme devant lui, Il faudra bien que quelqu’un parle, nous avons besoin de savoir comment nous devrons procéder, où nous irons chercher la nourriture, si nous irons tous ensemble ou un par un, Celle-là fait la maligne, dit l’un des aveugles du groupe, mais si tu lui tires dessus ça fera une bouche en moins, Si je la voyais, elle aurait déjà une balle dans le bide. Puis, s’adressant à tous, Retournez immédiatement dans vos dortoirs, et que ça saute, quand nous aurons apporté la nourriture à l’intérieur nous vous dirons ce que vous devrez faire, Et le paiement, reprit la femme du médecin, combien nous coûteront un café au lait et un biscuit, Cette nana nous cherche vraiment, dit la même voix, Laisse, je m’en occupe, dit l’autre, et changeant de ton, Chaque dortoir nommera deux responsables qui seront chargés de rassembler les objets de valeur, tous les objets de valeur, peu importe lesquels, argent, bijoux, bagues, bracelets, boucles d’oreilles, montres, tout ce que vous avez avec vous, et ils apporteront tout ça dans le troisième dortoir du côté gauche, là où nous sommes, et si vous voulez un conseil d’ami, ne vous avisez pas d’essayer de nous rouler, nous savons que certains d’entre vous vont cacher une partie de ce qu’ils ont de précieux mais, croyez-moi, ce serait une très mauvaise idée, si ce que vous nous remettez ne nous semble pas suffisant, eh bien, c’est très simple, vous ne mangerez pas, vous vous amuserez à mastiquer vos billets de banque et à croquer vos brillants. Un aveugle du deuxième dortoir côté droit demanda, Et comment fera-t-on, on donne tout en une seule fois ou on paie au fur et à mesure de ce qu’on mangera, Apparemment, je me suis mal exprimé, dit l’homme au pistolet en riant, vous payez d’abord et vous mangez ensuite, et quant au reste, payer en fonction de ce que vous mangerez exigerait une comptabilité très compliquée, le mieux c’est de tout donner en une seule fois et nous verrons combien de nourriture vous mériterez, mais je vous préviens une fois de plus, abstenez-vous de cacher quoi que ce soit car ça vous coûtera très cher, et pour que vous ne disiez pas que nous n’avons pas procédé loyalement, dites-vous bien qu’après que vous nous aurez remis ce que vous avez nous ferons une perquisition, et gare à vous si nous découvrons la moindre piécette de monnaie, et maintenant hors d’ici tout le monde, et vite. Il leva le bras et tira encore une fois. Un autre morceau de plâtre tomba. Et toi, dit l’homme au pistolet, je n’oublierai pas ta voix, Ni moi ton visage, répondit la femme du médecin.

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