L’AVEUGLEMENT de José Saramago

Ce fut une nuit inquiète. Vagues au début, imprécis, les rêves erraient de dormeur en dormeur, cueillant ici, cueillant là, ils charriaient de nouveaux souvenirs, de nouveaux secrets, de nouveaux désirs, et les dormeurs soupiraient et murmuraient, Ce rêve n’est pas à moi, disaient-ils, mais le rêve répondait, Tu ne connais pas encore tes rêves, la jeune fille aux lunettes teintées apprit ainsi qui était le vieillard au bandeau noir qui dormait à deux pas d’elle, lui-même crut savoir qui elle était, il le crut simplement, car pour que les rêves soient identiques ils ne leur suffit pas d’être réciproques. Quand l’aube parut il se mit à pleuvoir. Le vent lança contre les fenêtres une ondée qui résonna comme le claquement de mille fouets. La femme du médecin s’éveilla, ouvrit les yeux et murmura, Comme il pleut, puis elle les referma, la chambre était toujours plongée dans une nuit noire, elle pouvait dormir. Elle ne s’était pas rendormie depuis plus d’une minute quand elle se réveilla brusquement avec l’idée qu’il lui fallait faire quelque chose, mais sans comprendre encore de quoi il s’agissait, la pluie lui disait, Lève-toi, que voulait donc la pluie. Doucement, pour ne pas réveiller son mari, elle sortit de la chambre, traversa le salon, s’arrêta un instant pour regarder ceux qui dormaient sur les canapés, puis elle longea le couloir jusqu’à la cuisine, la pluie poussée par le vent tombait avec plus de violence sur cette partie de l’immeuble. Elle nettoya la vitre embuée avec la manche de sa robe de chambre et regarda dehors. Le ciel n’était plus qu’un immense nuage, la pluie tombait à verse. Sur le balcon, entassés, il y avait les vêtements sales dont ils s’étaient dépouillés, il y avait le sac en plastique avec les chaussures qu’il fallait laver. Laver. L’ultime voile du sommeil se déchira soudain, voilà ce qu’elle devait faire. Elle ouvrit la porte, fit un pas, la pluie l’inonda aussitôt de la tête aux pieds, comme si elle était sous une cascade. Il faut que je profite de cette eau, pensa-t-elle. Elle rentra dans la cuisine et, évitant le plus possible de faire du bruit, elle commença à rassembler des cuvettes, des marmites, des casseroles, tout ce qui pouvait recueillir un peu de cette pluie qui descendait du ciel en cordes, en rideaux que le vent agitait, qu’il poussait au-dessus des toits de la ville comme un immense balai bruyant. Elle les porta dehors, les disposa le long du balcon, près de la balustrade, maintenant elle aurait de l’eau pour laver les vêtements immondes, les chaussures dégoûtantes. Qu’elle ne s’arrête pas, que cette pluie ne s’arrête pas surtout, murmurait-elle en allant chercher dans la cuisine les savons, les détergents, les éponges, tout ce qui pouvait servir à nettoyer un peu, ne fût-ce qu’un peu, cette insupportable saleté de l’âme. Du corps, dit-elle, comme pour corriger sa pensée métaphysique, puis elle ajouta, Ça revient au même. Alors, comme si ce devait être la conclusion inéluctable, la conciliation harmonieuse entre ce qu’elle avait dit et ce qu’elle avait pensé, elle se défît soudain de sa robe de chambre mouillée, et nue, recevant sur son corps tantôt la caresse, tantôt le coup de verges de la pluie, elle entreprit de laver les vêtements en même temps qu’elle se lavait elle-même. Les clapotements d’eau qui l’entouraient l’empêchèrent de s’apercevoir qu’elle n’était plus seule. La jeune fille aux lunettes teintées et la femme du premier aveugle étaient apparues à la porte du balcon, quels pressentiments, quelles intuitions, quelles voix intérieures les avaient réveillées, nul ne le sait, tout comme nul ne sait comment elles avaient réussi à trouver le chemin du balcon, inutile de chercher des explications, libre à chacun de se perdre en conjectures. Aidez-moi, dit la femme du médecin quand elle les aperçut, Comment, puisque nous ne voyons pas, demanda la femme du premier aveugle, Ôtez les vêtements que vous avez sur le corps, moins nous en aurons à sécher après, mieux cela vaudra, Mais nous ne voyons pas, répéta la femme du premier aveugle, Peu importe, dit la jeune fille aux lunettes teintées, nous ferons ce que nous pourrons, Et je fignolerai après, dit la femme du médecin, je nettoierai ce qui sera encore sale, et maintenant au travail, allez, nous sommes la seule femme au monde avec deux yeux et six mains. Peut-être que dans l’immeuble en face, derrière ces fenêtres fermées, des aveugles, des hommes, des femmes réveillés par la violence des rafales de pluie opiniâtres, le front appuyé contre les vitres froides, recouvrant la buée de la nuit de leur haleine, se souviennent du temps où, tels qu’ils sont en ce moment, ils regardaient de la même façon la pluie tomber du ciel. Ils ne peuvent imaginer qu’il y a plus loin trois femmes nues, aussi nues que lorsqu’elles sont venues au monde, on dirait des folles, elles doivent être folles, des personnes dotées de tout leur bon sens ne se mettent pas à faire la lessive sur un balcon exposées aux réflexions des voisins, et surtout pas dans ce simple appareil, peu importe que nous soyons tous aveugles, ce sont là des choses qui ne se font pas, mon Dieu comme la pluie coule sur elles, comme elle descend entre leurs seins, comme elle s’attarde et se perd dans l’obscurité du pubis, comme elle inonde enfin et entoure les cuisses, peut-être nos pensées à l’égard de ces femmes ont-elles été injustes, peut-être est-ce nous qui sommes incapables de voir ce qu’il est arrivé de plus beau et de plus glorieux dans l’histoire de la ville, une nappe d’écume mousseuse tombe du balcon, comme j’aimerais pouvoir tomber avec elle, interminablement, propre, purifié, nu. Seul Dieu nous voit, dit la femme du premier aveugle qui, malgré les déceptions et les contrariétés, continue à croire fermement que Dieu n’est pas aveugle, ce à quoi la femme du médecin répondit, Pas même lui ne nous voit, le ciel est couvert, je suis la seule à pouvoir vous voir, Est-ce que je suis laide, demanda la jeune fille aux lunettes teintées, Tu es maigre et sale mais tu ne seras jamais laide, Et moi, demanda la femme du premier aveugle, Sale et maigre comme elle, pas aussi belle, mais plus jolie que moi, Tu es belle, dit la jeune fille aux lunettes teintées, Comment peux-tu le savoir, tu ne m’as jamais vue, J’ai rêvé de toi deux fois, Quand, La deuxième fois c’est la nuit dernière, Tu as rêvé de la maison parce que tu te sentais en sécurité et tranquille, c’est naturel après tout ce par quoi nous sommes passés, dans ton rêve j’étais la maison et, comme pour me voir tu avais besoin de me donner un visage, tu l’as inventé, Moi aussi je te vois belle et je n’ai jamais rêvé de toi, dit la femme du premier aveugle, Ce qui prouve simplement que la cécité est la providence des laids, Tu n’es pas laide, Non, en effet je ne le suis pas, mais l’âge, Quel âge as-tu, demanda la jeune fille aux lunettes teintées, J’approche de la cinquantaine, Comme ma mère, Et elle, Elle quoi, Elle est toujours belle, Moins qu’avant, C’est ce qui nous arrive à tous, nous sommes tous moins qu’avant, Toi tu n’as jamais été autant, dit la femme du premier aveugle. Les mots sont ainsi, ils déguisent beaucoup, ils s’additionnent les uns aux autres, on dirait qu’ils ne savent pas où ils vont, et soudain à cause de deux ou trois, ou quatre qui brusquement jaillissent, simples en soi, un pronom personnel, un adverbe, un verbe, un adjectif, l’émotion monte irrésistiblement à la surface de la peau et des yeux, faisant craquer la digue des sentiments, parfois ce sont les nerfs qui n’en peuvent plus, ils ont trop supporté, tout supporté, c’était comme s’ils portaient une armure, on dit, La femme du médecin a des nerfs d’acier, et finalement voilà la femme du médecin en larmes à cause d’un pronom personnel, d’un adverbe, d’un verbe, d’un adjectif, simples catégories grammaticales, simples désignatifs, comme sont également en larmes les deux autres femmes, les autres, pronoms indéfinis, eux aussi en pleurs, qui étreignent la femme de la proposition complète, trois grâces nues sous la pluie qui tombe. Ce sont des moments qui ne peuvent durer éternellement, ces femmes sont ici depuis plus d’une heure, il est temps qu’elles aient froid, J’ai froid, dit la jeune fille aux lunettes teintées. Il est impossible de faire davantage pour les vêtements, les chaussures ont été nettoyées du plus gros de la saleté, le moment est venu pour ces femmes de se laver elles-mêmes, elles se savonnent mutuellement les cheveux et le dos et elles rient comme seules riaient les fillettes qui jouaient à colin-maillard dans le jardin, au temps où elles n’étaient pas encore aveugles. Le jour s’est complètement levé, le premier soleil a déjà jeté un petit coup d’œil par-dessus l’épaule du monde avant de se recacher derrière les nuages. Il continue à pleuvoir, mais moins fort. Les lavandières sont entrées dans la cuisine, elles se sont séchées et frottées avec les serviettes de bain que la femme du médecin est allée chercher dans l’armoire de la salle de bains, leur peau pue le détergent mais c’est la vie, faute de grives on se contente de merles, la savonnette a fondu en un clin d’œil, pourtant dans cette maison il semble y avoir de tout, ou bien c’est parce qu’on sait utiliser à bon escient ce qu’il y a, elles se couvrirent enfin, le paradis était dehors, sur le balcon, la robe de chambre de la femme du médecin est trempée comme une soupe mais elle enfile une robe à ramages et à fleurs, abandonnée depuis des années, qui fait d’elle la plus belle des trois.

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