L’AVEUGLEMENT de José Saramago

Ils se remirent en marche, ils ont laissé derrière eux la maison du vieillard au bandeau noir, ils avancent maintenant sur une large avenue bordée de hauts et luxueux édifices. Ici les automobiles sont chères, spacieuses et confortables, voilà pourquoi on voit à l’intérieur tant d’aveugles endormis, et apparemment une immense limousine a même été transformée en résidence permanente, probablement parce qu’il est plus facile de retrouver une voiture qu’un appartement, les occupants de celle-ci doivent faire comme on faisait pendant la quarantaine pour trouver son lit, palper et compter les autos à partir du coin de la rue, vingt-sept, côté droit, ça y est, je suis chez moi. L’édifice à la porte duquel la limousine est garée est une banque. La voiture avait amené le président du conseil d’administration à la réunion plénière hebdomadaire, la première depuis qu’avait éclaté l’épidémie de mal blanc, et on n’avait pas eu le temps de la conduire dans le garage souterrain où elle attendrait la fin des débats. Le chauffeur était devenu aveugle au moment où le président allait pénétrer dans le bâtiment par la porte principale comme il aimait à le faire, il eut encore le temps de pousser un cri, nous voulons parler du chauffeur, mais lui, nous voulons parler du président, ne l’entendit pas. D’ailleurs la réunion ne serait pas aussi plénière que son nom l’impliquait, plusieurs membres du conseil étaient devenus aveugles dernièrement. Le président ne put pas ouvrir la séance dont l’ordre du jour prévoyait précisément la discussion des mesures à prendre au cas où tous les membres titulaires et suppléants du conseil d’administration deviendraient aveugles, et il ne put même pas pénétrer dans la salle de réunion, car pendant que l’ascenseur le menait au quinzième étage le courant électrique s’interrompit à tout jamais, exactement entre le neuvième et le dixième étage. Et comme un malheur ne vient jamais seul, au même instant les électriciens qui s’occupaient de l’entretien du réseau intérieur d’énergie et par conséquent aussi du générateur, d’un modèle ancien, pas automatique, qui aurait dû être remplacé depuis longtemps, devinrent aveugles et le résultat fut, ainsi qu’il fut dit précédemment, que l’ascenseur resta coincé entre le neuvième et le dixième étage. Le président vit le garçon d’ascenseur qui l’accompagnait devenir aveugle, lui-même perdit la vue une heure plus tard, et comme l’électricité ne revint pas et que les cas de cécité dans la banque se multiplièrent ce jour-là, il est à peu près sûr et certain que tous deux sont encore là-dedans, morts, inutile de le préciser, enfermés dans un tombeau d’acier, et donc heureusement à l’abri des chiens dévorateurs.

Comme il n’y avait pas de témoins, et s’il y en eut rien ne porte à croire qu’ils eussent été appelés dans le cadre de ce procès-verbal à nous relater les événements, il est tout à fait compréhensible que quelqu’un demande comment il est possible de savoir que les événements se sont déroulés ainsi et pas autrement, et la réponse à donner est que tous les récits sont comme ceux de la création de l’univers, personne n’était là, personne n’y a assisté, mais tout le monde sait ce qui s’est passé. La femme du médecin avait demandé, Que sont devenues les banques, non que cela lui importât beaucoup, encore qu’elle eût confié toutes ses économies à l’une d’elles, elle posa la question par simple curiosité, simplement parce qu’elle lui avait traversé l’esprit, c’est tout, elle ne s’attendait pas à ce qu’on lui répondît, par exemple, Au début, Dieu créa le ciel et la terre, la terre était informe et vide, les ténèbres couvraient l’abîme, et l’Esprit de Dieu se mouvait au-dessus de la surface des eaux, au lieu de cela le vieillard au bandeau noir dit pendant qu’ils descendaient l’avenue, D’après ce que j’ai pu savoir quand j’avais encore un œil pour voir, au début ça a été diabolique, les gens qui avaient peur de devenir aveugles et démunis se sont précipités dans les banques pour retirer leur argent, pensant qu’ils devaient prendre leurs précautions en vue de l’avenir, et il faut les comprendre, si quelqu’un sait qu’il ne pourra plus travailler, la seule solution, tant qu’elles dureront, c’est de recourir aux économies faites au temps de la prospérité et des prévisions à long terme, à supposer que les gens aient eu la prudence d’engranger leur épargne grain à grain, le résultat de cette course foudroyante fut que certaines des principales banques firent faillite en vingt-quatre heures, le gouvernement intervint pour demander aux esprits de se calmer et en appeler à la conscience civique des citoyens, terminant sa proclamation en déclarant solennellement qu’il assumerait toutes les responsabilités et tous les devoirs découlant de la situation de catastrophe publique que traversait le pays, mais la compresse n’apporta aucun soulagement, non seulement parce que les gens continuaient à devenir aveugles, mais aussi parce que ceux qui y voyaient encore ne pensaient qu’à sauver leur précieux argent, et à la fin, c’était inévitable, les banques, qu’elles eussent ou non fait faillite, durent fermer leurs portes et demander protection à la police, ce qui ne servit à rien, car parmi la multitude qui se rassemblait en poussant des cris devant les banques il y avait aussi des policiers en civil qui réclamaient les quelques sous qu’ils avaient eu tant de mal à gagner, certains, pour pouvoir agir plus à leur aise, avaient averti leurs chefs qu’ils étaient devenus aveugles et s’étaient fait porter pâles, et les autres, les encore en uniforme et les actifs, leur arme braquée sur les masses en colère, cessaient soudain de voir leur cible, et ceux-là, s’ils avaient de l’argent à la banque, perdaient tout espoir et s’entendaient par-dessus le marché reprocher d’avoir pactisé avec le pouvoir en place, mais le pire vint plus tard, quand les banques furent assaillies par des hordes furieuses d’aveugles et de non-aveugles, mais tous au désespoir, et désormais il ne s’agissait plus de présenter pacifiquement au guichet un chèque pour retirer son argent en disant à l’employé, je veux retirer le solde, mais de faire main basse sur tout ce qu’on trouvait, l’argent du jour, l’argent laissé dans un tiroir, dans un coffre resté ouvert par inadvertance, dans un petit sac de pièces de monnaie à l’ancienne, comme ceux qu’utilisaient les grands-parents de la génération la plus âgée, tout cela est difficile à imaginer, les vastes et somptueuses entrées des sièges de banque et les petites filiales de banlieue assistèrent à des scènes véritablement terrifiantes, et il ne faut pas oublier les caisses automatiques, fracturées et pillées jusqu’au dernier billet, sur l’écran desquelles apparut mystérieusement un message de remerciement pour avoir choisi cette banque, les machines sont vraiment stupides, mais peut-être serait-il plus exact de dire que celles-là avaient trahi leurs maîtres, bref, tout le mystère bancaire s’effondra d’un seul coup, comme un château de cartes, et pas parce que la possession de l’argent n’était plus appréciée, la preuve étant que celui qui a de l’argent ne veut pas le céder, alléguant qu’on ne sait pas de quoi demain sera fait, idée sûrement partagée par les aveugles qui ont pris leurs quartiers dans les souterrains des banques où sont installés les coffres-forts, en attendant le miracle qui leur ouvrira toutes grandes les lourdes portes en acier nickelé qui les séparent de la richesse, ils ne sortent de là que pour aller chercher de la nourriture et de l’eau ou pour satisfaire aux autres besoins du corps, et ils reviennent aussitôt à leur poste, ils ont des mots de passe et des signaux avec les doigts pour qu’aucune personne étrangère au réduit ne puisse s’y introduire, ils vivent, bien entendu, dans l’obscurité la plus absolue, mais qu’importe, pour cette cécité-là tout est blanc. Le vieillard au bandeau noir relata ces épouvantables événements touchant la banque et la finance pendant qu’ils traversaient la ville sans se presser, faisant des haltes pour que le garçonnet louchon pût apaiser les tumultes intolérables de son intestin, et en dépit du ton de véracité qu’il sut imprimer à sa description passionnante il est permis de penser qu’il y eut quelques exagérations dans son récit, l’histoire des aveugles qui vivent dans les souterrains, par exemple, comment eût-il été au courant sans connaître le mot de passe ni le petit mouvement avec le pouce, mais en tout cas ça nous aura donné une idée de la situation.

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